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Les espèces compagnes, Donna Haraway et la Corse



Peuple d’éleveurs, d’agriculteurs, de chasseurs et de pêcheurs durant des siècles, les Corses se seraient-ils coupés du monde animal et plus généralement du vivant en quittant les villages et en rejoignant les villes ? Que reste-t-il des anciennes manières d’habiter pour cette diaspora intérieure ? Peu de choses à vrai dire... Comment mêler nos vies de façon consciente et non prédatrice aux autres espèces qui cohabitent en Corse ? A la manière de nos aïeux ? Par de nouveaux chemins de coproduction ? Ce qui est sûr, c’est qu’engager notre pays dans le changement civilisationnel annoncé commande une retrempe au sein du vivant. Jean-Michel Sorba a souhaité partager sa lecture de Donna Haraway, biologiste et philosophe qui réinterroge notre condition humaine et nos rapports avec les autres espèces. Pour en tirer toutes les conséquences sur les rapports de domination y compris au sein de notre propre espèce.



Louis Santiaggi, Corte, 1968
Louis Santiaggi, Corte, 1968
Bien au-delà des animaux de compagnie souvent réduits au rôle de miroirs de nos existences, Haraway suggère de penser notre histoire avec les « espèces compagnes » : « Vivre avec les animaux, investir leurs histoires et les nôtres, essayer de dire la vérité au sujet de ces relations, cohabiter au sein d’une histoire active : voilà la tâche des espèces compagnes. »
Une famille (très) étendue composée d’êtres plus ou moins visibles, souvent invisibles, symbiotiques ou parasites, affectifs ou alimentaires. Les bactéries du microbiote, les chats et chiens ou encore le riz, le blé, et ajoutons, plus proches de nous, le châtaignier, les ânes ou les sangliers...
Haraway brouille les frontières entre nature et culture, réinterroge les dualités entre sciences et savoirs empiriques et éclaire sous un jour nouveau les socialités humaines et non humaines. Elle interroge la science et ses instruments, brise les séparations, revisite les disciplines, mobilise les figures les plus parlantes (primatologie, cyborg, chiens et chats) pour faire émerger des objets transdisciplinaires et édifier des sciences bio-sociales.
 

Affronter le regard des animaux

Porter une réelle attention aux animaux, et ouvrir ainsi la voie à la construction de nouveaux mondes, suppose de déloger de notre esprit la frivolité du regard surplombant, utilitariste et fonctionnel que nous leur portons. « Nous apprenons à faire monde en étant aux prises avec ce qui est ordinaire. Je suis une créature de boue, pas du ciel... Fascinés par le fait que des génomes humains ne se trouvent que dans un dixième de la totalité des cellules occupant ce monde que j’appelle mon corps...et que les neufs dixièmes restants contiennent des génomes de bactéries, de champignons et de protistes... C’est en compagnie de ces petits hôtes à la même tablée que je deviens une humaine... »
Notre histoire est aussi la leur, façonnée par une coévolution qui enchevêtre nos vies. Les écosystèmes ne sont plus le décor de nos existences mais le creuset d’un « devenir avec ».
 

De l'animal miroir à la conversation

Les zones de contact investies d’abord par le toucher et le regard expriment des naturecultures indissociables, intriquées comme le sont les chiens, comme l’est la chienne de Donna Haraway. « Cayenne Pepper ne cesse de coloniser chacune de mes cellules... un cas flagrant de symbiogenèse... Sa salive doit contenir les vecteurs viraux mais comment aurais-je pu résister à ses baisers mouillés ? Je suis certaine que nos génomes sont plus proches qu’ils ne devraient l’être (...) les codes du vivant laissent une trace moléculaire de notre contact qui laissera son empreinte dans le monde. »

C’est à partir des faits qu’Haraway démontre nos attachements « Nous sommes tenues l’une par l’autre de raconter des histoires enchevêtrées en utilisant des faits, rien que des faits. Nous sommes dans notre constitution même des espèces compagnes. Nous nous fabriquons mutuellement, dans la chair. Nous manifestons dans notre chair une redoutable infection évolutive nommée amour...héritage de naturecultures. »
Il est de notre responsabilité de regarder les animaux pour eux-mêmes en s’affranchissant des relations de contrôle et d’antagonisme.  « Qu’est-ce que je touche quand je touche mon chien et en quoi une pratique du "devenir avec" intensifie-t-elle les possibilités de faire monde ? »
 

La nature ne se découvre pas toute nue

Il s’agit de prendre distance avec le dualisme installé solidement par la science qui s’est employé à défaire ce qui nous relie organiquement au vivant. Car la Nature est une construction prise dans l’histoire des civilisations. Et « la science n’est pas innocente », elle est le produit de pouvoirs, de croyances, de récits, de procédures et de modèles orientés, ses instruments cachent autant qu'ils montrent les dominations. Le constat doit être fait et nous devons prendre la science pour ce qu’elle est : une façon très humaine et non innocente d’appréhender le monde. « La nature ne se découvre pas toute nue », elle est historiquement constituée et disputée. Il s’agit de renoncer au fantasme de la neutralité et de la vérité unique.
La grande séparation entre nature et culture nous isole :  « être humain implique de se situer sur le versant qui s’oppose à tous les autres vivants en faisant dès lors germer en soi la peur... » , écho saisissant à ce que tourmente en nous la compagnie du Covid 19.
 

