Robba
 



Pour une démocratie alimentaire en Corse



Robba poursuit ses réflexions sur les communs alimentaires, en s’intéressant cette fois à la façon dont cette forme d’organisation peut contribuer à réduire l’insécurité alimentaire. Oubliée des politiques publiques, reléguée aux marges du marché et de l’agro-industrie, la précarité alimentaire s’insinue dans la société corse. Une révision des systèmes alimentaires est nécessaire pour fournir des réponses structurelles et durables. Jean-Michel Sorba souligne le sursaut que sous-tend ce changement de regard pour faire de l’alimentation un levier puissant d’une démocratie alimentaire inclusive et respectueuse des milieux de vie.



Les impasses des systèmes alimentaires agroindustriels

Nature morte aux figues, Luis Egidio Melendez
Nature morte aux figues, Luis Egidio Melendez
Le spectre de la faim réapparait dans les pays occidentaux et la Corse, ile-montagne, a quelque raison de craindre son retour. Qui l’aurait cru suite aux années d’abondance alimentaire qui ont accompagné la vie urbaine et villageoise de notre pays pendant près d’un demi-siècle ? Celles de la génération des baby-boomers qui a vécu dans la parenthèse d’un système économique désinvolte, grisé par le progrès, et la croyance en une planète-continent aux ressources illimitées.
Les crises multiples que nous traversons nous conduisent à un atterrissage forcé. L’INSEE fait état d’un écart de prix de 14 % de l’alimentation en Corse relativement à ceux du continent pour des aliments aussi essentiels que la viande, les laitages, les fruits et les légumes (Insee, 2023). Une progression inflationniste, probablement sous-estimée, qui accentue la précarité en terme d’accès à une alimentation suffisante et équilibrée. Ce d’autant que l’alimentation est devenue la variable d’ajustement des familles. Etouffée par les charges liées au logement, à l’énergie et aux autres charges fixes, la part alimentaire des ménages fluctue jusqu’à contraindre au repas unique souvent de qualité médiocre.

Avec les Trente glorieuses, les politiques alimentaires nationales et européennes ont consisté à mettre en marché l’offre agricole sans jamais prendre pour point de départ la sécurité alimentaire des populations (objectif qui était celui de l’après-guerre). La finalité était l’organisation des marchés dans le but de les fluidifier et d’augmenter leur « transparence », souvent au profit des distributeurs quelquefois au profit des agriculteurs, mais jamais pour satisfaire le besoin des populations de se nourrir. Durant la période, la force régulatrice du marché a tenu lieu de morale politique. Au fil de ces politiques, la production agricole s’est industrialisée en déléguant le soin de l’approvisionnement alimentaire aux industries puis à la grande distribution.
Pour quel bilan ? Dans notre île, par bonheur, le modèle agroindustriel ne s’est jamais implanté. Mais ces politiques de l’offre ont été incapables d’intégrer la diversité des modèles agricoles. Notre île est restée au bord du chemin du fait d’une mauvaise lecture de la spécificité de ses potentialités, notamment de son modèle agri-alimentaire structuré autour de savoir-faire villageois. 
Elles ont abouti à l’hyper-croissance d’un appareil commercial formaté pour l’importation de denrées alimentaires transformées lequel dissuade aujourd’hui toute tentative de reconquête alimentaire. La Corse est devenue quasi exclusivement un territoire de consommation dont le système alimentaire favorise l'importation sans parvenir pourtant à nourrir correctement l’ensemble de sa population en quantité et en qualité.

Peu de données permettent d’évaluer ces carences en Corse. Faute d’une politique dédiée, les seules données disponibles traitent des filières d’aide alimentaire [1]. Le nombre de bénéficiaires demeure cependant inconnu de même que les besoins insatisfaits. Il est rapporté qu’en Corse « les bénéficiaires sont principalement des salariés à bas revenus ou recevant les minimas sociaux, des retraités, des familles monoparentales ou des personnes seules ». Sachant que les taux de pauvreté et celui des familles monoparentales sont parmi les plus élevés de France, et leur lien avec la précarité alimentaire, il existe bien en Corse une faim rampante, discrète, invisibilisée par l’absence de dispositifs d’observation et il faut bien le dire par un réel climat indifférence.
D’autre part, faute d’une production agricole suffisante, les Corses sont particulièrement impactés par les effets de la malbouffe. En France la part des produits dits ultra-transformés (procédés de transformation industriels à haute teneur en additifs) représente près de 70% de ce qui est consommé. On peut penser que le pourcentage est au moins aussi élevé en Corse du fait de l’emprise des grandes surfaces sur l’approvisionnement des familles.

