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S’entendre avec le feu



Se sentir lié à un lieu, c'est aussi prêter attention au paysage, à ce qui le compose et à ce qui le suscite. Parce que le feu prend part à cette fabrique du paysage, Tonì Casalonga, plasticien, et Garance Maurer, designer, ont souhaité nous rappeler qu'il n'est pas que menace et dévastation. Ils nous offrent le temps d'un chjam'è rispondi un regard plus large sur un élément qui nous accompagne depuis toujours, par-delà nature et culture.



Prairie Bluffs Burning, 1832
Prairie Bluffs Burning, 1832

Tonì Casalonga : 
La nuit du 25 juillet 2023, vers 23 heures, « hè corsu lu focu, o cari » ainsi que le chantait Felì il y a quelques années. Oui, le feu a couru à Pigna et a même fait peur à beaucoup des gens présents ce soir-là. Il faut dire qu’il y avait un concert à l’auditorium, et que les cinq restaurants du village étaient pleins. On pouvait donc estimer, en comptant la centaine de résidents permanents et les saisonniers au travail, qu’il y avait entre 800 et mille personnes au village.
« La panique au visage hideux » décrite par Homère s’est emparée de ceux qui ne connaissaient du feu que le barbecue et encore, car entre l’obscurité qui engendre naturellement des fantasmes, le violent libecciu qui semblait prendre plaisir à se renforcer, le caractère toujours spectaculaire de l’incendie nocturne et la topographie qui donnait faussement l’impression que le village était encerclé, il y avait en effet de quoi avoir peur.

 


L’expérience du feu

Ceux qui avaient l’expérience du feu disaient « ùn ci’hè chè muchju » et, sachant qu’au village même, ni les habitations, ni les personnes ne couraient aucun risque, tentaient de rassurer les gens inquiets. On a vu pourtant certains tenter en voiture de forcer le passage bloqué par les pompiers ou partir à pied dans le noir, prêts à tout pour fuir. D’autres, fascinés, prenaient photo sur photo comme s’ils assistaient à un exceptionnel coucher du soleil. Et d’autres encore faisaient sonner le violon du désastre écologique, de l’horreur désormais d’un paysage calciné, lunaire.
Et puis les flammes ont franchi le col tout proche, au-dessus du couvent, sont redescendues vers Santa Reparata, le flux des visiteurs s’est écoulé et les pompiers sont partis. Le silence est revenu et l’obscurité - car un feu ça éclaire. Les habitants sont allés se coucher et le lendemain matin, en ouvrant leurs persiennes, le paysage qui s’offrait à leurs yeux était à peine différent de celui de la veille… sauf qu’il découvrait ce qui jusque-là était caché.

Les collines et les monts qui entourent Pigna forment la vallée du Laziu et dominent le village, qui est situé à 200 m par rapport au niveau de la mer toute proche, tandis que Sant’Antuninu est planté à l’ouest sur une crête à 500 m, que le monte Sant’Anghjulu à l’est culmine à 562 m et, entre les deux, le capu Curbinu à peine moins. Et ce matin-là, nous avons découvert que depuis la route, qui est à la même altitude que le village, jusqu’aux pieds même des rochers qui constituent les hauteurs, tout avait été travaillé par l’homme. Pas un pouce de terre n’avait été épargné par ceux qui avaient aménagé sur les pentes ces piazzate, ces lenze où jusque dans les années 1960 on labourait encore pour y planter du blé, ou de l’orge.
On aurait presque pu penser qu’une sorte d’estampe chinoise, un paysage de rizières en terrasse mais sans eau, était apparu dans la nuit ; çà et là, quelques chênes et quelques oliviers, sans doute poussés dans les failles d’un roc réfractaire à la charrue, étaient encore debout car à peine léchés par la vitesse du feu courant sur les cistes qui faisaient tapis à leurs pieds et avaient jusque-là englouti ces traces du dur labeur des hommes.
C‘est pourquoi je pense que nous devons faire l’éloge du feu car il a la vertu de nous rappeler à la réalité.
 
