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Aux origines de la continuité territoriale



En 1975, le gouvernement a adopté un principe de continuité territoriale pour la Corse, qui s'est notamment traduit par une très forte augmentation des crédits consacrés aux liaisons entre l'île et le continent. André Fazi revient ici sur l'histoire tourmentée de ces liaisons depuis le XVIIIe siècle jusqu'à l'après-Seconde guerre mondiale.



Henry Mariel,  lithographie, XX° siècle
Henry Mariel, lithographie, XX° siècle
La question des transports entre la Corse et le continent français apparaît comme une source quasi-inépuisable d’inquiétudes et de polémiques, et le secteur maritime est celui auquel on pense en premier. Depuis la faillite de la Société Nationale Corse Méditerranée en 2014, et la reprise des actifs par un puissant consortium d’entrepreneurs corses, les conflits sociaux se sont faits plus rares sans que ce soit synonyme de stabilisation. La première majorité nationaliste à l’Assemblée de Corse adopta, avec des accents de triomphe, le principe d’une compagnie publique régionale le 6 septembre 2016. Sept ans plus tard, la perspective paraît de moins en moins réaliste au regard des principes libéraux du droit européen. L’Assemblée de Corse a d’ailleurs récemment adopté une nouvelle délégation de service public nous emmenant jusqu’en 2029.
Dans cet article, je vais revenir sur les origines de la question des liaisons Corse-continent et la difficile éclosion du principe de continuité territoriale.

Isolement et éclatement

Lorsqu’elle est devenue française, l’île n’avait pas de grand port, et surtout pas de productions susceptibles d’attirer de grands importateurs extérieurs, en capacité d’organiser des rotations suffisamment nombreuses pour satisfaire l’ensemble des besoins locaux. Selon le Plan Terrier, achevé en 1794, aucune véritable concentration n’était opérée, et les marchandises et passagers pouvaient être embarqués et débarqués plus ou moins n’importe où. Énumérant les « objets qui tiennent à la marine », le document mentionne 21 ports et y rajoute 37 « marines », 88 criques (appelées « calles ») et 15 plages [1].
Or, les choses n’évoluèrent pas rapidement. Dès 1774, l’Ancien Régime prévoyait la création d’un port « commode et sûr » à Bastia, mais plusieurs projets furent écartés, y compris après la loi du 18 juillet 1845 qui allouait trois millions de francs à cette perspective. Les Recherches de Robiquet nous enseignent que « le petit port de Girolata, où l’on ne trouve pas même un village, et où n’aboutit aucune route, envoyait à Marseille, en 1825 un plus grand poids de marchandises que Bastia et qu’Ajaccio » ! Robiquet précise aussi, notamment, qu’en 1825 les services postaux étaient confiés à « des barques dirigées de Toulon sur Bastia », et que « dans la mauvaise saison, il se passait, à Ajaccio, des mois entiers entre l’arrivée de deux courriers de France ».   
Les choses pouvaient difficilement en rester là, d’autant que la conquête de l’Algérie en 1830 renforçait la nécessité de structurer les relations maritimes en Méditerranée. En 1830, l’État créa un service postal hebdomadaire de Toulon à Bastia et Ajaccio, accordé à la compagnie toulonnaise Gérard & fils [2], lequel favorisait aussi un embryon de trafic de voyageurs. En 1833, moins de 3000 passagers étaient recensés (1845 par Bastia et 1054 par Ajaccio). Après la fin du bail de la compagnie Gérard en 1842, c’est le modèle de la régie – désormais depuis le port de Marseille – qui s’est imposé, mais les navires étatiques ne pouvaient normalement pas transporter de marchandises, officiellement afin de ne pas se trouver en concurrence déloyale avec le secteur privé. Le système était donc coûteux, et la tentation du changement de modèle était déjà grande avant la fin de la Monarchie de Juillet.
 
[1] Antoine Albitreccia, Le Plan Terrier de la Corse au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1942, p. 135.
[2] Charles Finidori, Corsica marittima. Près de deux siècles d’histoire des liaisons maritimes avec la Corse, Marseille, Payan, 1988, pp. 19-25.
 