Si l’on regarde l’efficience du système alimentaire en général, le bilan est également peu reluisant. Au niveau national, le gaspillage alimentaire est estimé à 30 kg, soit 300 euros par personne et par an, sans compter celui de la restauration collective.
En Corse le gaspillage total (famille et restauration collective) serait de 99 kg par personne et par an (Syvadec, 2022), nombre qui laisse une part d’ombre sur les processus en cause et les responsabilités. La concentration littorale de la population, la saisonnalité du tourisme et l’inféodation du système alimentaire aux opérateurs de l’aval accentuent les impacts négatifs.
 

[1] Une étude de la Direction Régionale de l’économie, de l’emploi et de la solidarité, la Corse compte 41 structures d’aides alimentaires dans l’île.
 

La mise en place d’un Droit à l’alimentation : un cadre nécessaire

Les dysfonctionnements structurels des systèmes alimentaires, aggravés par l’insularité, montrent que « la force » du seul marché ne peut apporter de réponse. L’inscription dans le droit d’une alimentation suffisante et saine pour tous est le premier moyen pour corriger les impasses constatées. Or, la précarité alimentaire, structurelle et endémique, convoque de manière tout aussi légitime les valeurs démocratiques d’égalité et de solidarité que le Droit de propriété qui stipule par l’article 17 des Droits de l’homme et du citoyen que la propriété est « un droit inviolable et sacré... et que nul ne peut en être privé ». Une formulation qui peut concerner avec autant de légitimité républicaine le droit de se nourrir et de nourrir les siens. Un droit à l'existence en quelque sorte qui pourrait compléter le droit de propriété en le limitant.
Au plan international, en touchant les pays industriels la précarité alimentaire devrait redonner de la force au le Droit à l’alimentation fixé par l’ONU : le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit aux moyens d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne ». Un droit auquel ne correspond pour l’heure aucune législation en France et auquel tourne le dos l’ensemble du système alimentaire européen.

L’appel de la militante Somhack Limphadky fait écho aux initiatives de plus en plus nombreuses en Europe, « Nous devons considérer l’alimentation comme un droit humain et comme le levier d’une nouvelle organisation socioéconomique ». Au sein du Collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation qui regroupe plusieurs organisations de producteurs, de consommateurs, de chercheurs et d’élus, Dominique Paturel propose qu’une part des cotisations sociales abonde un fonds de solidarité dédié à l’alimentation [2] [[1]]url:#_ftn1 .
Il est vrai que l’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation qui pourrait constituer une nouvelle branche aux cotés des assurances maladie, de retraite ou encore des allocations familiales, n’est pas éloigné de son principe fondateur énoncé en 1945 par le ministre du Travail Alexandre Parodi : « La Sécurité sociale est la garantie donnée à chacun, qu’en toutes circonstances, il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. ».

Car il faut s’y résoudre, les filières d’aide alimentaire d’urgence ne suffisent pas, en Corse comme ailleurs, à répondre aux impasses structurelles de systèmes alimentaires.  Parce que les aliments ne sont pas des produits comme les autres et qu’ils contiennent un faisceau de dimensions fondamentales à l’existence humaine, d’autres formes d’organisation sont à inventer pour ouvrir une voie à la fois solidaire et émancipatrice, complémentaires de l’échange marchand et de la règle de Droit.
La lutte contre la précarité alimentaire doit prendre en considération la personne dans toutes ses dimensions, tant physique, matérielle, corporelle, culturelle que spirituelle. Somhack Limphadky indique les limites de l'aide alimentaire qui revêt selon elle « dans ses mécaniques elles-mêmes, malgré elle, un schème qui perpétue la domination avec un ordre où coexistent des aidants et des aidés. Plusieurs acteurs de la filière alimentaire rapportent que l’aide alimentaire devient un débouché pour ses surplus de production. Sous couvert de charité et de lutte contre le gaspillage alimentaire, les géants de l’industrie agricole et alimentaire bénéficient de déduction fiscale sur ce qui deviendrait sinon des déchets ». Le tout reposant sur un bénévolat qui ne parvient plus à faire face à l’afflux des demandes en termes logistique, administratif et de pénibilité des tâches.

