Albert Quantin est connu pour avoir fondé la maison d'édition éponyme, plutôt réputée pour les livres et revues d'art (par exemple la Revue des arts décoratifs) ainsi que pour ses ouvrages destinés à la jeunesse, mais qui a aussi publié - entre autres - Balzac, Maupassant, Hugo et Goethe. Toutefois, Quantin était aussi membre de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France et auteur de plusieurs ouvrages, souvent très politiques.
Celui qui nous présentons aujourd'hui s'intitule: La Corse: la nature, les hommes, le présent, l'avenir. Très facilement accessible, il s'agit d'un ouvrage de non moins de 450 pages, publié aux éditions Perrin en 1914. Des extraits ont été publiés par le journal corse Avanti!, édité à Paris en 1913-1914, et qui était, comme l'auteur, de nette tendance socialiste.
Albert Quantin dénonce les analyses ethnocentrées sur la Corse ("Qui donc prétendrait passer au crible les mentalités des peuples, et dresser le ridicule palmarès des récompenses nationales?"), et il confesse volontiers ses propres doutes. C'est donc fort d'une enquête longue et bien documentée qu'il se montre critique vis-à-vis de plusieurs traits de caractère, comme l'abandon du travail de la terre au profit du "fonctionnarisme", et les affrontements claniques contraires à toute justice et tout esprit public. Sa description de ces affrontements est d'ailleurs particulièrement riche au sujet du détournement des allocations sociales.
Quantin y développe aussi, et surtout, une forte conviction qui est celle de la profonde singularité de l'île, dont l'intégration à la République ne saurait être totale. Il l'affirme dès son avant-propos: "la Corse est une nation, dont la seule énonciation comprend toutes choses". Nous avons donc choisi ici des extraits du chapitre intitulé "le fond du cœur", dans lequel l'auteur s'interroge sur cette personnalité nationale corse, dont il perçoit des formes d'expression politique avant même l'apparition des premières initiatives autonomistes.
Celui qui nous présentons aujourd'hui s'intitule: La Corse: la nature, les hommes, le présent, l'avenir. Très facilement accessible, il s'agit d'un ouvrage de non moins de 450 pages, publié aux éditions Perrin en 1914. Des extraits ont été publiés par le journal corse Avanti!, édité à Paris en 1913-1914, et qui était, comme l'auteur, de nette tendance socialiste.
Albert Quantin dénonce les analyses ethnocentrées sur la Corse ("Qui donc prétendrait passer au crible les mentalités des peuples, et dresser le ridicule palmarès des récompenses nationales?"), et il confesse volontiers ses propres doutes. C'est donc fort d'une enquête longue et bien documentée qu'il se montre critique vis-à-vis de plusieurs traits de caractère, comme l'abandon du travail de la terre au profit du "fonctionnarisme", et les affrontements claniques contraires à toute justice et tout esprit public. Sa description de ces affrontements est d'ailleurs particulièrement riche au sujet du détournement des allocations sociales.
Quantin y développe aussi, et surtout, une forte conviction qui est celle de la profonde singularité de l'île, dont l'intégration à la République ne saurait être totale. Il l'affirme dès son avant-propos: "la Corse est une nation, dont la seule énonciation comprend toutes choses". Nous avons donc choisi ici des extraits du chapitre intitulé "le fond du cœur", dans lequel l'auteur s'interroge sur cette personnalité nationale corse, dont il perçoit des formes d'expression politique avant même l'apparition des premières initiatives autonomistes.
André Fazi
Albert Quantin, La Corse : la nature, les hommes, le présent, l'avenir, Paris, Perrin, 1914, pp. 420-429.