Concessions, successions et polémiques

C’est en 1850 que le modèle de la concession succède à celui de la régie, jugé trop coûteux. La loi des 17 juin, 1er et 17 juillet 1850, « relative à la concession de l’entreprise du transport des Dépêches entre Marseille et la Corse », valide un marché passé entre le ministre des Finances et la compagnie corse Valery. Cette dernière se voyait ainsi chargée pour dix ans des services postaux, à travers deux rotations « ordinaires par semaine » sur trois lignes Marseille-Ajaccio, Marseille-Bastia et Marseille-Calvi ou l’Île-Rousse.
L’Italie n’était pas totalement ignorée, puisque dès 1850 un des bateaux consacrés à Bastia pouvait – sous conditions – continuer son itinéraire jusqu’à Livourne. De même, à partir de 1853 un navire d’Ajaccio poursuivait son chemin jusqu’à Porto Torres.
Néanmoins, les polémiques furent récurrentes au Parlement, concernant le nombre des rotations, la rapidité des navires, etc., ce qui signifiait des remises en cause fréquentes des concessions, lesquelles étaient fragilisées aussi par des événements impondérables. La mort du sénateur Joseph Valery, patron de la compagnie éponyme, créa un grand trouble jusqu’à ce que François Morelli, collaborateur de Valery, reprenne en 1881 la gérance de la compagnie, qui sera rebaptisée Compagnie insulaire de navigation à vapeur F. Morelli et Cie.
Cette compagnie Morelli a été déclarée adjudicataire du service postal le 21 novembre 1882, mais était loin de disposer du monopole des liaisons Corse-continent. Au contraire, elle a subi la concurrence féroce des puissants armateurs marseillais Fraissinet, et a finalement été déclarée en faillite par jugement du 17 avril 1891. Durant plus d’un siècle, jusqu’à l’actuelle Corsica Linea, le service public de transport maritime sera concédé à des entreprises extérieures à la Corse.
 

Localismes corses… et continentaux

Sous la IIIe République, les intérêts localistes motivaient de nombreuses demandes d’escales, comme si l’on n’avait finalement jamais cru à l’intérêt de la concentration des ressources. Toutefois, cela se comprenait bien mieux à l’aune de l’état catastrophique du réseau routier. Au reste, ce type d’intérêts n’était pas exclusif aux élus insulaires. Le monopole donné à Marseille en 1850 suscitait de nombreuses récriminations des parlementaires de Nice et de Toulon, parfois au nom des différentes « colonies corses » là-bas établies. 
La discussion du 13 juillet 1882 fut peut-être la plus étonnante. Premier député élu de la Cochinchine française un an auparavant, Jules Blancsubé, avocat dans le civil et ne connaissant de son propre aveu personne en Corse, se livra à une grande plaidoirie pour qu’une des trois lignes reliant Bastia fasse escale à Macinaggio [1]. Le maire de la commune revendiquait alors 25000 tonnes d’importations et d’exportations par an dans son port, alors que suivant les chiffres officiels il n’y en avait que 1700 dans un simple mouillage… Probablement excédé, le ministre des Postes et des Télégraphes finit par lancer : « je sais bien que je ne donnerai jamais satisfaction aux députés de la Corse ; si on accédait à leurs demandes, il faudrait faire une escale à chaque kilomètre de la côte ».
Se sentant vraisemblablement visé, le député de l’arrondissement, Denis Gavini, reprit le flambeau affirmant que l’Italie, pourtant moins riche, dépensait plus de trois fois plus d’argent pour la desserte de la Sardaigne que la France pour celle de la Corse (1200000 francs au lieu de 375000). L’amendement n’en fut pas moins rejeté, tout comme fut rejeté – durant la même séance – celui qui demandait à ce que le bateau arrivant à Calvi ou à l’Île-Rousse prolonge son trajet jusqu’à Saint-Florent. Concernant ce dernier, l’intention était plus claire puisqu’il était signé de Denis Gavini et de Louis Bizarelli, député de la Drôme mais né à… Saint-Florent.
C’était sans compter sur l’opiniâtreté des parlementaires insulaires, puisqu’en 1898 le nouveau cahier des charges prévoyait un service par quinzaine tant sur Macinaggio que sur Saint-Florent. En 1902, Emmanuel Arène obtint une nouvelle concession de ce type, imposant une escale à Porto ou Sagone entre la Balagne (Calvi ou l’Île-Rousse) et Ajaccio.
Relevons que ce lobbying ne portait pas exclusivement sur la multiplication des ports d’escale dans l’île. Bien au contraire, la question des relations entre la Corse, l’Algérie et la Tunisie a été posée avec force à la Chambre des députés, par exemple le 5 novembre 1897. Elle paraissait d’autant plus pertinente que les Corses étaient de plus en plus nombreux à s’engager dans les expériences coloniales françaises. Cependant, ce sont d’autres questions qui vont dominer la première partie du XXe siècle.
 
[1] Déjà sous l’Ancien régime, les communautés de Macinaggio et Tomino revendiquaient la construction (ou reconstruction) d’un véritable port. En 1777, il fut très clairement répondu que les finances du pays ne le permettaient pas.
 

