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La révolution des modes de vie, en Corse aussi


A travers leur livre La France sous nos yeux, Jérôme Fourquet, analyste politique, et Jean-Laurent Cassely, journaliste, ont jeté un regard sur les évolutions économiques, culturelles et sociales enregistrées en France durant les trois dernières décennies. Le recul de la ruralité, de la religion, des accents régionaux, leur remplacement par une « lingua parisiana » elle-même de plus en plus contaminée par l’anglais et les modes de vie à « l’américaine » ne sont pas véritablement des révélations. Leur étude permet toutefois d’en appréhender l’ampleur et d’en projeter plus ou moins les conséquences au niveau des différentes régions. La Corse si elle se situe parmi les régions les plus touchées a néanmoins vu des formes de résistance émerger. Sampiero Sanguinetti partage avec nous sa lecture et son analyse.



Antò Fils de Pop, Captain Corsica vs Bitch
Antò Fils de Pop, Captain Corsica vs Bitch
En ce qui concerne le monde rural, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely rappellent qu’après la fin des paysans et leur transformation en agriculteurs, ces mêmes agriculteurs ont connu un déclin impressionnant.
 

La question du rural

En 1990, ils représentaient encore plus de 15% de la population locale dans la majeure partie de l’espace rural français. En 2016, leur présence semble avoir fondu comme neige au soleil. Cette catégorie de la population ne pèse plus significativement que dans ce que l’on pourrait appeler des réserves agricoles de moins en moins étendues et de plus en plus éloignées des centres de décision. Entre ces réserves et les métropoles nous avons vu s’installer le périurbain pavillonnaire, les enclaves rurales touristiques et les zones investies par les néo-ruraux. Bien évidemment, la Corse n’a absolument pas échappé à ce schéma d’évolution. Mais ce que ne disent pas les auteurs de cette étude, c’est que dans le même temps, en Corse, une prise de conscience semble avoir germé. L’adoption par l’assemblée de Corse d’un Plan d’aménagement et de développement durable (Padduc) dans lequel 110 000 ha de terres doivent être préservées en faveur de l’agriculture prouve que la volonté existe dans l’île de contrer cette tendance. Pour s’opposer à une tendance de fond, toutefois, il ne suffit évidemment pas de l’affirmer dans un document. Au-delà de la préservation de milliers d’hectares de terres, il faut se donner les moyens d’installer effectivement des agriculteurs sur ces terres. Il ne se serait agi, sinon, que d’une manière de repousser l’échéance de la grande braderie.

Le religieux

Avec le déclin du monde rural traditionnel deux piliers structurants de la société ont été ébranlés pour ne pas dire plus : la religion et la culture.
La religion tout d’abord. 76% des enfants étaient baptisés en 1970. L’Insee estime que seuls 27% des enfants le sont encore en 2018. La Corse ne fait pas exception. Un membre du clergé en Corse faisait remarquer que la Corse comptait à la fin du XIXe siècle 700 prêtres, tous corses. Elle en compte aujourd’hui une quarantaine dont la moitié seulement d’origine insulaire. Pour les uns il s’agira d’une bonne nouvelle, pour les autres d’une catastrophe. Pour l’observateur impartial c’est essentiellement la preuve de bouleversements profonds. Pour les défenseurs du patrimoine, ils répondront qu’on peut préserver les églises comme on envisage de préserver les terres à vocation agricole, mais, bien sûr, on ne peut pas envisager de produire des nourritures spirituelles comme on imagine produire des nourritures terrestres. L’affaire est autrement plus complexe. Tout juste peut-on observer que le renouveau en Corse des confréries est un phénomène dont on ne sait pas encore s’il est un simple réflexe de défense culturelle ou une nouvelle manière d’investir le fait religieux.