Les Corses, désirent-ils l'autonomie de leur nation ? La question est si délicate que les personnes lettrées à qui on ose la poser, sourient plus qu'elles ne répondent. Les plus expansifs lèvent les bras au ciel, laissant interpréter leur geste à votre gré. Le peuple reste bouche close. Les représentants au Parlement et les membres de l'organisation officielle, Conseil Général en tête, considéreraient toute supposition de tendances séparatistes comme une injure à leur loyalisme. « Les instituteurs sont foncièrement attachés à l'idée de patrie », dit le vice-recteur dans son rapport au préfet, et s'il n'a pas ajouté « française », c'est qu'aucun doute ne lui parait possible.
On serait mal venu de rappeler aujourd'hui la lettre de Saliceti à Napoléon, le 9 janvier 1793, où il se plaignait des faibles efforts des Corses pour concourir à la défense nationale. On opposerait aussitôt l'héroïque preuve de patriotisme donnée en 1870 par les Corses accourus à la défense de la France : 20.000 se trouvèrent sur les lignes de feu, et eurent 800 morts et 3.200 blessés.
Citerait-on deux opinions, de poids toutes les deux, formulées sur place l'une par Mérimée disant : « Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses que leur rappeler qu'ils appartiennent à la grande nation; ils veulent être un peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien pour qu'on la leur accorde » ; l'autre par Grégorovius ajoutant : « Entre Corses et Français il y a un abîme; tout les sépare, la nationalité, le caractère, les sentiments. » On répondrait que soixante ans modifient bien des choses. L'axiome actuel courant est : « La Corse est France. »
Cependant, le voyageur français n'en a pas l'impression en la parcourant. Rien ne lui rappelle la France continentale. Et dans quel pays croit-il se retrouver, parmi ceux du bassin méditerranéen? Est-ce sur les côtes de Provence, dans l'Esterel et les Maures, ou dans l'Italie voisine, et même en Sardaigne? Non. En Espagne ou dans les Baléares? Pas plus. Sur les rivages d'Afrique ou de Sicile? Pas davantage. En Grèce, d'où vinrent les premiers colons ? Non encore, malgré les affinités. Dans l'Orient turc? Nul n'y songe. Où donc alors, où a-t-on déjà vu cette nature et cette race? Mais, nulle part ailleurs ! C'est l'originalité de la Corse de ne pouvoir être comparée, comme pays, à aucune autre terre et, comme nation, à aucun autre peuple. Les Corses savent, mieux que personne, qu'ils possèdent les conditions ethniques d'une nationalité autonome.
Si la société de l'île montre, vis-à-vis des Français, une politesse si grande qu'elle en parait parfois affectée, si les habitants des campagnes conservent leurs antiques traditions d'hospitalité, il n'empêche que sur la route et dans les rues, les regards qui vous toisent sont plutôt défiants, presque hostiles. Ils sont assurément différents de ceux qui accueillent un Français dans n'importe lequel des cantons les plus reculés de la France. II faut voir de quel geste, quand on croise une charrette chargée ou un mulet monté, conducteur ou cavalier intiment l'ordre de se ranger et de veiller à ne pas faire peur à leurs bêtes. Ils sont chez eux ; vous êtes l'intrus. Une femme corse est-elle sur son seuil, occupée du soin de ses enfants, elle rentre aussitôt qu'elle vous aperçoit, pour ne pas rendre l'étranger témoin de ces intimités, qu'on ne cache pas entre soi. Jamais le Corse rencontré sur la route ne manque de dire, en patois, quelques mots d'amitié au cocher. Il se redresse, silencieux, devant l'étranger. Deux pas de chevaux suffisent à l'immédiat changement de physionomie. Qu'il soit Anglais, Allemand, Américain ou Français, le voyageur est un étranger. Pour un Français même, il semble qu'il soit en terre conquise.
