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Sur le contentieux des documents locaux d’urbanisme en Corse



Avec plus de 8000 établissements, de 10% du PIB et de 11% de l'emploi, le secteur de la construction occupe une place essentielle dans l'économie corse. Depuis une vingtaine d'années, l'accroissement démographique, l'attractivité touristique et les dispositifs de défiscalisation alimentent une puissante demande que les élus municipaux ne sauraient ignorer lorsqu'ils élaborent leurs documents d'urbanisme. Entre 1982 et 2020, la population de la Corse a augmenté de 43%, alors que le parc de logements a quasiment doublé (de 132960 à 258776). Au demeurant, le développement urbanistique alimente aussi de nombreuses contestations, lesquelles sont souvent tranchées par la justice administrative. Dans cet article, André Fazi analyse les décisions rendues par cette justice - entre 2007 et 2023 - au sujet de 34 documents d'urbanisme locaux.



Détail du Plan Terrier, région de Bonifaziu
Détail du Plan Terrier, région de Bonifaziu
Comme nous l’avons vu dans un précédent article, la demande de terrains constructibles et de permis de construire est très forte en Corse. Toutefois, elle suscite aussi des oppositions déterminées. L’État exerce son contrôle de légalité, mais il n’est pas seul à pouvoir limiter l’industrie de la construction. Depuis les années 1970, plusieurs groupes, écologistes et/ou nationalistes, se sont affirmés dans ce combat pour la protection du littoral.
Cela génère un contentieux qui ne s’arrête pas à la question des règlements – plans locaux d’urbanisme [PLU] et cartes communales – adoptés par les municipalités. Infiniment plus nombreuses sont les procédures menées contre des permis de construire. Cependant, on ne peut comparer la portée d’une décision individuelle, à savoir la délivrance d’un permis, et celle d’un document réglementaire engageant l’ensemble de la population et du territoire de la commune pour une durée indéterminée. Quelques affaires ultra-médiatisées et personnifiées, comme celle des villas illégalement construites par Pierre Ferracci, proche du Président Macron, ne doivent pas induire en erreur. Même lorsqu’il s’agit de cas très symboliques, il s’agit toujours de cas individuels, dont on ne saurait précisément déduire les pratiques en cours sur l’ensemble de la commune.
 

Les données de l'étude

Je me concentre ici sur les documents locaux d’urbanisme adoptés, sachant qu’il ne s’agit pas de la première étude portant sur ce sujet. Romain Melot et Jean-Christophe Paoli ont produit plusieurs travaux relatifs au contentieux urbanistique en Corse, et un conseiller du tribunal administratif [TA] de Bastia, Jan Martin, en a proposé lui aussi un bilan.
Toutefois, excepté l’examen de treize documents supplémentaires, la nécessité d’une actualisation procède de l’adoption, en 2015, d’un document stratégique régional spécifique à la Corse, le plan d’aménagement et de développement durable de la Corse [PADDUC], qui impose des contraintes supplémentaires aux municipalités.

Pour ce faire, j’ai construit une base de données incluant les décisions du TA de Bastia et de la cour administrative d’appel [CAA] de Marseille, sachant qu’un seul document a fait l’objet d’un pourvoi devant le Conseil d’État, et que ce dernier ne l’a pas admis (décision n°341865).
Ces décisions sont relatives à 34 documents d’urbanisme locaux adoptés entre 2006 et 2020, dont treize ont fait l’objet d’un appel. Dans trois cas, il s’agit de révisions du document, mais je les ai considérées suffisamment substantielles pour les intégrer. À noter aussi que le PLU de Bonifacio adopté en 2006 a été attaqué à deux reprises : dès 2006 par une procédure qui s’est achevée devant le Conseil d’État en 2011, et qui a débouché sur une annulation partielle, puis à travers une demande d’abrogation totale formulée en 2020, à laquelle le TA a donné raison en février 2022 (la commune a fait appel).
Cette base ne prétend pas à l’exhaustivité. L’accès aux décisions des tribunaux administratifs reste problématique en France. Contrairement à celles des cours administratives d’appel et du Conseil d’État, elles ne sont pas encore directement accessibles par le citoyen. Le site https://opendata.justice-administrative.fr/, ouvert en juin 2022, ne propose que les décisions rendues depuis ce même mois, et son ergonomie me paraît fort perfectible. Les services du TA de Bastia ont pu me procurer certaines décisions, mais ont malheureusement été dans l’incapacité de me fournir l’ensemble intéressant ma recherche.  
 