Garance Maurer :
Il m’a fallu un peu de temps pour t’adresser ma réponse, ce n’était pas l’envie qui manquait mais plutôt l’inspiration - ou la respiration. En effet, pour écrire sur le feu, pour te répondre, à toi qui regarde sûrement par ta fenêtre et vois les évolutions de ces monts et collines qui reverdissent depuis ce mois de Juillet 2023, te rappelant à cette nuit comme à d’autres jours plus anciens où les hommes et les femmes ont travaillé ces piazzate et ces lenze; pour t’écrire bien, je dois trouver le lieu d’où te répondre.
Ma fenêtre ouvre sur les immeubles et le ciel berlinois. Le vent ici est loin du libecciu et ne charrie pour moi ni souvenirs de cendres, de fumée de feu de forêt ni même de forêt. Alors j’ai lu, comme j’aurais randonné si j’avais été en Corse, pour trouver l’inspiration. C’est en ouvrant les premières pages de La Voie de la Terre de Starhawk, écrivaine militante et éco-féministe américaine, que j’ai retrouvé un semblant d’ancrage ou ce sentiment d’être enracinée (« rooted » comme on dit en anglais, langue dans laquelle je lis là) et connectée à ces forêts. J’écrirais aujourd’hui d’ici.
Dans ce livre, Starhawk nous invite à nous reconnecter aux rythmes du monde naturel et l’introduit par le rapport intime quelle entretient avec son paysage (californien) : « Nous vivons constamment avec les risques d’incendie tout en sachant que notre terre a absolument besoin du feu. Cette région repose sur l’écologie du feu, la façon dont nos arbres s’y développent est liée aux feux de forêt. »
 

Ambivalence et relation

Je crois que c’est cette ambivalence qui me fascine et nous réunit. À la fois la violence et la destruction qu’un feu apporte, visible dans le reflet des yeux de ceux et celles qui le voient, le craignent et le diabolisent même; mais aussi le besoin de feu que crient certains paysages comme celui de Corse, du pourtour méditerranéen ou de Californie. Une relation s’est établie entre le paysage et les peuples qui ont habité ces régions au fil des ans. C’est cela, qui m’apparaît dans l’image que tu décris : celle d’une relation forte entre les hommes, les femmes et la terre.
Une relation se construit par le temps passé et l’attention portée à l’autre - ici le paysage. Comprendre l’autre, être compris, entretenir cette interdépendance dans un équilibre promettant à cette relation de continuer longtemps, se perpétuant de génération en génération, d’arbres en arbres, d’humains à humains.

Un des outils pour entretenir cette relation a été le feu, qu’il soit anthropique ou non. La forêt ne nous a pas attendus pour brûler, et rester saine. Mais lorsque les femmes et les hommes ont commencé à ouvrir le paysage par le feu, afin de planter, de faire circuler leurs bêtes, de terrasser, de cueillir les rejets et jeunes pousses pour tresser, cela autour des villages, la nature et les espèces ont évolué. Elles se sont adaptées, se sont diversifiées, certaines ont même développé leur besoin de feu pour survivre comme le ciste, pyrophyte. La relation a certes modifié l’image primitive, mais la nouvelle était débordante de vie comme de mort, de jeunes pousses et d’arbres centenaires, de cendres et de décomposition - essentielles pour l’équilibre.
Il y a aussi dans cette vue des figures humaines qui travaillent ce paysage, le connaissent, savent lui répondre, cueillir ses fruits et récolter ses légumes. Loin de moi l’idée de romantiser ces temps pré-modernes. Une grande part de violence et de dureté, d’erreur et de destruction ont construit ces images. Cependant, celles que je vois aujourd’hui sont des cartes postales et des publicités touristiques : montrant une nature mise en scène, exotique quoi que bien « de chez nous ». Mais aussi, celle d’une nature conservée, sanctuarisée où les humains et leurs actions se veulent absents.
Peut-être est-ce là l’évolution d’un tableau romantique, ou bien la contrepartie nécessaire de ce que dessine l’arrière-plan. La nature y est surexploitée, privatisée, génétiquement modifiée et privée de son lot de biodiversité. Les supermarchés ont remplacé les piazzate. Les types de relations que nous entretenons avec la nature sont fractionnées, délimitées, suivant un ordre et une conception binaire moderne.
 

