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Addiu Corsica, tarra tanta amata


Et si la Corse s'était normalisée ? Si on vivait ici comme ailleurs ? Si les spécificités s'étaient estompées et les lieux banalisés ? Entre l'intime et le politique, Gilles Zerlini s'interroge et nous interroge.



Jean-Luc Moulène, 1995
Jean-Luc Moulène, 1995
C’est un texte que je n’aurais jamais voulu écrire. Pourtant, après plus d’un an de tergiversations et de prétextes futiles, je réalise qu’il m’est indispensable à la poursuite de mon œuvre ; oui mon œuvre au sens d’ouvrage, d’òpara, et non ce terme pompeux utilisé par les lettrés, les vrais lettrés. Pour ma part je ne suis qu’un chanteur, un aède, un simple, issu de mon peuple, de la plèbe de cette île de Corse, composée de vallées et de villages, de marines, de fleuves et de maisonnées.

J’ai toujours écrit pour le Tous. Je dédicaçai d’ailleurs mon premier ouvrage, Mauvaises nouvelles, "À i mei", ce n’était pas une mondanité, mais un hommage rendu aux miens, à ce commun, à cette vie paysanne qui est ma principale source.

Je suis pour ma part issus de plusieurs vallées, de plusieurs villages et de plusieurs maisonnées, en cela je suis de ce peuple et de cette nation, de cette centaine de nations qui composent notre insularité. Je ne sais plus, par contre, si je suis toujours de ce monde.

Depuis plus un demi-siècle nous avons porté à bout de bras notre culture, notre culture populaire faite de chants, de poèmes improvisés ou écrits, de noms de lieux, de noms de famille, de cette langue trésor insondable par sa richesse, de cette précision dans la description du territoire de dentelle où tout était nommé ; pétri aussi du souvenir de l’holocauste de la Grande Guerre et de cette mémoire qui, si bien entretenue, pouvait conter des échos vieux de plusieurs siècles comme si ils s’étaient déroulés hier.

Nous avons cru, ou plutôt faisions nous semblant de croire à la possibilité de pouvoir conserver une partie de ce monde qui disparaissait, il ne s’agissait pas en réalité de réacquisition (Riacquistu), mais du prolongement, de la tentative de sauvegarde d’un monde en péril. Nous pensions probablement pouvoir arrêter ou du moins ralentir l’incendie gigantesque qui consume-consomme la Terre, dévastant tout, effaçant des cultures millénaires en un coup de cuillère à pot ou engloutissant des équilibres naturels pour des besoins de rentabilité immédiate. Je ne vais pas prendre d’exemple précis, je ne suis ni sociologue ni donneur de leçons.

Toujours notre Île nous parut être un rempart voire un refuge à cette normalisation du monde. Revenons sur ce mot de normalisation car c’est le mot juste ; le terme de colonisation, même s’il peut être appliqué à certaines attitudes de l’Etat est aujourd’hui dépassé. Nous sommes désormais sous le rouleau compresseur de cette normalisation, dont nous sommes victimes et acteurs en même temps. Voici venir le temps de la normalité, de la fatalité, où la terrible phrase de Margaret Thatcher, There is no alternative, paraît être une prophétie aboutie.

Autrefois lorsqu’il y avait élection, la Corse apparaissait sur les cartes d’une couleur différente dans l’ensemble métropolitain. Aujourd’hui, et particulièrement depuis les dernières législatives et présidentielles, elle vote comme les autres, nous votons de concert…

De même, nos habitudes alimentaires, vestimentaires et de loisirs sont totalement normalisés, et nos produits « locaux », outre leurs prix ou leurs méqualités prohibitifs restent typiques pour les visiteurs, mais disparaissent peu à peu de notre usage quotidien.

Ne nous y trompons pas, l’addition d’intérêts individuels ne constituera jamais un intérêt collectif ; ainsi considérons que le peuple est mort ; ce fameux peuple dont Rousseau prédisait qu’il allait un jour étonner le monde.

Souvent je pense à  cette illustration sise dans l’ouvrage Histoire de la Corse en bande-dessinées (Toni Casalonga, Jacques Gregori, Francescu Mattei) paru il y a exactement cinquante ans, où, un personnage en réflexion se tenant la tête, pense, "Simu à a cruciata di l’infernu o di u paradisu", même si souvent les choses ne sont pas aussi simples, et que nous connaissons le purgatoire, j’ai tout de même un début de réponse…

Il ne s’agit en rien de nostalgie, je sais, pour bien connaître ce monde paysan que le quotidien n’était pas une sinécure, mais la constatation qu’une civilisation plusieurs fois millénaire disparaît sous nos yeux en l’espace de deux ou trois générations, sans que nous n’ayons plus prise sur cette disparition.

Au jour où j’écris ces lignes arrive en bénédiction une pluie d’été, quel bonheur.

Qu’avons nous fait du jardin de nos pères ?
Jeudi 28 Août 2025
Gilles Zerlini


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