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Pierre Joxe et la Corse, à hauteur d’homme



Pour éclairer l'action politique, il n'est pas vain de se pencher sur ceux qui la conduisent. En cette année d'élections présidentielles françaises où l'on ne peut qu'espérer une relation de confiance avec Paris, Tonì Casalonga a choisi de se remémorer ses rencontres avec Pierre Joxe. Celui qui fut l'artisan du statut qui régit encore la Corse aujourd'hui, celui qui reconnut le peuple corse avant de se faire retoquer par le conseil constitutionnel. Des souvenirs à hauteur d'hommes, où se mêlent petite et grande histoire.



Photo collection privée Jacques Berthomeau
Photo collection privée Jacques Berthomeau
Nous sommes au début de l’année 1989, je suis président du Conseil de la Culture, de l’Education et du Cadre de vie depuis 1983, et voilà quelques mois que je suis étroitement associé au titre de mes fonctions à la préparation d’un colloque sur l’identité culturelle et le développement économique des îles de l’Europe qui doit se tenir les 12, 13 et 14 avril. C’est, curieusement, une initiative du ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe.

Mais un mouvement social de grande ampleur se produit alors en Corse, qui pose l’éternelle question de « la vie chère », bloque toute initiative et se termine par une série de tables rondes pilotées par un haut fonctionnaire, Michel Prada, dont on sait que ce n’est pas lui qui habilla plus tard le diable. Toujours est-il que, loin du monstre tyrannique et caractériel de la comédie américaine, il réussit à tout calmer sans que rien ne change et le 28 juin, « après un long silence, le ministre de l’Intérieur accepte de s’exprimer sur les problèmes de l’île », titrait Le Provençal.
Il annonçait « la fin des inscriptions abusives » en matière électorale, des mesures pour « en finir avec les attentats de droit commun », sa volonté d’« aller dans le sens de l’apaisement » et, pour finir « un colloque des îles en octobre prochain ».
Entre temps, mes fonctions ont atteint leur terme, et je n’ai pas souhaité renouveler mon mandat. Aussi suis-je surpris quand je reçois un appel du cabinet du préfet m’invitant, au nom du ministre, à participer à une réunion destinée à poursuivre le projet de colloque. Il faut dire que j’avais noué avec Pierre Joxe une relation peu ordinaire depuis une mémorable expédition aérienne.
 

Première rencontre, un interlocuteur pour la culture

J’étais, début juillet 1988, à Calvi dans le gymnase du collège, seul espace de la ville assez vaste pour pouvoir étaler au sol la totalité des décors que j’étais en train de peindre pour la scénographie du Cristofanu Culombu de Joseph Chiari que nous allions créer, dans quelques jours. Je vis arriver au pas de course le concierge qui me dit tout essoufflé : « le préfet veut vous parler au téléphone ». Nous n’étions pas encore à l’époque des téléphones portables pour tous, aussi m’emmena-t-il dans sa loge où pendait encore à son fil l’appareil.
Je me demandai ce qu’il pouvait bien y avoir d’urgent pour que le préfet m’appelle, même dans le cadre de ma responsabilité de président du Conseil de la Culture, de l’Education et du Cadre de Vie. Et, surtout, comment avait-il fait pour savoir où j’étais ! Mais je n’eus pas le loisir de lui poser la question. « Vous avez reçu une invitation pour rencontrer Monsieur Joxe, le ministre de l’Intérieur » me dit-il. Quand je lui répondis qu’en effet je l’avais reçue et que j’avais chargé un des vice-présidents – grand amateur de mondanités, mais cela je ne le lui dis pas – de représenter le Conseil à cette occasion, le préfet me dit d’un ton un peu agacé qu’à une invitation de ministre on ne pouvait répondre en déléguant un vice-président.

