Robba
 



Méditerranée inversée

Prenez une carte de la Méditerranée, une chapelle du Cap Corse et un écrivain. Laissez l'ordre et le désordre se répondre et acceptez de vous laisser désorienter et revigorer. Merci à Gilles Zerlini de nous offrir ce texte.



Réintreprétation de la carte de Sabine Réthoré, Méditerannée Sans frontière, Robba 2021
Réintreprétation de la carte de Sabine Réthoré, Méditerannée Sans frontière, Robba 2021
C’était mon dernier printemps, il y a trois ans, depuis la glace s’est déposée sur mon cœur. Dans une librairie aixoise du cours Mirabeau je cherchais L’iris de Suse, ultime roman de Giono qui à mes yeux constitue son chef d’œuvre, souvent la proximité de la mort donne un élan. C’est une librairie disposée tout en long, le nom m’échappe, elle traverse le corps du bâtiment d’une rue à l’autre, elle fait passage, elle fait galerie souterraine, ce qui lui confère un côté amusant et quelque peu mystérieux.
Sur un mur était épinglée une carte de la Méditerranée. Elle était disposée différemment de celle que nous connaissons, basculée oserais-je dire. L’Est était devenu le Nord, et le Nord transformé en Ouest, ainsi l’Océan Atlantique s’ouvrait comme une porte vers le sud au bas de l’illustration.
Cela m’a de prime abord amusé, puis désarçonné. Preuve que la vision que nous avons d’un territoire est totalement déformée par sa projection. Ce texte en est le fruit.

Notre mer intérieure ; le Mare nostrum, entendez bien le masculin de "mer", "ce mer" donc est couché de tout son long au milieu des terres. Si les autres le voient de sa rive, nous, en tant qu’îliens le voyons de son milieu.
Cette mer close est notre enceinte, comme une maison-forte aux murs hauts et aux fenêtres étroites, il n’y a pas d’escalier de pierre pour accéder à l’étage, seulement une légère échelle escamotable. Nous l’avons lentement érigée au cours des millénaires. Comme une tour comme un refuge.
 
Construite patiemment par les dieux, disposée de tout son long du levant au couchant, du mont Liban aux colonnes d’Hercule. Elle peut se lire comme une ordination du monde, fixant tout à la fois la rigueur de l’ordre géométrique et le caprice du nuage baroque. Nous y avons disposé l’un après l’autre les tesselles imparfaites de la mosaïque qui, peu à peu vont former des civilisations, ordonnant ainsi pièces après pièces le monde des hommes et celui des dieux.
 
Que reste-t-il aujourd’hui de ce délicieux ouvrage. Un squelette, une sépulture. Un foutoir à dire vrai. Les marchands, les prédateurs, l’ont en quelques décennies transformée en un grand parc de loisir où des millions de gens viennent exploiter, piller, user et dévorer ce monde, celui qui fut ordonné au millimètre par nos ancêtres.

Dans mon village de montagne est une chapelle des plus simples. Un crétin éclairé, probablement un érudit local, ou un voyageur anglais effectuant son tour, a gravé sur une des pierres de la chaîne d’angle : An 1000. A cause de cela elle est appelée "La chapelle de l’an mille" mais Santa Maria est sa dénomination véritable. Souvent le dominant aime changer les noms des lieux qu’il domine.
Cet édifice, outre sa fonction sacrée, a aussi un rôle de protection, des âmes bien sûr mais aussi du corps et de l’être. C’est sans doute pour cela que l’on disposait ces chapelles au croisement des chemins ou au passage des cols pour indiquer la route, comme furent disposées auparavant les pierres dressées, les monolithes. Ici apparaît sur le territoire, bien avant le christianisme, le signe de la croix, le croisement, le choix entre plusieurs voies.
Ce bâtiment constitué de blocs de granite, mesure environ six mètres sur seize. Il est dirigé plein Est, orienté dit-on tout simplement ; donc tourné vers le soleil levant.
L’abside est percée d’une faille, fine comme une meurtrière, qui regarde vers Jérusalem et vers le tombeau du Christ. Ce tombeau fut fermé, nous dit-on par une pierre roulante, une meule de moulin probablement, de celles que nous connaissons tous.
Autrefois le servant de la messe tournait le dos aux fidèles, pour faire face à l’Orient afin que tout le monde, la communauté, regarde dans la même direction.