La crainte du retour de la faim en Corse, souvent effective pour beaucoup de nos compatriotes, commande de repenser le système alimentaire de notre île en donnant une place à d’autres formes d’organisation. Une approche globale est nécessaire pour sortir d’un métabolisme régional particulièrement vulnérable et pathogène.
Parmi les innovations sociales en cours, l’approche par les communs alimentaires ouvre des pistes de résolution complémentaires. Elle évite le double piège d’une institutionnalisation de l’insécurité alimentaire autour de l’aide alimentaire d’urgence et celui de déléguer à l’Etat une prise en charge souvent déconnectée de la spécificité des systèmes alimentaires territoriaux. Pour la Corse, la perspective est de conforter, les formes de solidarité alimentaire paysanne, au moyen d’une forme d’organisation régulée et durable.  
 

[2] https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/
 

Changer notre manière de produire et de se nourrir...

Le volontarisme de l’Etat (Loi Avenir et Egalim, 2018) pour équilibrer les filières et les chaines de valeur, associé à l’engouement des populations pour un meilleur accès à l’alimentation procèdent peu ou prou d’une volonté de reconquête citoyenne de l’agriculture. On compte en Corse plusieurs initiatives prometteuses en faveur d’une relocalisation alimentaire (Projets Alimentaires Territoriaux, jardins familiaux, jardins partagés, restaurations collectives, projet de banque alimentaire etc.). Ces initiatives mettent au jour diverses difficultés de mise en place (agronomique, logistique, marchande) du fait d’un certain nombre de verrous techniques, réglementaires, juridiques mais aussi sociologiques.
Elles indiquent aussi que le re-conception du système alimentaire doit intégrer d’autres acteurs que ceux du marché dans le champ de l’alimentation (institutions, organisations professionnelles, associations citoyennes) lesquels agissent à d’autres échelles d’organisation et de décision. L’enjeu n’est plus seulement l’approvisionnement alimentaire d’une population de consommateurs, il s’agit de changer nos manières de produire et de se nourrir. Repenser l’organisation locale des rapports entre l'agriculture et l'alimentation suppose de partir des manières concrètes qu’ont les corses de s’approvisionner ; c’est-à-dire auprès de qui, comment, quand, selon quels besoins, quels désirs afin de réorienter ces réseaux vers la production locale, de réinterroger les pratiques, les logistiques et mettre en place des chaines de valeur alternatives.

L’autre complexité tient au fait que la conception d’un système alimentaire plus solidaire suppose d’intégrer les incertitudes liées au changement de régime climatique et la vulnérabilité des socio écosystèmes. Cette complexité fait du même coup de l’alimentation un puissant levier pour les transitions énergétiques et écologiques intégrant d’autres politiques publiques aujourd’hui distinctes comme l’agriculture, la biodiversité, l’aménagement ou l’action sociale.
On le voit, les systèmes alimentaires sont tout à la fois des flux, des ressources, des savoirs, des techniques, des règles et bien sûr des collectifs, une série de composantes difficiles à saisir ensemble, à agencer, pour produire tout en préservant le vivant et les milieux-ressources concernés. C’est dans cet esprit que les communs peuvent répondre aux questions de délibération et de gouvernance, de partage de la valeur, d’organisation et au final de démocratie alimentaire.
Pour affronter l’urgence du défi alimentaire de la Corse aucun dogme ou moralisme n’est requis. Il convient en tout premier lieu de donner les moyens aux familles de concevoir, de décider et de mettre en place de nouvelles façons de s’approvisionner et de s’alimenter.
 