Je lui expliquai alors ma situation de responsable d’une manifestation qui mettait en action une bonne centaine de personnes, et que sans cet empêchement… Mais il m’interrompit en disant que c’était le président ou personne, et qu’il prendrait acte de mon refus. Pour lui expliquer qu’il ne s’agissait pas d’un refus mais d’une impossibilité, je lui démontrai que le rendez-vous ayant été fixé à Ajaccio à 17h, le jour même de la représentation qui devait avoir lieu à Calvi à 20h, en comptant trois heures pour aller, autant pour le retour plus le temps du rendez-vous, j’étais dans l’impossibilité d’assumer à la fois mon engagement professionnel et ma responsabilité institutionnelle. Et que si dans un cas je pouvais me faire valablement remplacer, cela n’était pas possible dans l’autre. « À moins, crus-je malin d’ajouter, d’avoir un avion à ma disposition ce qui n’est pas le cas et donc… » Il m’interrompit à nouveau en disant : « J’envoie un avion vous chercher à Calvi et vous y ramener ». Stupéfait, je ne pus qu’acquiescer et c’est ainsi que qu’au jour dit, le 21 juillet, me voilà volant au-dessus de la citadelle.

Arrivé à l’aéroport d'Ajaccio après vingt minutes de vol, une voiture me conduit à la préfecture où je retrouve mon collègue Yves Le Bomin, président du Conseil Economique et Social, qui a rendez-vous lui aussi avec le ministre, mais une demi-heure avant moi, et qui attend. L’heure passe, nous attendons toujours. J’explique alors à Yves, car je le sais plutôt bavard, pourquoi je dois absolument passer avant lui. Bon enfant, il accepte. Aussi, quand enfin il est appelé, c’est moi qui avance et la secrétaire me fait entrer avec son accord.
Le préfet, un peu surpris, me présente au ministre qui me regarde derrière ses sourcils broussailleux d’un air peu amène et me dit : « je vous écoute ». N’ayant rien demandé, je trouvai la chose un peu forte et du coup risquai la question qui me brûlait la langue : « voulez-vous que je m’adresse au ministre de l’Intérieur ? Je n’ai alors rien à vous dire. Mais j’ai des choses à vous dire si vous êtes le ministre de la Culture pour la Corse ». Joxe haussa les sourcils et me dit : « expliquez-vous ». Je lui dis alors que partout en France le Directeur Régional des Affaires Culturelles avait délégation de signature du ministre de la Culture mais pas en Corse. Ici, expliquai-je, c’est le préfet qui décide de la politique culturelle, donc c’est vous. Vous êtes bien notre ministre de la Culture.

« Est-ce exact ce que me dit le président du Conseil de la Culture ? » demanda Joxe au préfet, qui répondit en bafouillant un peu : « pas tout à fait, mais on peut dire que, sur certains plans… ». Joxe ne lui laissa pas le temps de finir et lui demanda abruptement si oui ou non la chose était avérée et la réponse fut aussi brève que la question : « oui ». Joxe tourna alors vers moi son visage d’où émanait une grande force de caractère tempérée par une large crinière bouclée et se borna à me questionner avec une forme d’amusement : « Et alors ? »
« Et alors - lui répondis-je - faites cesser les soupçons qui pèsent sur les acteurs culturels, oubliez le délit d’opinion dont on les accuse pour leur couper les ailes. Ne croyez-vous pas qu’il vaut mieux exprimer ses idées par de la musique ou des couleurs que par des bombes ? » Comme il me sembla voir briller dans ses yeux, derrière de larges lunettes d’écaille, une marque d’intérêt, je poursuivis en lui proposant de faire en sorte que soit nommé en Corse un vrai DRAC qui s’occuperait vraiment de culture et non pas de chasse aux sorcières ou du maintien de l’ordre. Amusé, il me répondit que c’était au ministre de la Culture de le faire, ce à quoi je lui rétorquai : « mais c’est vous ! ».
Après un silence, il me dit : « J’appelle Lang », et séance tenante je l’entends dire à son collègue que dans une heure il serait à l’Assemblée de Corse et qu’il y annoncerait la nomination d’un nouveau DRAC. Il raccrocha, se leva, dépliant sa haute stature et me salua en souriant, me disant : « ne ratez pas votre avion » ce qui me fit comprendre qu’il savait tout. N’était-il pas ministre de l’Intérieur ? J’ignore ce que Lang lui répondit, toujours est-il que l’annonce fut faite et que peu après Jean-Louis Fabiani fut nommé, et son travail fut apprécié à sa juste valeur par les acteurs culturels corses enfin reconnus en tant que tels.
 