Là me vient un souvenir. Enfants nous avions un jeu de bille que nous appelions le chemin vers le Saint Sépulcre. Nous tracions dans la terre avec un bâton ou une pierre, un quadrilatère, plus ou moins grand, terminé par un demi-cercle fendu sur son extrémité.
 
Il fallait commencer la partie en faisant rouler la bille par l’ouverture, le portail, et en quelques pichenettes, arriver à la placer en premier jusqu’à l’abside sans sortir de l’ensemble. Lorsque la bille était arrivée dans son hémicycle, on signifiait la fin de la partie en fermant l’entrée d’un caillou, comme avec la pierre roulante du tombeau du Christ.

Il paraît évident quand j’y repense, que ce schéma de jeu tracé au sol ressemblait à s’y méprendre au plan d’une église romane ou à un monolithe couché. Il était quasi identique au dessin que les filles utilisaient pour le jeu de la marelle ; un couloir terminé d’un demi-cercle. Ce jeu presque oublié de la marelle qui invite les filles en sautant sur un pied et en jouant des jambes à aller de la Terre jusqu’au Ciel.
 
Cette église m’apparut comme une évidence, une pleine transparence lorsque je vis ainsi disposée au mur cette carte de la Méditerranée désorientée que j’ai évoquée plus haut.
J’y voyais son entrée encadrée de deux colonnes de pierre, les colonnes d’Hercule. Au nord, le rocher de Gibraltar et au sud la pointe d’Almina. On pénètre à partir de ce seuil sacré dans la mer fermée comme le ferait un navire, poussé dans le dos par un fort courant de surface venu de l’immense Atlantique, de la mer océane.
On avance prudemment sur le pont plat, plus glissant que marchant. Couvert de cette nef retournée qui sert de toit à l’église.
La nef d’une église fait songer à ces navires que rangèrent les Achéens sur la plage de Troie quand, lassés de cette guerre qui n’en finissait pas, ils déposèrent les mâts dressés et retournèrent les nacelles pour en faire des abris durant les dix longues années que dura cette bataille inutile.

Protection et embarcation. Maison et radeau. Sédentaires et nomades nous sommes. Nous gardons toujours un navire à portée de main, au cas où. Une maison déplaçable. Comme si le souvenir du Déluge ou d’un prochain chaos continuait à nous hanter. Nous ne sommes pas de véritables sédentaires. C’est sans doute cela être de ce monde-là de cette île-là.
 
Le sol de l’église est régulier, mais pas vraiment plat, la perfection n’est pas de notre monde. Il est dallé de carrés de calcaire blanc, Bunifaziu n’est pas très loin. Le parcours du jeu de la marelle est ici tout tracé par ces grands quadrilatères.

Sur les murs à main gauche et à main droite, plus haut que la hauteur d’homme, sont percés quatre fentes hautes et étroites ne laissant passer que peu de lumière. En cas d’attaque elles se transformeront en meurtrières, car ces bâtiments aujourd'hui désarmés servaient aussi de point fort et de refuge. C’est la raison pour laquelle souvent le clocher est détaché du lieu de culte, pouvant ainsi servir de tour de guet et de défense.
Aujourd’hui, le sol est particulièrement encombré, un vrai désordre, car les enfants du village sont entrés pour y jouer à l’abri du regard des adultes et du soleil tranchant de l’été. Ils ont tout chamboulé et y ont abandonné les reliefs de leurs jeux, un vrai champ de bataille. Ils sont partis en courant, houspillés par quelque sombre bigote venue prier en plein après-midi.
Ils ont déplacé le mobilier liturgique, les bancs et les chaises prie-Dieu, abandonné leurs cailloux et leurs billes au sol. Mais dans cet apparent désordre existe en réalité un ordre très ancien, écoutez-moi, lisons ensemble cet espace.
 