Tableau 1. Les décisions étudiées
  TA de Bastia CAA de Marseille
Plan local d’urbanisme 28 9
Carte communale 4 2
Plan d’occupation des sols (révision) 2 2
 

Les porteurs de recours

Au niveau des recours, je n’ai pas retenu les démarches des particuliers, dont l’apport est relativement faible au niveau des documents d’urbanisme. L’élément le plus frappant est la place des associations écologistes, et notamment d’U Levante. U Levante a exercé un recours contre 33 des 34 documents considérés, et il est impossible de qualifier cela d’abusif en ce que l’association a obtenu, en première instance, une annulation partielle dans onze cas et une annulation totale dans vingt autres.
Les autres associations écologistes ont été beaucoup plus discrètes. Le GARDE (Groupement d’Ajaccio et de la Région Corse pour la défense de l’Environnement), créé en 1973 et qui est certainement la plus ancienne association écologiste en activité dans l’île, est associé à U Levante dans sept procédures. U Polpu a fait de même dans un cas (Aléria). ABCDE (Association Bonifacienne Comprendre et Défendre l’Environnement) est plus active au niveau des permis de construire, mais a néanmoins été la première et alors unique requérante contre le PLU de Bonifacio adopté en 2006, obtenant en appel l’annulation de nombreux zonages (décision n°07MA03641).

Cette position dominante d’U Levante, association créée en 1986 pour dénoncer une modification du plan d’occupation des sols de Corte, s’explique essentiellement par la durabilité et la qualité de son organisation, fondée sur un exécutif collégial de dix membres répartis sur l’ensemble de l’île, mais aussi par le concours gratuit de ses deux avocats, Benoist Busson et Martin Tomasi.  
Toutefois, cela ne signifie pas qu’U Levante attaque systématiquement les documents d’urbanisme ; 157 sont en vigueur en Corse, même si certains sont en partie inapplicables. Elle pourrait moins encore attaquer tout permis de construire, puisque l’on en délivre souvent plus de 2 500 par an. Paoli, Fiori et Melot ont étudié 362 affaires urbanistiques traitées par le TA de Bastia sur la période 2002-2005, et seulement 10% des recours avaient été intentés par des associations, alors que les préfets en avaient intenté 60%.
Les responsables d’U Levante interrogés disent recevoir deux à trois dénonciations par semaine, parfois anonymes, mais n’attaquer en moyenne que six à sept permis par an, en essayant de se concentrer sur les cas les plus significatifs. Ils savent que leurs recours concernent une toute petite part des permis litigieux, mais ne croient pas pouvoir développer leur activité pour de simples raisons de disponibilité. Même au niveau de documents d’urbanisme, ils s’abstiennent parfois d’intervenir.