Seconde rencontre, une reconnaissance pour la langue

Ce fut directement au ministère, place Beauvau, qu’eut lieu la même année notre seconde rencontre.
En y arrivant, j’ignorais quel était le motif de son invitation qui avait d’ailleurs plutôt l’air d’une convocation. Le lieu, le jour et l’heure avaient été fixés par lui : le 23 août à 12 heures. « Que pensez-vous de Paul Giacobbi ? » me demanda-t-il à brûle-pourpoint. Je préfère passer sous silence ma réponse, mais par la suite les évènements ont illustré toute l’ambiguïté des deux faces de cet étrange personnage.

Je rencontrai à nouveau Pierre Joxe à l’occasion du colloque Développement économique et identité culturelle des îles de la Méditerranée qu’il organisa à Ajaccio l’année suivante, après une minutieuse préparation à laquelle je fus étroitement associé, bien que mes fonctions aient cessé au CCECV. À son cabinet, François Sénémaud était l’homme de la Corse, qui tranchait nettement avec les sbires de l’équipe Pasqua qui l’avait précédé. Une première séance de travail en tête-à-tête avec lui eut lieu le 14 mars à la préfecture, une deuxième le 25 avril puis une troisième le 22 mai toutes deux à Paris. Pour finir par une grande réunion d’organisation le 17 octobre à la préfecture avec toutes les parties concernées pour serrer les derniers boulons.

François Sénémaud – donc Pierre Joxe - avait accepté sans aucune réticence toutes mes propositions, dont la moindre n’était pas la présence « officielle » de la langue corse, affichée en particulier par le fait qu’une des cabines de traduction simultanée lui fut réservée : une première dans un colloque international ! A tel titre qu’il ne fut pas facile de trouver la personne idoine, même si nous savions d’avance qu’elle serait peu sollicitée. Mais je tenais à ce que la possibilité de s’exprimer en langue corse soit affirmée. Elle le fut grâce à l’implication militante de Ghjermana de Zerbi, tout au long de ces trois journées des 18, 19 et 20 octobre sous la bienveillante présidence de Jacques Delors qui ajusta ostensiblement son casque aux oreilles lors des interventions in lingua corsa de Lisandru Bassani, de Dumenicantone Geronimi et de Dumè Tognotti. Pierre Joxe, qui ne quitta pas la tribune un seul instant, fit de même après m’avoir jeté un regard où je crus lire une lueur de connivence.
 

Autonomie, musique et troisième rencontre

Quasiment dix ans plus tard, en 1998, Pierre Joxe participait, en compagnie de quelques personnalités corses du monde de la politique et… de la culture, à un colloque sur les îles Åland,  qui fit alors grand bruit, et déboucha notamment sur le processus de Matignon. Et trente ans plus tard, les trois députés nationalistes corses organisèrent le jeudi 21 juin 2018 à l’Assemblée nationale un colloque sur le thème de l’autonomie des territoires. Son titre : « Regards croisés : Corse, Outre-mer, Iles Åland et autres exemples internationaux ». Sans Pierre Joxe.

Je revis une dernière fois Pierre Joxe en Normandie, en 1996, dans une splendide église romane perchée au ras de la falaise de craie, à l’occasion d’une représentation du Laudario di Cortona dont j’avais assuré la mise en scène pour l’Ensemble Organum de Marcel Pérès. Avant le spectacle, une crinière blanche dans le public avait attiré mon attention. Passant dans la travée pour régler un dernier détail, je passai à proximité et le reconnus. Je ne voulus pas laisser passer cette occasion de lui exprimer ma reconnaissance, aussi m’approchais-je de lui en disant à voix basse : « bonjour Monsieur le ministre ».  Il leva sur moi un regard à deux doigts de l’agacement mais quand je me présentai - « je suis l’ancien président du Conseil de la culture de Corse » - il me demanda, surpris, ce que je faisais ici. Quand je lui donnai l’explication et lui dis combien j’avais apprécié son approche et sa gestion des affaires de Corse, il me répondit avec humour : « moi je suis venu en voisin, j’ai une maison en Normandie, c’est très calme ici. Et… comment va la Corse de ce point de vue ? » Nous étions en 1996, et mon silence valait réponse ! 

 
Jeudi 17 Février 2022
Tonì Casalonga


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