Côté culture

Les auteurs abordent la question sous l’angle des accents. Depuis Paris, plus que les langues régionales, c’est la manière de parler français qui retient l’attention. Les individus qui parlent français avec un fort accent régional seraient de moins en moins nombreux, notamment dans les zones les plus urbanisés, dans les espaces touristiquement les plus attractifs ou situés sur les grands axes de circulation. La région de Biarritz sur la côte Atlantique, les départements du Var et des Alpes-Maritimes en Méditerranée, et la région Corse, bien sûr, sont très fortement impactés par la déferlante touristique et ses conséquences. De manière générale, nous assistons disent-ils à une uniformisation de la prononciation au profit de ce qu’ils appellent une « lingua parisiana ». Il y a quatre-vingt-dix ans, les orateurs qui défilaient à la tribune de l’Assemblée nationale roulaient encore couramment les R et exprimaient un enracinement culturel profond dans leur terroir. L’évidence de cette diversité paraît s’être évaporée au profit d’une « lingua parisiana » parfois matinée d’un soupçon chantant d’origine. Jérôme Fourquet et Jean-Laurent cassely notent toutefois l’existence d’un bloc assez compact de résistance dans la partie Sud du pays. Un bloc qui part de l’Aquitaine et va jusqu’aux Alpes en passant par tous les départements de « l’ancienne région Midi-Pyrénées où l’accent est non seulement encore très courant mais aussi revendiqué ». Cette idée de revendication est importante. Car si la Corse est la région de France où l’impact du tourisme par rapport à la population est incontestablement le plus fort, la revendication d’un désir de préserver son identité culturelle y est, en retour, aussi parmi les plus fortes et les plus actives.

La mobilité

Le tourisme fait donc partie des phénomènes qui favorisent grandement la mobilité et la mobilité est l’une des causes du grand chambardement culturel. Les auteurs de l’étude disent trouver la preuve de cette mobilité dans le fait que les personnes qui décèdent dans chaque département sont de moins en moins souvent nées dans ce même département. Le cas de la Corse est parlant. En 1972, plus de 80% des personnes qui décédaient en Haute-Corse étaient nées dans ce département. En 2019 seules 40 à 50% des personnes qui décèdent en Haute-Corse y sont nées. En Corse-du-Sud, la proportion était de 70 à 80% en 1972 et elle est de 30 à 40% en 2019. La moitié environ des gens qui décèdent en Corse seraient donc désormais des gens qui n’y sont pas nés et c’est un phénomène nouveau. Mais ce que ne dit pas l’étude c’est si ces gens « non nés » sont des étrangers à cette île ou si ce sont des gens dont les parents avaient dû quitter la Corse pour raisons économique au cours des XIXe et XXe siècles et auraient choisi d’y revenir. Dans ce cas, cela serait le signe non pas d’abord d’une déculturation, mais éventuellement d’un désir de réappropriation. Les uns seraient venus en Corse pour y jouir des paysages, du soleil et de la proximité avec la mer dans le sillage d’une démarche avant tout touristique. Les seconds seraient venus en Corse avec un désir de réappropriation culturelle. Le résultat dans les deux cas serait celui d’une profonde mutation mais cette mutation dans un cas ou dans l’autre n’aurait pas le même sens et pourrait ne pas avoir les exactement les mêmes conséquences.

