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Au-delà du bilinguisme et de la coofficialité



Et si la revitalisation de la langue corse se jouait dans un champ moins institutionnel ? Et si les revendications autour de la coofficialité et du bilinguisme étaient des stratégies perdantes ? A l'aune d'exemples empruntés aux situations espagnole ou canadienne, Gérard Joan Barcelò, enseignant et militant occitan originaire de Corse nous livre une analyse hétérodoxe qui révèle les limites de certaines de nos revendications majeures.



Ange Leccia, 2017
Ange Leccia, 2017
Depuis une bonne dizaine d’années, chacun aura remarqué en Corse la profusion de discours publics qui en appellent au « bilinguisme » scolaire et administratif et plus précisément à « une société bilingue », ou qui revendiquent la « coofficialité » de la langue corse dans l’île. Bien évidemment, je comprends les bonnes intentions de ces revendications : la société insulaire est en train de perdre sa langue populaire, qui pendant des siècles occupait les espaces privés et familiers mais qui recule depuis des années face au patois de Paris, largement soutenu par les institutions françaises. Dans ces conditions, réclamer la parité revient à désirer une société corse idéale, se partageant équitablement entre la langue propre de l’île et celle de l’État. « J’ai deux amours, mon pays et Paris », chantait Joséphine Baker.
Si légitime que puisse paraître cette aspiration paritaire, on sait bien que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et en l’occurrence ces bonnes intentions sont en fait un piège qu’il convient d’éviter si nous voulons sauver la langue dans laquelle je n’écris pas encore.
 

Vous avez dit coofficialité ?

Commençons en effet par la « coofficialité ». Ce terme nous vient d’Espagne et il n’est pas revendiqué par les minorités catalane (lato sensu, la langue se parlant au-delà de la communauté autonome de Catalogne), galicienne ou encore basque, ou même occitane du Val d’Aran, pour ne citer que les langues effectivement reconnues et bénéficiant de quelque protection, mais plutôt par les Espagnols monolingues qui instaurent une hiérarchie entre le castillan de l’État et les langues que les statuts régionaux reconnaissent officiellement.
De fait, il ne leur viendrait pas à l’idée de parler de « langue coofficielle » pour l’espagnol, alors que le préfixe d’origine latine suppose un partage de l’officialité. Non, pour eux la seule langue véritablement légitime, c’est l’espagnol ou le castillan, et à ce propos la Constitution espagnole, plus tolérante que la française puisqu’elle ne se contente pas de désigner les langues dites improprement régionales comme « un patrimoine » digne de figurer dans le musée de l’Hexagone, estime certes que les locuteurs des langues des communautés autonomes disposent du droit de les parler, mais institue tout de même pour le seul castillan le devoir de le connaître. Je crois donc plus sage d’éviter d’importer ces problématiques espagnoles dans l’île, et qu’il vaudrait mieux revendiquer l’officialité, tout simplement.
En outre, derrière la revendication de la « coofficialité » se cache en réalité la diglossie, non pas le bilinguisme rêvé par un certain nombre, c’est-à-dire le conflit social entre une langue considérée comme haute (le français en Corse) et l’autre considérée comme basse (la langue corse). Bien que l’on puisse se réjouir du gain de prestige de la langue corse, dans les faits la langue de l’école, de l’administration, des médias diffusés et des livres lus dans l’île, est très majoritairement le français. C’est lui qui occupe la position haute qui explique pourquoi la transmission du corse s’est raréfiée dans les familles insulaires au point de mettre en danger sa survie à moyen terme.
 

Quant au bilinguisme...

Et justement la revendication du « bilinguisme » n’aide pas le corse, dans les faits, mais plutôt perpétue la domination du français dans les conversations insulaires, aussi bien orales que sur les réseaux sociaux. Au Canada, les anglophones majoritaires ne s’y sont pas trompés, et ce sont eux, pas la minorité francophone du Québec, qui revendiquent le bilinguisme, non qu’ils cherchent à acquérir le français, ce qui serait évidemment louable, mais plutôt pour consolider l’anglais. Beaucoup de fonctionnaires parlent anglais au Québec : combien y en a-t-il pour s’exprimer en français en Alberta ?
Même chose, mais de façon plus dure en Espagne : ce sont les nationalistes espagnols des communautés autonomes (régions, si vous voulez) qui revendiquent le bilinguisme, non pas pour atteindre une parfaite parité entre l’espagnol et la « langue coofficielle » mais pour que le castillan domine la société. Ils n’aspirent pas du tout à ce que le catalan ou le basque occupent 50 % des conversations, de l’espace médiatique, des librairies, des cinémas ou des plateformes numériques, mais plutôt à les réduire à la portion congrue, et il a fallu l’intervention du gouvernement catalan pour que la version doublée catalane du film Barbie ne soit pas exclue des cinémas de Barcelone, malgré le grand succès populaire. En Espagne, seul le basque, encore minoritaire dans les communautés où il se parle encore, progresse quelque peu, mais pas en revendiquant le « bilinguisme » mais grâce à la forte mobilisation permanente de cette communauté linguistique.

La question que nous devons nous poser, ce n’est pas s’il faut revendiquer « bilinguisme » et « coofficialité » au risque d’aggraver la diglossie insulaire, mais c’est de savoir si nous nous mobilisons suffisamment pour récupérer le plein usage de la langue populaire, en essayant de reconquérir d'anciens espaces et d’en créer de nouveaux. Je dis « nous » car même loin de la Corse pour des raisons personnelles et professionnelles, je m’interroge sur ma responsabilité personnelle pour que la langue que j’entendais pendant mon enfance dans les conversations des anciens ne disparaisse pas à tout jamais.
Scrivaraghju in corsu.
 
Mardi 29 Août 2023
Gérard Joan Barcelò


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