Les communs alimentaires : un levier pour lutter contre la précarité alimentaire

Les communs alimentaires sont conçus à partir d’un impératif de solidarité, ici exprimé par une communauté de mangeurs. L’alimentation n’est alors plus réduite au point de vue de l’offre et du produit marchand, il redevient un aliment que l’on souhaite accessible à tous. Cela ne veut en aucun cas dire que les communs s’opposent à la propriété privée et au principe d’une juste rémunération du travail.
Le modèle propose une organisation placée sous une gouvernance associant les acteurs de l’alimentation, des producteurs et des mangeurs. La visée est de ré-agencer les composantes de la chaine opératoire (production, transformation, distribution et prescriptions) en intégrant des valeurs d’éthique, de solidarité et de respect des milieux au profit de la durabilité des chaines de valeur.  


L'articulation des composantes productives par l'action collective au profit d’un approvisionnement local du système alimentaire de la Corse est la première étape à l'établissement d'un commun alimentaire. L'approche du système saisi localement est à même de répondre aux difficultés aujourd'hui traitées séparément, comme  le désordre foncier, le faible taux d'équipements et la faiblesse du tissu agrialimentaire artisanal (TPE et PME). Plusieurs expérimentations sociales méritent cependant d’être signalées. Citons celles des communes et des associations villageoises œuvrant pour la relance des jardins familiaux, des jardins partagés, des terrasses vivrières. Certaines de ces initiatives rejoignent de fait le projet d'une gestion commune par le regroupement de l’offre et l’installation de marchés alimentaires de différentes tailles. 

À y regarder de près, la Corse dispose déjà d’organisations susceptibles de se muer, pour une partie de leur activité, en places marchandes alimentaires fonctionnant selon le régime politique des communs. Citons les foires de la FFRAAC si celles-ci parviennent à donner une place aux aliments du quotidien. D’autres sont en cours de réflexion comme l’idée d’un marché d’intérêt régional auquel pourrait s’adjoindre une banque alimentaire, ou encore une épicerie solidaire. D’autres expériences inspirantes sont à rechercher à l’extérieur de la Corse comme les groupements d’achat de consommateurs, les supermarchés coopératifs, des organisations comme les comités citoyens de village ou de quartier, la distribution en vrac de fruits et légumes secs ou encore le lancement d’une monnaie solidaire...
L’établissement du commun procède d’une régulation faite par une communauté d’acteurs locaux solidaires devant la précarité alimentaire. Il s’agit peut-être là du point nodal de la mise en place d’une démocratie alimentaire participative fondée sur la solidarité. En quelque sorte, les communs alimentaires reprennent l’esprit de la sécurité sociale en la territorialisant et en la vivifiant par une participation citoyenne à la fois fonctionnelle et directe.
Enfin, le projet des communs rend possible les apprentissages à l’action collective, la formalisation, la transmission et la circulation des savoir-faire de production ou de transformation des ressources locales. Des apprentissages qui contribuent à rehausser les capacités individuelles et collectives du territoire notamment vis-à-vis des composantes vivantes de la production.
La visée est de faire de la précarité alimentaire un problème démocratique et une expérimentation sociale mettant au creuset plusieurs champs d’expériences qui n’ignorent pas cependant la réalité des intérêts, et l’occurrence probable de conflits.
 

Conclusions

Le système alimentaire dominant qui sert de modèle à la Corse conduit à précariser les producteurs agricoles et les mangeurs. La faim que l’on croyait limitée aux catégories de citoyens dits vulnérables s’invitent avec force dans les agendas politiques aux deux bouts de la chaine alimentaire. Son acuité et son ampleur devrait en faire une préoccupation essentielle du débat public. La faim est structurelle et l’on sait aujourd’hui qu’elle n’a rien à voir avec des dispositions personnelles. Quand les hommes ont faim c’est qu’ils sont pauvres... Pauvres en capital relationnel, culturel, symbolique et bien sûr financier. Or la faim est  fondamentalement le symptôme d'un désordre métabolique et politique des systèmes alimentaires des pays qu'ils soient à fort ou faible PIB.
Prise dans l’incertitude des crises, la faim peut toucher directement ou indirectement chacun d’entre nous. Les communs alimentaires constitue un instrument puissant pour redresser le système alimentaire de la corse et les déséquilibres des milieux de vie,  au contraire de la fiction libérale d’un marché transparent, régulateur et finalement injuste.

 
Samedi 30 Septembre 2023
Jean-Michel Sorba


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