L'américanisation

Enfin, dans le constat qu’ils dressent, l’uniformisation de la prononciation et la diffusion de ce qu’ils appellent la « lingua parisiana » se doublent d’un autre phénomène : une « américanisation » galopante. Cette anglo-américanisation a débuté après la seconde guerre mondiale et elle aurait franchi des seuils décisifs à partir des années 1980. A partir de la fin de la seconde guerre mondiale, les genres musicaux anglo-saxons ont été puissamment promus. A l’évidence, ils le méritaient souvent. Mais petit à petit cette vague a pris la forme d’une submersion et a porté avec elle l’idée que seuls les Anglo-Saxons savaient réellement parler de notre nouveau monde à travers la musique et la chanson. De jeunes chanteurs dans les années 1970-1980 ont adopté des noms anglais en lieu et place de leur noms d’origine (Johnny Halliday, Eddy Mitchell, Dick Rivers…). La présence de la musique anglo-saxonne sur les antennes des radios a petit à petit prit une importance de plus en plus décisive, faisant de Brel, Brassens, Ferre, Ferrat… dans notre souvenir, la dernière génération de chanteurs et poètes francophones reconnus. A partir de 1987, au cinéma, les films américains commencent à totaliser plus d’entrées que les films français. Et le phénomène s’accentuera par la suite. A peu près au même moment, les chanteurs et groupes anglo-saxons trustent les premières places du classement des meilleures ventes en France. En 1992, le parc Eurodisney ouvre ses portes et dans les années 2000, le nombre de Mac Do se multiplie sur tout le territoire. Les jeunes Corses sont concernés par cette anglo-américanisation au même titre que tous les autres Français et Européens.
L’évidence du fait que tous les enfants doivent sortir du parcours scolaire en parlant deux langues n’est contestée par personne. Mais il semble, face à cette exigence, que toutes les langues n’aient pas le même statut. Ce n’est pas le souci de la richesse culturelle qui prévaut mais le souci d’une forme d’utilitarisme conquérant. Parler le français et une langue dite régionale serait sympathique mais de peu d’utilité. Ce serait même le signe d’une forme de repli sur soi. Parler le français et le russe, l’allemand, l’italien ou l’espagnol, serait la preuve d’un désir d’ouverture certes, mais serait très insuffisant. Parler l’anglais (l’anglais et le français), est une obligation. C’est l’adhésion à l’ordre désormais nécessaire du monde. Les anglo-saxons, avec l’aide puissante et calculée, des industries musicales et cinématographiques des États-Unis ont ainsi gagné la bataille culturelle.  

Dans son livre Civilisation, Régis Debray analyse la manière « dont nous sommes devenus américains ».  Il mentionne deux dates symboliques qui jalonnent un parcours : « 1919, traité de Versailles. Pour la première fois depuis deux siècles, le texte français d’un accord international ne fait plus foi. Le président Wilson exige une version en anglais. Le français cesse d’être la langue de la diplomatie ». Et « 2016, jeux Olympiques d’été à Rio de Janeiro. Le français, langue officielle des Jeux, est éliminé des annonces et discours, pour la première fois, sans protestation gouvernementale ». Le renoncement des Français à défendre leur propre langue au plan international n’augure rien de bon quant à leur capacité à entendre la revendication de co-officialité du corse et du français dans notre île. Le monde, dit Régis Debray a changé : « Il y avait, en 1919, une civilisation européenne, avec pour variante une culture américaine. Il y a en 2017, une civilisation américaine, dont les cultures européennes semblent, avec toute leur diversité, au mieux, des variables d’ajustement, au pire des réserves d’indigènes ». Il imagine alors une situation fictionnelle qui ne manque pas de sel. Une situation dans laquelle le français devenu langue marginale ou secondaire éprouverait un sentiment de solidarité avec les anciennes langues régionales françaises : « entre patois on se tient les coudes », écrit-il ! Et le jacobin Régis Debray se prend à rêver du pire : « si par chance les périphéries accédaient au centre, et la France définitivement en marge, peut-être cette francophonie reprendrait-elle des couleurs ». En d’autres termes, les Corses, les Occitans, les Bretons, les Alsaciens, les Basques, alors, seraient seuls en mesure de sauver une mémoire de la langue française ? Cette amusante divagation est révélatrice du désarroi que les bouleversements du monde, à tous les niveaux, peuvent générer dans notre imaginaire.
 
Il existe des évolutions qu’il faut accepter, auxquelles il faut s’adapter parce qu’elles sont incontournables. Il existe aussi des évolutions qui sont des dérapages. Mais tout évolue désormais si vite que nous avons du mal à faire la part des choses. 

 
Mardi 15 Février 2022
Sampiero Sanguinetti


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