Individus et altérités

La réalité de l’individu est elle-même transformée. Dans notre commerce biotechnique avec les autres espèces, notre nature hybridée remet en cause nos frontières corporelle et psychique. Nous formons des consortiums d’êtres vivants. Nous faisons conversation avec les espèces que nous rencontrons dans notre trajectoire biologique et biographique.
« Les bestioles humaines et non humaines "deviennent avec" les unes avec les autres, elles se composent et se décomposent mutuellement à toutes les échelles dans des enchevêtrements (...) relevant de tous les registres de temps et d’affaires en tous genres au milieu de mondes terrestres (...) qui se font et se défont. Elles sont quoique jamais tout à fait, dans les tubes, dans les plis et les crevasses des unes et des autres, elles sont à l’intérieur et à l’extérieur des unes et des autres ».
 

Naturecultures

Les conséquences du dualisme nature et culture sont redoutables dans notre construction de l’altérité. Cette réalité où pullule les différences, un plurivers que nous avons ordonné en espèces jusqu’à tordre les faits selon des oppositions inopérantes et dangereuses.
« L’espèce empeste l’odeur de la race et du genre et dès qu’il y a rencontre située entre espèces, c’est tout cet héritage qui doit être dénoué pour laisser la possibilité aux espèces compagnes de tricoter ensemble de meilleurs liens (...).
L‘association discursive entre les colonisés, les asservis, les non-citoyens et les animaux – tous réduits à la catégorie des autres par rapport à l’Homme rationnel - est au cœur du racisme et contamine les entrailles de l’humanisme. »
Autres implications de la grande séparation:  les rapports raciaux, « l’étiquette d’espèce menacée apposée aux USA sur les Afro-américains rend palpable la constance animalisation qui alimente le racisme », mais aussi les rapports de genre : au sein de cette intrication de catégories s’entremêle la prétendue responsabilité de la femme envers l’espèce (...) réduite à sa fonction reproductive. »
 

Un ecoféminisme critique et rassurant

Acquise au courant pragmatiste, Donna Haraway enquête sur l’histoire de la primatologie et montre comment "la production de connaissances est biaisée par des préjugés de genre et plus généralement par des rapports de domination". L’homme - rationnel, maîtrisé et guerrier- et la femme - otage de ses émotions, non consciente, sans maîtrise - se modèle sur un récit de la Nature écrit par les hommes. Une représentation masculine de l’organisation sociale en primatologie qui ne disparaîtra pas avec l’arrivée des premières primatologues. Les femmes ont cherché à renouveler les questions en réaction aux approches masculines. Pour Haraway, il ne suffit pas de féminiser la profession scientifique mais d’exercer sa responsabilité en adoptant une nouvelle posture épistémologique et politique, « il est tout aussi irresponsable de céder aux contes anti-scientifiques qui idéalisent les femmes, leurs fonctions nourricières, ou toutes autres entités prétendument exemptes d’une pollution mâle aux relents guerriers ». Pour Haraway, l’enjeu des théories féministes est précisément de comprendre de qui ou de quoi se compose le monde. Rien ne sert de penser un ordre nouveau d’où l’on expurgerait les hommes de secteurs-clés jugés porteurs de domination.
 

L’espérance par la prise de responsabilité

Est-il pensable d’envisager un dynamisme original à la culture corse sans un rapport renouvelé avec l’étendue de qui la constitue et l’habite ? Si quelque chose mérite d’être renoué en Corse, c’est bien le rapport à cette altérité radicale que constitue l’animalité. A nos anciens, tous éleveurs ou presque - habitants de ces villages-bestiaires aujourd’hui inanimés, « nous devons de toute urgence prendre des décisions et opérer des transformations, nous devons en ces temps d’urgence apprendre ou réapprendre à devenir moins meurtriers, à faire preuve de plus de responsabilité, à nous accorder, à nous révéler capables de surprendre, plus aptes à pratiquer les arts de bien vivre et de bien mourir en symbiose, sur une planète abîmée ».

Références

Manifeste des espèces compagnes, Chiens, humains et autres partenaires, éditions Flammarion, Climats - Essais.
Habiter le trouble avec Donna Haraway, Sous la direction de Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, éditions du Dehors, 2019.
Vivre avec le trouble, 2016, Donna Haraway, éditions des Mondes à faire , 2020.

 
Dimanche 30 Janvier 2022
Jean-Michel Sorba


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