Comment d'ailleurs, les Corses aimeraient-ils les Français, puisqu'ils sont convaincus que les Continentaux les détestent, les méprisent, les considèrent comme au-dessous d'eux? Compatriote! Jamais ce mot ne sort de la bouche d'un Corse du peuple, en parlant d'un Français. Il lui brûlerait les lèvres. Et ce mépris qu'ils imaginent à tort que le Continental professe à leur égard, pour leurs mœurs rudes, pour leur pauvreté, ils le lui rendent: « Nos bandits valent mieux que vos Parisiens ! » « Les Corses qui s'en vont sur le continent nous reviennent pourris ! »
En effet, la différence est grande entre les Corses restés dans l'Ile et ceux répandus de par le monde. Si ces derniers restent Corses au fond du cœur, s'ils reviennent jouir dans l'Ile de leur fortune faite ou de leur retraite, ils ne sont plus des Corses intacts. Les frottements sociaux les ont modifiés. En bien ou en mal? Audacieux qui se prononcerait.
« La Corse est aux Corses », prétendent les Corses. On n'entend pas dire en France, la Vienne est aux Poitevins ou la Côte-d'Or aux Bourguignons. Poitevins et Bourguignons, Picards ou Bretons, admettent parfaitement que d'autres Français, originaires d'autres provinces, viennent s'établir chez eux. Tous les jours, dans chaque département, des propriétés sont vendues, des fonds de commerce sont cédés à des acheteurs venus d'ailleurs. Nul ne considère ces nouveaux venus comme des intrus.
En Corse, l'opposition au continental qui s'implante est hors de doute. Les Corses l'avouent ingénument. N'aimant pas l'effort, ils ne veulent pas avoir devant les yeux un exemple qui serait comme un reproche. Dans une riche commune de Corse, un jardinier français ayant épousé un femme corse, vient cultiver son héritage. Il obtient force légumes et fruits. Les habitants, qui n'en cultivent pas mais qui les trouvent bons, les lui achètent. Mais ils sont furieux; ils disent de lui qu'il les exploite : « Pensez-donc, un sou le pied de salade! »
Après une vente en due forme d'une propriété payée comptant, quelque vingt ans après, les héritiers des vendeurs la revendiquent, appuyant leurs réclamations de menaces, sous cette mirifique raison : « Depuis assez longtemps ces terres sont sorties de la famille de leurs possesseurs naturels; l'heure est venue qu'elles y retournent. » Faudrait-il appuyer cette réclamation par la force d'une apparence d'équité, le prétexte est tout prêt : « Quand on a vendu ces terres, on ignorait leur valeur. La preuve qu'elles valaient plus que le prix est dans leur rendement actuel. »
Qu'importe qu'on y ait dépensé des centaines de mille francs d'améliorations! Les calculs d'expulsion de l'étranger et des profits à en retirer sont prévus de longueur. L'exploitation d'un grand domaine viticole, créé aux environs de Sartène par une Société parisienne, ayant été rendue impossible par mille vexations, tout fut vendu pour rien à la liquidation finale. « Comment pourrions-nous nous monter autrement »? disait un acquéreur, pour 50 francs, d'un foudre de 300 hectolitres ?
On multiplierait à l'infini les preuves de l'hostilité contre les Français du continent. Tout est mis en œuvre contre lui. Et si par hasard un de ces Français, en dehors de toute entreprise de lucre, voulait simplement jouir du pays, y dépenser son argent en installation somptueuse et en vie large, il n'en serait pas moins vu d'un mauvais œil et vexé de cent façons. Pourquoi?
Nous vivons simplement et sobrement, nous sommes heureux ainsi. Qu'avons-nous besoin qu'on vienne nous éblouir, nous tenter, diminuer par la comparaison notre bonheur actuel ? II est assez d'endroits pour le luxe cosmopolite. Laissez-nous à notre pauvreté. La réponse ne manque pas de noblesse.