Comprendre l’écologie du feu

Dans cette image aussi, les yeux humains sont tétanisés par le feu, car quand il entre dans la scène, il n’est que destruction et ravage. On ne le reconnaît plus, il s’est lui aussi transformé, répondant à l’évolution de cette relation par une furie nouvelle. Il a même depuis 2005 parfois un nouveau nom : méga-feu. Je ne nous souhaite pas de retour en arrière, quand bien même nous pourrions. Mais je souhaite comprendre cette écologie du feu, comment transformer de nouveau cette relation, la fluidifier en commençant par cet éloge dont tu parles.
 
Tonì Casalonga:
Quand tu écris que « la nature et les espèces ont évolué. Elles se sont adaptées, se sont diversifiées, certaines ont même développé leur besoin de feu pour survivre comme le ciste, pyrophyte », je dis oui ! Car sans l’intervention du feu, seuls 10% des graines vont germer. En cas d’incendie, c’est 90%, et à un tel point que, paraphrasant Julien Gracq, on a pu parfois nommer la Corse « le rivage des cistes » tant ces odorants buissons recouvrent les sols ravagés par le feu.
Mais le ciste, que l’on nomme d’un mot, « u muchju », connoté péjorativement, n’a pas toujours été si mal considéré. Je me souviens du vieux Francè di Pigna qui, pour m’expliquer combien la vie d’avant était dure, me racontait que quand il était jeune, dans les années qui précédaient la Seconde guerre mondiale, le ciste était si rare qu’il fallait aller le chercher « nantu à u capu di l’Argajola », c’est-à-dire à plusieurs kilomètres du village.
Et quand je lui posai, surpris, la question : « da chi fà ? », ce fut à son tour d’être étonné. Mais c’est pour chauffer le four, pour faire le pain, m’expliqua-t-il avec la patience de celui qui a l’impression d’énoncer une évidence que l’autre ne devrait pas ignorer. Alors me revinrent en mémoire ces grands fagots de ciste entreposés devant le portail qui conduisait au four du boulanger Galeani, dans la rue Fesch à Ajaccio, et l’odeur délicieuse qui envahissait tout le quartier quand il rallumait son four. Odeur que je retrouvais lors de mes séjours balanins où les fours du village certains jours fumaient et qui me semblait tellement attachée à l’idée du bon pain qu’aujourd’hui encore, même un soir comme celui du 25 juillet, c’est le désir subconscient d’en manger une épaisse tranche à la croûte dorée qui me saisit.
 

Le cycle productif du feu

Car ce n’est pas qu’une association d’impressions, c’est aussi et surtout une association d’idées qui démontre qu’il s’agissait bien d’un cycle productif qui incluait l’usage du feu : pour cuire le pain il faut chauffer les fours, pour chauffer les fours il faut du ciste, pour que le ciste pousse il faut qu’il y ait du feu.
Mais il est arrivé l’impensable, le cycle s’est renversé parce que le ciste est devenu inutile, et ce n’est plus qu’il faut des incendies pour qu’il pousse, c’est parce que le muchju envahit les sous-bois d’olivier ou de chêne et que les lenze où l’on semait du blé ne sont plus labourées qu’il y a des incendies et, même en Corse, des méga-feux.
 