Considérant l’exigence constitutionnelle du contrôle de légalité de l’État sur les actes locaux, on pourrait croire que ces limites des associations n’ont qu’un impact modeste, et on se tromperait. Sur les 34 documents d’urbanisme étudiés ici, les préfets n’ont – à ma connaissance – saisi le TA qu’à six reprises, ce qui pose une lourde question concernant la qualité du contrôle, a fortiori lorsque les cartes communales annulées avaient préalablement reçu l’aval des préfectures (ex : Pianottoli-Caldarello). U Levante reconnaît que la pratique varie selon les préfets et sous-préfets en fonction, mais se montre en général extrêmement critique vis-à-vis de l’État, régulièrement accusé de cautionner de très graves abus. Lorsque l’État est requérant, c’est – à une exception près (Rogliano) – parallèlement à une association écologiste.
Contrairement à ce que souhaitait le rapport de la commission d’enquête parlementaire de 1998, l’État est donc loin de se montrer intransigeant. On rencontre des écarts d’appréciation confondants entre certains avis – globalement positifs – d’abord rendus par l’autorité environnementale étatique (ex : Calcatoggio, Oletta …) et les jugements d’annulation prononcés ensuite par le TA. Néanmoins, hors le cas très spécifique d’U Levante, les acteurs locaux sont encore moins mobilisés.

Alors que la transformation de surfaces à forte potentialité agricole en surfaces urbanisables est attestée par huit des jugements du TA (ex : Bonifacio, Monacia d’Aullène…), les cas de recours d’une chambre d’agriculture sont très rares. Je n’en ai recensé que trois, intentés à chaque fois par la chambre de Corse-du-Sud.
Encore plus rares sont les recours de l’opposition municipale. À une seule reprise, celle-ci s’est mobilisée pour faire annuler le document, à Porto-Vecchio. Cette réserve paraît a priori étonnante, du moins dans les communes où les élections municipales sont le théâtre d’âpres luttes, et elle pourrait bien être significative de la forme des rapports politiques en Corse. Attaquer et faire annuler un document d’urbanisme, c’est contrarier voire s’aliéner ceux qui trouvent un intérêt dans ce document, et qui parfois peuvent appartenir à votre propre camp.

Enfin, la collectivité de Corse [CDC] adopte le PADDUC, avec lequel les documents d’urbanisme locaux doivent être compatibles, et émet ainsi un avis sur les différents projets. Un maire, dont le PLU a été annulé en totalité, m’a affirmé que l’avis négatif rendu par la CDC avait été décisif pour l’appréciation des juges. Cet aspect a été relevé aussi par le maire de Bonifacio qui, au lendemain de l’annulation du PLU, assurait qu’un avis négatif fragiliserait le futur document d’urbanisme face aux juges. L’hypothèse doit être approfondie, mais les arrêts étudiés sont toujours fondés en droit, et ne font pas même mention de l’avis de la CDC.
L’essentiel est que, malgré l’émission de plusieurs avis négatifs (ex : Cauro), la CDC ne saisissait jamais la justice administrative, ce qui lui a valu d’âpres critiques de la part des associations écologistes. En réponse, le groupe Corsica Libera de l’Assemblée de Corse a déposé une motion demandant au président autonomiste du conseil exécutif « d’engager un recours contre tout document local d’urbanisme, nouvellement élaboré ou révisé, dès lors que la Collectivité de Corse aura constaté que celui-ci contrevient manifestement aux dispositions du PADDUC ».
Les deux groupes autonomistes ont adhéré à la proposition de leur partenaire, assurant l’adoption de la motion, mais la situation n’a guère évolué. La CDC ne semble avoir été requérante qu’une fois, contre le PLU d’Ajaccio, et « par les mêmes moyens que ceux exposés par l’association U Levante » selon le TA. Là encore, on peut le comprendre comme une volonté de ménager les demandeurs de permis – citoyens, entreprises et élus locaux – afin de maximiser le spectre de leurs soutiens. Selon les trois responsables écologistes rencontrés, il faut voir dans cette attitude « un outil pour rester au pouvoir », voire « une sorte de clanisme ».

Une jurisprudence claire-obscure?