[…]
Pendant ces dernières années, trois congrès tenus à Corte et à Ajaccio présentèrent une signification particulière. Le premier, malgré des résistances et des appréhensions mal dissimulées, s'ouvrit à Corte le 24 avril 1911, dans la salle du couvent de Saint-François où se tinrent déjà, au temps de Paoli, les grandes consultes nationales. De nom, ce n'était que le sixième congrès de la Fédération des syndicats d'initiative ; de fait, ce fut une sorte d'Assemblée Nationale. Quatre des députés de la Corse, malgré la courtoisie des débats, y comparurent un peu comme devant un tribunal, et durent justifier de leurs efforts parlementaires en faveur de la Corse.
L'effet fut tel que l'année suivante, deux congrès successifs se disputèrent à Ajaccio l'honneur d'étudier et de porter haut les revendications de la Corse. Les 2, 3 et 4 septembre 1912, dans la salle des fêtes de l'Hôtel de ville, se tint de nouveau le congrès de la Fédération des syndicats d'initiative, appuyé cette fois par la Fédération des associations agricoles, par la Fédération des Corses de Tunisie et d'Alger, par les Chambres de commerce d’Ajaccio et de Bastia. Il fut présidé par M. Grassi, ancien premier président de la Cour d'appel de Bastia, avec la présidence d'honneur de M. Sylvestre Frasseto, président de la Fédération des syndicats d'initiative. Immédiatement après, et dans la même salle, les 5, 6 et 7 septembre se tint le premier congrès, en Corse, de l'Union générale des Corses dont le siège est à Paris, et qui fut présidé par Jean Richepin, venu exprès dans l'île, avec la présidence d'honneur de M. Adriani, député de Corte.
On pourra s'étonner de deux congrès tenus simultanément pour la même cause et avec des programmes semblables. C'est une manifestation naturelle de l'esprit corse, jaloux d'individualisme, pour qui un groupement unique apparaît comme un embrigadement intolérable.
Ces congrès embrassèrent, dans leurs discussions comme dans les rapports de leurs commissions, le programme général des revendications de la Corse. Ils reçurent des vœux venus à eux de divers points de l'Ile, d'individus comme de municipalités. Encore un peu, s'ils se continuent en s'amplifiant et en s'unissant, ils rempliront le rôle d'États Généraux, préparant les cahiers précurseurs des révolutions.
Ils s'en défendent. Ils ne veulent jouer, disent-ils, ni au petit Parlement ni au petit Conseil Général. Le Gouvernement ne s'y est pas trompé. Le préfet n'y a pas assisté. Les sénateurs se sont abstenus. Quant au Conseil Général dont quelques membres seulement avaient fait acte de présence, il a nettement, dans la séance qui suivit, émis une opinion qui équivalait à un blâme, prétendant qu'il était là, lui et non d'autres, pour prendre en main les intérêts du département.
Le département ! Sans doute, puisqu'ainsi le veulent les lois administratives de la France. Mais la Corse est-elle un département comme les autres ? En tout cas aucun département français, pas même une réunion de départements issus d'une ancienne province, n'a jusqu'à ce jour donné le spectacle de congrès de ce genre. Aucune partie de la France ne s'est ainsi nationalement affirmée, car on aura beau épiloguer sur les termes, ces congrès corses sont des actes de nationalité.
[...]
Quand les cloches sonnent deux sons, nul n'a le droit de choisir l'une des deux notes, pour prétendre qu'elle correspond seule à l'intime pensée, et que l'autre répond aux circonstances. On peut cependant dire qu'une Corse nouvelle semble naître, et que les congrès de Corte et d*Ajaccio sont les actes d'un peuple qui se révèle, ou qui se réveille.
Actes légaux, certes. Actes légitimes, tout à l'honneur de la Corse. Mais, comme toutes les nobles postures, celle-ci est périlleuse. Les Corses ne devront pas se contenter d'agiter dans le vide de vains discours. Il leur faudra parler peu, agir davantage, montrer vraiment qu'ils disposent de la force morale qui donne aux peuples comme aux hommes leur place au soleil.
