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Forse chì




Iè, forse chì i lochi publichi induve si sente u più parlà u corsu, sò i campi d’aviazione. Oui, les aéroports sont peut-être devenus les espaces publics où l’on entend le plus parler corse. Mattea Riu, plasticienne et autrice, s'interroge sur notre rapport intime et collectif au corse, à travers des petits billets qui mêlent rêverie personnelle et observation sociologique.



Mattea Riu
Mattea Riu
Les espaces publics où l’on entend peut-être le plus parler corse, ce sont les aéroports.
Sans doute pour pouvoir dire aux autres voyageurs, non, je ne suis pas un touriste. Je rentre chez moi. Nous rentrons chez nous. Pour se distinguer des autres, et se rattacher à cette communauté qui reprend doucement forme, qui se retrouve, dans les couloirs vitrés du terminal. Je repense à ces jours de voyage en hiver, à l'aéroport d'Orly, où nous nous approchons ensemble de la porte d'embarquement qui nous ramènera vers Bastia. Les accents et les regards, les manières, dans la voix et la posture : je me sens déjà de retour. Induve sarà a porta? Trenta-cinque, hè quessa quì, fieghja.

En attendant l'embarquement, j'écoute sur mon téléphone l'interview d'une écrivaine. Elle parle de la fin de l'appartenance, présentée comme horizon par une certaine forme de progressisme. Elle demande, est-ce que c'est possible, finalement ? Et même souhaitable ? Elle dit : "Je ne sais pas où commence et où s'arrête l'individu, où commence et où s'arrête la communauté."

Je relève la tête, et observe ces silhouettes qui patientent à mes côtés. Vieux, jeunes, crispés, détendus, mal-en-point, vifs, les mains dans le dos, les mains sur leurs valises, mes semblables. Le regard qu'ils posent sur moi, maintenu, animé pour certains par une sorte de dédain, pour d'autres, par un amusement espiègle, comme une envie de taquiner. Cette lumière dans ce regard qui n'en fuit aucun autre, je la connais si bien.

Les premières fois où je partais, je n’avais plus envie de ce bagage, cette identité, j’avais soif d’anonymat. Je voulais qu’on me laisse tranquille. Je croyais prétentieusement tout connaître de cette île que je laissais derrière moi. Et ailleurs, on me disait que sur cette île ne poussent que des réactionnaires, que cette idée d’appartenance, d’attachement viscéral à un lieu et une communauté, était un réflexe primitif et parasite. Alors je m’efforçais honteusement de gommer mon accent.

Mais quand je passais les portiques, que nous marchions vers le terminal, ensemble malgré nous à tirer nos valises, je ne voulais plus fuir. Je voulais serrer tout le monde dans mes bras et éclater de rire. Je rougissais de plaisir d’entendre et échanger quelques mots, quelques mots à peine, dans cette langue secrète, face un fretu! Piombu, pesa quessa qui! Et oui ils ont changé l’endroit, face un pezzu avà ! En retard, torna ? Ne possu più…

Et au premier pas sur le tarmac de Poretta, l’odeur chaude et rassurante de mon pays.

Toutes ces personnes qui portent en eux les mêmes lieux que moi, qui naissent, grandissent, s'aiment, rêvent, s'ennuient, retournent sur cette île, sont comme une continuité de mon être. J'ai pour ce peuple là une forme d'espoir, mais aussi d'exigence, qui est égale à ma tendresse. Au fil de mes allers-retours, j'aime sentir combien on ne finit jamais de découvrir un endroit, même le sien. Qu’il est possible de scruter le plus familiers des visages, et d’être surpris par une nouvelle expression, un nouveau trait, un nouveau reflet.

Cet apprentissage ne me procure que plus d’amour pour ce morceau de lieu, qui flotte fièrement sur sa flaque d’eau.

Mattea Riu
Mattea Riu
Lundi 30 Juin 2025
Mattea Riu


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