Tout proche du portail à gauche quand tu rentres sont les trois îles des Baléares, Minorque, Majorque et Ibiza, elles te rappellent qu’il faut toujours te signer par le trois dès que tu pénètres en ce lieu consacré.
Un peu plus loin les enfants espiègles ont rapproché deux lourds bancs d’église, ils sont presque collés, c’est la Corse et la Sardaigne, les deux sœurs qui forment presque une île unique. 
En travers de la nef et barrant pratiquement l’espace en diagonale est la péninsule italienne, longue traverse, elle permet d’aller jusqu’au milieu de la mer par ce long chemin de terre. Au bout de cette route est posée la Sicile, île ouverte sur ses trois faces, triangle scalène qui a accueilli sur sa terre les trois religions du Livre.
Puis lorsque l’on se rapproche du chœur apparaît la Crète et, jetés au hasard des centaines de galets et de billes abandonnés au sol par les enfants, ce sont des îles et des îlots éparses, les milliers d’îles grecques, il y en a tant que je ne peux les énumérer ici, je reconnais seulement Ithaque.
L’île de Chypre en forme d’autel est tout au bout. Il n’y a plus de font baptismal depuis très longtemps, son bassin de granite a été volé, il est fiché dans un champ voisin et sert d’abreuvoir aux animaux.

A droite du bâtiment est une porte étroite, appelée la porte de l’Evangile, c’est l’embouchure du Nil. Le plus grand, le fleuve magique à la crue estivale longtemps inexpliquée, celui qui, par la civilisation qu’il a fécondée mêle ses eaux douces et riches à la mer intérieure. Sa douce lumière éclaire le mur d’en face. C’est la Grèce, celle à qui nous ressemblons tant.
Derrière l’autel en demi-couronne s’ouvre l’abside et son ouverture étroite. Comme le méat de l’homme, comme la faille de la vulve féminine, la porcelaine. L’ensemble en demi-cercle forme le bassin Levantin, là où les croisés tentèrent d’implanter les Etats latins d’Orient, dont le royaume de Jérusalem, il y a pratiquement mille ans. 
Par cette ouverture pénètre tous les ans le soleil du vingt-quatre juin, jour de la Saint-Jean. Je sais que c’est aussi par-là que s’envole l’âme des défunts au jour de leur messe funéraire.
A côté la mer Noire un peu détachée du bâtiment, c’est le campanile, on y accède par la porte du Bosphore gardée par la grande Constantinople. Il est avec nous sans l’être, il sonne, nous l’entendons. De cette autre mer fermée part la longue route du Danube qui pénètre la terre d’est en ouest comme grand chemin fluvial.
 
Ce désordre apparent des îles de la Méditerranée, à qui ne sait le lire possède en fait sa logique. Il symbolise la proposition que fait le destin aux hommes d’une route balisée. D’un chemin parsemé de ponts ou d’embûches. De relais, de points d’appui où tu pourras reprendre des forces et refaire des réserves d’eau, de nourriture et d’amour. Pas simple notre Méditerranée. Elle est route et déroute à la fois. Elle accueille et rejette.
 C’est ma Méditerranée, c’est la chapelle de Santa Maria, c’est cet espace clos, cette nef qui nous lie et nous libère. C’est un gigantesque navire sur lequel nous voguons. C’est le jardin de nos pères. Peut-être en réalité notre seul patrimoine ?

Pour aller plus loin

 Quelques publications de Gilles Zerlini
-Mauvaises nouvelles (Éditions Materia Scritta, 2012).
-Chutes ou Les mésaventures de Monsieur Durand (Materia Scritta 2016).
-Sainte Julie de Corse et autres nouvelles (Materia Scritta 2019).
-Epuration (Maurice Nadeau 2021)

Le texte qu'il a bien voulu donner à Robba est un texte inédit, dont il a fait lecture  à Campile en mai 2021, à l'occasion d'A rivolta di l'Orti.
Lundi 31 Mai 2021
Gilles Zerlini


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