Les Corses, désirent-ils l'autonomie de leur nation ? La question est si délicate que les personnes lettrées à qui on ose la poser, sourient plus qu'elles ne répondent. Les plus expansifs lèvent les bras au ciel, laissant interpréter leur geste à votre gré. Le peuple reste bouche close. Les représentants au Parlement et les membres de l'organisation officielle, Conseil Général en tête, considéreraient toute supposition de tendances séparatistes comme une injure à leur loyalisme. « Les instituteurs sont foncièrement attachés à l'idée de patrie », dit le vice-recteur dans son rapport au préfet, et s'il n'a pas ajouté « française », c'est qu'aucun doute ne lui parait possible.
On serait mal venu de rappeler aujourd'hui la lettre de Saliceti à Napoléon, le 9 janvier 1793, où il se plaignait des faibles efforts des Corses pour concourir à la défense nationale. On opposerait aussitôt l'héroïque preuve de patriotisme donnée en 1870 par les Corses accourus à la défense de la France : 20.000 se trouvèrent sur les lignes de feu, et eurent 800 morts et 3.200 blessés.
Citerait-on deux opinions, de poids toutes les deux, formulées sur place l'une par Mérimée disant : « Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses que leur rappeler qu'ils appartiennent à la grande nation; ils veulent être un peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien pour qu'on la leur accorde » ; l'autre par Grégorovius ajoutant : « Entre Corses et Français il y a un abîme; tout les sépare, la nationalité, le caractère, les sentiments. » On répondrait que soixante ans modifient bien des choses. L'axiome actuel courant est : « La Corse est France. »
Cependant, le voyageur français n'en a pas l'impression en la parcourant. Rien ne lui rappelle la France continentale. Et dans quel pays croit-il se retrouver, parmi ceux du bassin méditerranéen? Est-ce sur les côtes de Provence, dans l'Esterel et les Maures, ou dans l'Italie voisine, et même en Sardaigne? Non. En Espagne ou dans les Baléares? Pas plus. Sur les rivages d'Afrique ou de Sicile? Pas davantage. En Grèce, d'où vinrent les premiers colons ? Non encore, malgré les affinités. Dans l'Orient turc? Nul n'y songe. Où donc alors, où a-t-on déjà vu cette nature et cette race? Mais, nulle part ailleurs ! C'est l'originalité de la Corse de ne pouvoir être comparée, comme pays, à aucune autre terre et, comme nation, à aucun autre peuple. Les Corses savent, mieux que personne, qu'ils possèdent les conditions ethniques d'une nationalité autonome.
Si la société de l'île montre, vis-à-vis des Français, une politesse si grande qu'elle en parait parfois affectée, si les habitants des campagnes conservent leurs antiques traditions d'hospitalité, il n'empêche que sur la route et dans les rues, les regards qui vous toisent sont plutôt défiants, presque hostiles. Ils sont assurément différents de ceux qui accueillent un Français dans n'importe lequel des cantons les plus reculés de la France. II faut voir de quel geste, quand on croise une charrette chargée ou un mulet monté, conducteur ou cavalier intiment l'ordre de se ranger et de veiller à ne pas faire peur à leurs bêtes. Ils sont chez eux ; vous êtes l'intrus. Une femme corse est-elle sur son seuil, occupée du soin de ses enfants, elle rentre aussitôt qu'elle vous aperçoit, pour ne pas rendre l'étranger témoin de ces intimités, qu'on ne cache pas entre soi. Jamais le Corse rencontré sur la route ne manque de dire, en patois, quelques mots d'amitié au cocher. Il se redresse, silencieux, devant l'étranger. Deux pas de chevaux suffisent à l'immédiat changement de physionomie. Qu'il soit Anglais, Allemand, Américain ou Français, le voyageur est un étranger. Pour un Français même, il semble qu'il soit en terre conquise.