Quant aux tribunaux, ils accueillent très souvent positivement les requêtes en annulation. Dans mon échantillon, seulement deux documents attaqués – les PLU de Corbara et Vescovato – ont été intégralement validés. D’un côté, plusieurs décisions montrent une certaine tolérance.
Par exemple, considérant que cela ne représente qu’une petite proportion – 4,5% – des espaces stratégiques agricoles [ESA] à protéger selon le PADDUC, le fait que le PLU de Calenzana ait classé environ 85 hectares de ces ESA en zone constructible n’est pas incompatible avec le PADDUC et n’est donc pas une cause d’annulation (décision n°1901455). De même, la commune de Vero, 539 habitants permanents, a pu ouvrir à l’urbanisation 89 hectares de terrains sans constructions, ce qui lui permettrait d’accueillir plus de 2 000 habitants supplémentaires, sans porter d’atteinte rédhibitoire « aux objectifs de développement urbain maîtrisé et d’utilisation économe des espaces naturels » (décision n°1900743). Concernant un moyen exceptionnellement invoqué, le fait que l’ex-maire de Bonifacio ait vendu « six mois après l’adoption du PLU, pour un montant important, […] un terrain de 3,5 hectares dont il était copropriétaire avec sa sœur et qui avait été rendu constructible par le PLU en litige n’est pas de nature à établir le caractère intéressé  » de sa participation au vote approuvant le document.

À l’inverse, l’interprétation des notions d’agglomération ou de village, autorisant l’extension de la construction en continuité, est parfois apparue restrictive. Par exemple, les juges ont refusé la qualification de village au hameau de Giannuccio, commune de Monacia d’Aullène, qui se compose d’« une cinquantaine de constructions », certaines dispersées, avec « quelques hébergements touristiques et restaurants », auxquels on rajoute une église et un monument aux morts.
Considérant que plusieurs très petites communes corses comptent un nombre de constructions encore inférieur, les conséquences de cette interprétation sont potentiellement lourdes. D’autant plus lourdes que le principe de l’extension en continuité de l’urbanisation, posé par l’article L121-8 du code de l’urbanisme, est de très loin le premier moyen d’annulation devant les juges. Sur 34 documents d’urbanisme étudiés, le TA de Bastia a retenu une violation de ce principe dans 27 cas, et il n’a écarté qu’une fois le moyen, pour le PLU de Corbara.

Afin de donner un aperçu plus complet, j’ai construit un tableau retraçant les principaux moyens invoqués, ainsi que leur accueil par le TA et la CAA. Tous les autres moyens – nombreux – ont une place marginale dans ce contentieux. On relève aussi que la juridiction d’appel n’a jamais inversé le jugement de première instance. Elle s’est parfois montrée un peu plus libérale (ex : Sari-Solenzara) ou un peu plus protectionniste (ex : Bonifacio), mais le niveau global de confirmation est élevé.
 
Tableau 2. Les principaux moyens d’annulation
Sur le contentieux des documents locaux d’urbanisme en Corse


Cependant, ces chiffres ne sauraient permettre de mesurer l’impact particulier de chaque moyen. Notamment, bien qu’il occupe une bonne place dans les décisions, l’impact propre du PADDUC paraît mesuré, voire faible. Le document n’a pas remis en cause les équilibres juridiques construits par presque trente ans de jurisprudence, et se montre généralement très proche de la législation et la réglementation nationales. Par exemple, selon le TA de Bastia, en ce qui concerne l’urbanisation en zone de montagne, ses dispositions « n’apportent aucune précision »  aux dispositions du code de l’urbanisme.
Sa véritable originalité réside plus sûrement dans la définition et la protection des ESA, qui s’appuie sur une définition suffisamment précise et des objectifs chiffrés, et qui a déjà représenté plusieurs fois un motif d’annulation malgré l’invalidation de la cartographie du PADDUC. Nul doute que le processus de révision du document, qui devrait être véritablement amorcé en 2023, suscitera de nouveau des tensions entre acteurs protectionnistes et libéraux, et que l’Assemblée de Corse devra opérer une bien difficile synthèse.

[1] Je considère les deux décisions du TA relatives au même PLU de Bonifacio adopté en 2006.


 
Dimanche 29 Octobre 2023
André Fazi


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