Garance Maurer :
Quand tu parles de pain, de ciste, d’odeurs et de cuisson, je ne peux m’empêcher de penser aux fours ! J’avais lors de ma résidence en Corse, lu que les fours communaux représentaient un endroit particulier dans les traditions. Je me souviens apprendre dans les pages de Tempi Fà que lors du carnaval par exemple, selon le script de l’histoire mise en scène dans les villages, lorsqu’une personne était poursuivie si elle sautait sur le toit du four elle était comme réfugiée, inatteignable, et que la seule façon de l’en faire sortir serait de l’enfumer avec des bouquets d’immortelles incandescents libérant une fumée dense. Le four représente un autre espace que celui de la réalité. Il me semble qu’il renvoie aux énergies créatrices, rond comme un ventre de mère, comme le nombril d’un monde.
En son sein a lieu la transformation d’éléments, équilibre saint entre le cru et le brûlé qui permet au pain d’être nourriture, digestion et partage. Ce changement d’état très précis se retrouve dans d’autres arts du feu : métal, verre, céramique. Les transformations sont nombreuses, le bois se transforme en flamme, en gaz puis en cendres; la farine et le levain se transforment en mie, en croûte; la glaise, le grès, l’oxyde cuisent, se minéralisent, se vitrifient; le métal et le verre fondent, coulent, et redurcissent.
Ces transformations sont intimement liées au développement de l’humanité, et nous continuons de répéter ces gestes jusqu’à les maîtriser. Maîtriser des gestes. Maîtriser le feu. Être maîtres du feu. L’expression est familière dans notre langue. Que cela veut-il vraiment dire ? Ne serions-nous pas encore une fois à nous placer au-dessus des éléments? Le feu serait-il vraiment notre serviteur, ou notre possession ?

Aujourd’hui il est évidemment assez facile de cuire, on ne se rend plus compte de ce qu’il nous faudrait des branches de cistes pour lancer le feu par exemple. On allume le gaz et la flamme danse sous notre casserole, tout comme l’eau potable sort de notre robinet par magie. Alors oui, il est facile de se sentir en maîtrise. Mais cette maîtrise repose sur un progrès qui nous pousse à nous sentir supérieur, de la conception d’une nature comme ressource au profit de l’humanité.
Cette dynamique n’est pas sans provoquer une mise à distance de nos énergies, de leur origine et de leur conditions d’existence nous poussant à les utiliser sans mesure. Seul.e dans les bois, un jour humide, on se rend bien compte que d’arriver à faire un feu est une autre affaire, qui demande attention, patience et humilité. Une fois le feu lancé, le bonheur de se réchauffer, de cuire et de s’éclairer est immense. La fierté a ici sa place, et d’ailleurs, meilleur goût selon moi. La cuisine est un art de l’attention, de la patience et de l’écoute : nos sens nous guident, et prennent la mesure. Une posture d’humilité est de mise. L’observation, la découverte, le temps passé et l’expérience sont les clefs d’une recette réussie. Alors plus qu’une maîtrise, je vois une conversation, une entente.

Cette analogie pourrait se transposer à bien d’autres arts. En jardinage par exemple, il ne nous viendrait pas à l’idée de tirer sur des jeunes pousses pour les faire grandir plus vite, ce geste serait irréparable, les racines seraient arrachées et le plan mourrait.
J’ai noté cette phrase lors d’une conférence d’architecture à propos des pratiques de jardinage à laquelle j’ai assisté récemment : « caring is beyond ownership » ou en français « prendre soin va au-delà de la possession ».
Réaffirmons notre envie de conversation individuellement et collectivement avec les éléments du monde naturel : avec le feu, l’air, l’eau et la terre ainsi qu’avec les espèces non-humaines qui peuplent nos jardins, nos collines et nos lenze. Une conversation dans une langue où l’article possessif « nos » ne définit pas une possession, mais se rattache bien à un nous, à un ensemble.
 

Quali sò ?

Tonì Casalonga est plasticien, membre de l'équipe de Robba.
Garance Maurer est designer. Après avoir été lauréate de la résidence Fabbrica Design de l'Université de Corse, elle a été retenue comme pensionnaire de la Villa Albertine  où elle proposera un projet autour de la culture du feu en Corse et en Californie.

 
Mardi 26 Mars 2024
Garance Maurer et Tonì Casalonga


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