Comment d'ailleurs, les Corses aimeraient-ils les Français, puisqu'ils sont convaincus que les Continentaux les détestent, les méprisent, les considèrent comme au-dessous d'eux? Compatriote! Jamais ce mot ne sort de la bouche d'un Corse du peuple, en parlant d'un Français. Il lui brûlerait les lèvres. Et ce mépris qu'ils imaginent à tort que le Continental professe à leur égard, pour leurs mœurs rudes, pour leur pauvreté, ils le lui rendent: « Nos bandits valent mieux que vos Parisiens ! » « Les Corses qui s'en vont sur le continent nous reviennent pourris ! »
En effet, la différence est grande entre les Corses restés dans l'Ile et ceux répandus de par le monde. Si ces derniers restent Corses au fond du cœur, s'ils reviennent jouir dans l'Ile de leur fortune faite ou de leur retraite, ils ne sont plus des Corses intacts. Les frottements sociaux les ont modifiés. En bien ou en mal? Audacieux qui se prononcerait.
« La Corse est aux Corses », prétendent les Corses. On n'entend pas dire en France, la Vienne est aux Poitevins ou la Côte-d'Or aux Bourguignons. Poitevins et Bourguignons, Picards ou Bretons, admettent parfaitement que d'autres Français, originaires d'autres provinces, viennent s'établir chez eux. Tous les jours, dans chaque département, des propriétés sont vendues, des fonds de commerce sont cédés à des acheteurs venus d'ailleurs. Nul ne considère ces nouveaux venus comme des intrus.
En Corse, l'opposition au continental qui s'implante est hors de doute. Les Corses l'avouent ingénument. N'aimant pas l'effort, ils ne veulent pas avoir devant les yeux un exemple qui serait comme un reproche. Dans une riche commune de Corse, un jardinier français ayant épousé un femme corse, vient cultiver son héritage. Il obtient force légumes et fruits. Les habitants, qui n'en cultivent pas mais qui les trouvent bons, les lui achètent. Mais ils sont furieux; ils disent de lui qu'il les exploite : « Pensez-donc, un sou le pied de salade! »
Après une vente en due forme d'une propriété payée comptant, quelque vingt ans après, les héritiers des vendeurs la revendiquent, appuyant leurs réclamations de menaces, sous cette mirifique raison : « Depuis assez longtemps ces terres sont sorties de la famille de leurs possesseurs naturels; l'heure est venue qu'elles y retournent. » Faudrait-il appuyer cette réclamation par la force d'une apparence d'équité, le prétexte est tout prêt : « Quand on a vendu ces terres, on ignorait leur valeur. La preuve qu'elles valaient plus que le prix est dans leur rendement actuel. »
Qu'importe qu'on y ait dépensé des centaines de mille francs d'améliorations! Les calculs d'expulsion de l'étranger et des profits à en retirer sont prévus de longueur. L'exploitation d'un grand domaine viticole, créé aux environs de Sartène par une Société parisienne, ayant été rendue impossible par mille vexations, tout fut vendu pour rien à la liquidation finale. « Comment pourrions-nous nous monter autrement »? disait un acquéreur, pour 50 francs, d'un foudre de 300 hectolitres ?
On multiplierait à l'infini les preuves de l'hostilité contre les Français du continent. Tout est mis en œuvre contre lui. Et si par hasard un de ces Français, en dehors de toute entreprise de lucre, voulait simplement jouir du pays, y dépenser son argent en installation somptueuse et en vie large, il n'en serait pas moins vu d'un mauvais œil et vexé de cent façons. Pourquoi?
Nous vivons simplement et sobrement, nous sommes heureux ainsi. Qu'avons-nous besoin qu'on vienne nous éblouir, nous tenter, diminuer par la comparaison notre bonheur actuel ? II est assez d'endroits pour le luxe cosmopolite. Laissez-nous à notre pauvreté. La réponse ne manque pas de noblesse.