L’éphémère consécration du principe de continuité

Dans l’ensemble des questions abordées au Parlement, certaines avaient un relief stratégique plus évident. Par exemple, le 20 février 1902, une partie des députés demanda l’imposition de navires de facture française, construits par des ouvriers français. Selon le gouvernement, cela signifiait un surcoût de 40%, et l’amendement fut repoussé. Toutefois, cette conception que l’on peut dire étatiste et nationaliste des transports maritimes n’a aucunement disparu, et elle aura une influence cruciale sur l’évolution générale du secteur en général, et sur la desserte de la Corse en particulier.
Toutefois, la question la plus récurrente – d’ailleurs souvent rattachée à la précédente – semble avoir été celle du coût de ces transports maritimes. En 1902, le député de l’Hérault, Bénézech, affirmait que « les marchandises paient plus de Marseille à Bastia que de Marseille à Constantinople ». À partir des années 1920, la diminution de ces coûts semble devenir une priorité. Ainsi, la convention de délégation de 1927 fixait de façon très précise et rigide les tarifs appliqués pour chaque navire, chaque catégorie de marchandises et de passagers.
L’étape suivante fut la consécration du principe de parité entre le prix du transport maritime et celui du transport ferroviaire, considérant que les lignes maritimes doivent être comprises comme la continuation du chemin de fer. On peut dès lors bien parler d’un objectif de continuité territoriale. Précisément, le décret du 31 août 1937, dans son article 1er, dispose que « les prix de passage (transport net) applicables aux passagers sur les lignes postales de la Corse sont calculés conformément aux tarifs en vigueur des chemins de fer d'intérêt général arrondis au franc inférieur ». Néanmoins, c’était loin de signifier une consécration définitive.
 

Un impossible retour ?

Le décret du 31 août 1937 a été abrogé en 1942 par le régime de Vichy, mais dans l’Après-guerre la question est rapidement revenue au cœur des débats parlementaires, spécialement du fait des parlementaires communistes. Selon la proposition de résolution déposée par le sénateur Vittori et le groupe communiste, les hausses de tarifs décidées en janvier 1948 portaient « les prix à plus du double du tarif kilométrique ferroviaire », avec un prix du kilomètre sur le parcours Nice-Bastia qui était supérieur de 66% à celui du Marseille-Bastia.
À ce débat sur les principes se conjuguait celui sur l’opérateur. Les armateurs Fraissinet faisaient l’objet depuis très longtemps de violentes critiques. Le 29 novembre 1913, le journal Avanti! en disait : « exclusivement détenteurs du monopole de la navigation entre l'île et la métropole, ils en abusent jusqu'à l'exploitation la plus cyniquement arbitraire. Les prix du passage et du fret sont d'une exagération hypnotisante, tandis que les aménagements des navires des Fraissinet, leur vitesse et leurs conditions de sécurité sont loin de réaliser le désir des passagers et chargeurs.
Sans concurrent, les Fraissinet ont mis la Corse en coupe réglée, ils la spolient avec délice et, sans remord, brisent un essor commercial et social surtout. C'est contre eux, en outre, que dockers et marins sont constamment en état de défense. Ils n'ont pas d'ennemis plus cruels, d'adversaires plus dangereux. La firme Fraissinet frères est une des plus puissantes tentacules de la pieuvre capitaliste, un symbole d'exploitation de l'homme par l'homme. »
 
En 1948, le service public fut confié à la Compagnie générale transatlantique, surnommée Transat, qui était devenue une société d’économie mixte en 1933, et dont le capital était détenu à plus de 80% par l’État. Ce contrôle gouvernemental était censé représenter une garantie efficace face à d’éventuelles dérives.
Toutefois, il ne réglait pas la question des tarifs pratiqués. Durant la discussion relative au projet de loi de 1948, le gouvernement assurait que le principe de la parité des prix des transports maritimes et ferroviaires serait parfaitement respecté, mais qu’il était impossible de ne pas faire payer de supplément pour les couchettes.
Il n’empêche que le principe de continuité ne bénéficiait plus de la même base normative, et les parlementaires corses – de gauche comme de droite – n’ont cessé de dénoncer son oubli. En 1950, Jacques Gavini affirmait que le Marseille-Bastia en première classe coûtait 76% plus cher qu’il ne le devrait. Durant la même deuxième séance du 22 décembre 1950, Arthur Giovoni insistait sur les impacts très lourds que cela induisait sur le coût des marchandises et donc sur le coût de la vie dans l’île.
Malgré tout, la IVe République resta inflexible. Le principe de continuité ne fera son retour qu’en 1975, dans un contexte totalement différent. J'en traiterai prochainement.


 
Dimanche 28 Mai 2023
André Fazi


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