[…]
Pendant ces dernières années, trois congrès tenus à Corte et à Ajaccio présentèrent une signification particulière. Le premier, malgré des résistances et des appréhensions mal dissimulées, s'ouvrit à Corte le 24 avril 1911, dans la salle du couvent de Saint-François où se tinrent déjà, au temps de Paoli, les grandes consultes nationales. De nom, ce n'était que le sixième congrès de la Fédération des syndicats d'initiative ; de fait, ce fut une sorte d'Assemblée Nationale. Quatre des députés de la Corse, malgré la courtoisie des débats, y comparurent un peu comme devant un tribunal, et durent justifier de leurs efforts parlementaires en faveur de la Corse.
L'effet fut tel que l'année suivante, deux congrès successifs se disputèrent à Ajaccio l'honneur d'étudier et de porter haut les revendications de la Corse. Les 2, 3 et 4 septembre 1912, dans la salle des fêtes de l'Hôtel de ville, se tint de nouveau le congrès de la Fédération des syndicats d'initiative, appuyé cette fois par la Fédération des associations agricoles, par la Fédération des Corses de Tunisie et d'Alger, par les Chambres de commerce d’Ajaccio et de Bastia. Il fut présidé par M. Grassi, ancien premier président de la Cour d'appel de Bastia, avec la présidence d'honneur de M. Sylvestre Frasseto, président de la Fédération des syndicats d'initiative. Immédiatement après, et dans la même salle, les 5, 6 et 7 septembre se tint le premier congrès, en Corse, de l'Union générale des Corses dont le siège est à Paris, et qui fut présidé par Jean Richepin, venu exprès dans l'île, avec la présidence d'honneur de M. Adriani, député de Corte.
On pourra s'étonner de deux congrès tenus simultanément pour la même cause et avec des programmes semblables. C'est une manifestation naturelle de l'esprit corse, jaloux d'individualisme, pour qui un groupement unique apparaît comme un embrigadement intolérable.
Ces congrès embrassèrent, dans leurs discussions comme dans les rapports de leurs commissions, le programme général des revendications de la Corse. Ils reçurent des vœux venus à eux de divers points de l'Ile, d'individus comme de municipalités. Encore un peu, s'ils se continuent en s'amplifiant et en s'unissant, ils rempliront le rôle d'États Généraux, préparant les cahiers précurseurs des révolutions.
Ils s'en défendent. Ils ne veulent jouer, disent-ils, ni au petit Parlement ni au petit Conseil Général. Le Gouvernement ne s'y est pas trompé. Le préfet n'y a pas assisté. Les sénateurs se sont abstenus. Quant au Conseil Général dont quelques membres seulement avaient fait acte de présence, il a nettement, dans la séance qui suivit, émis une opinion qui équivalait à un blâme, prétendant qu'il était là, lui et non d'autres, pour prendre en main les intérêts du département.
Le département ! Sans doute, puisqu'ainsi le veulent les lois administratives de la France. Mais la Corse est-elle un département comme les autres ? En tout cas aucun département français, pas même une réunion de départements issus d'une ancienne province, n'a jusqu'à ce jour donné le spectacle de congrès de ce genre. Aucune partie de la France ne s'est ainsi nationalement affirmée, car on aura beau épiloguer sur les termes, ces congrès corses sont des actes de nationalité.
[...]
Quand les cloches sonnent deux sons, nul n'a le droit de choisir l'une des deux notes, pour prétendre qu'elle correspond seule à l'intime pensée, et que l'autre répond aux circonstances. On peut cependant dire qu'une Corse nouvelle semble naître, et que les congrès de Corte et d*Ajaccio sont les actes d'un peuple qui se révèle, ou qui se réveille.
Actes légaux, certes. Actes légitimes, tout à l'honneur de la Corse. Mais, comme toutes les nobles postures, celle-ci est périlleuse. Les Corses ne devront pas se contenter d'agiter dans le vide de vains discours. Il leur faudra parler peu, agir davantage, montrer vraiment qu'ils disposent de la force morale qui donne aux peuples comme aux hommes leur place au soleil.