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Ces corps latents - Le brocciu et la Berezina


Depuis plus d'un an, l'association U Scoddu cherche à inventorier, à étudier et à faire connaître le patrimoine bâti des régions du sud de la Corse, tout en cherchant à promouvoir une approche de l'architecture auprès du plus grand nombre. Toujours en croisant culture technique, connaissance du vernaculaire et singularité formelle. Deux de ses membres, Samuel Moncorgé-Mondoloni et Yan Leandri nous proposent une réflexion sensible autour de la poésie des lieux-témoins; où la photo argentique dévoile et documente la mémoire des lieux.



Santa Barbara#3, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Santa Barbara#3, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
En photographie argentique, une image latente est une image qui repose sur la pellicule (ou toute autre surface sensible) non développée. Elle est est là, encore invisible et toujours sensible à la lumière, donc destructible par excès.
Cette latence a la même origine que l’alètheia, l’“ hors de la léthé”, la sortie de l’oubli, du caché. Cet acte de dévoilement, de surgissement de l’être, une expérience ontologique par le a privatif. Une éclaircie.

Dévoiler la mémoire

Santa Barbara#9, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Santa Barbara#9, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Comment faire face à la ruine, comment retrouver ces corps qui l’ont arpentée, comment prélever ces traces de la mémoire ? Comment les dévoiler ? La photographie s’est toujours posée la problématique des manières de ramener à soi, à la fois spatialement et temporellement. Si certaines réflexions pouvaient se concentrer sur une croyance magique héritée de la culture égyptienne et latine de l’image occidentale, elle s’est dirigée ensuite vers des méthodes documentaires proches de l'enquête, des protocoles pour “rendre-compte”.
Mais aujourd’hui, c’est finalement dans la rencontre silencieuse que la photographie semble enfin s’accorder à son sujet, dans l’effleurement muet, conditionnant son corps à une sensibilité active dénouée de la parole, dans la lenteur de la prise de vue, dans la caresse de ce bloc originel supportant cette façade émiettée.
Alors nous partons à l’écoute d’une mémoire tacite, contenue non plus seulement dans notre langue ou nos mythes, mais dans ces paysages synthétiques architecturaux, ces lieux, que sont nos caseddi, capanne et stazzili, condensant les récits et les techniques de ceux qui nous ont précédés, les besoins et les gestes de ces corps face au labeur. Des architectures devenues documentaires, en quelque sorte, du moins, témoins.

Texte dialogué - Écriture à quatre mains

3. Chialza, 2022  © Yan Leandri U Scoddu
3. Chialza, 2022 © Yan Leandri U Scoddu
Tumëtta : masse arrondie et compacte de cire et de miel résiduel, appelée ainsi comme si c’était une variété de fromage
(in Giancarlo Plazio, La cera, il latte, l’uomo dei boschi ).
A ciaba : reste de lactosérum après la fabrication du brocciu (aussi nommé u zozu).

Cédric Gras, grand ami de Sylvain Tesson, lui expose lors de leur voyage en moto célébrant le bicentenaire de la retraite de Napoléon son idée des "hauts lieux". Les deux écrivains surplombent alors la Berezina au nord de Borisov en Biélorussie. Ce lieu qui inspire Gras est celui de la fameuse et atroce bataille de la Berezina. Français et Russes explorèrent les limites des atrocités dont ils étaient capables pour avoir le dernier mot.
Napoléon fuyait, et Koutouzov, victime de son orgueil, chassait dans l’hiver slave une armée décimée, emportant la sienne à sa perte. Le froid ne distinguait pas les différences des hommes, et glaçait aussi bien le cosaque russe que le grognard français.
« Un haut lieu, c’est un arpent de l’Histoire [...] qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. Tu te tiens devant et, soudain, tu éprouves une présence, un surgissement, la manifestation d’un je-ne-sais-quoi. C’est l’écho de l’Histoire, le rayonnement fossile d’un événement qui sort du sol, comme une onde. »
*
Da sott’à Sartè, in un poghju. Le défrichage a commencé, et le reste, le gros œuvre, viendra dans quelques semaines. D’ici le mois prochain, tout sera tombé. Sur une pente terrassée, terre de vigne, un bâtiment qui fait cuve, la trappe ouverte comme une plaie béante. Et à peine visible, dans la façade côté mer, u scoddu, l’originel, systématique. Au pied de la bâtisse, côté ville, un pressoir forgé à même le granite ovale au sol, énorme. Des roches gravées dans la peine, la tourmente de la terre, les gestes qui les ont érodées dans des mouvements incessamment répétés. A straziera, a vera. Alors, depuis ces blocs, depuis l’intention initiale minéralisée en négatif, aller à la recherche des corps manquants qui l’ont habitée.
          Tu vois, c’est l’efficacité totale, une économie du plus simple, construit avec un matériau au plus proche de nous. Et regarde, l’enduit, comme il est magnifique, il n’a presque pas bougé, on va le prendre en photo. En vérité, il faut beaucoup d’expérience pour apprendre à faire simple. Viens-là, je te montre. Pour les mesures, tu faisais comme ça, avec la main. Una palma, dui palmi, trè palmi…. Tout se fait avec le corps, tu vois, l’instrument premier. À force de faire des relevés, je connais ces chiffres avant même de prendre mes mesures. Je sais que je vais les retrouver.
 

S’imprégner du lieu

Forconceddu, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Forconceddu, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Aujourd’hui demeurent visibles, à l’image du lit de la Berezina, les traces de l’histoire. Celles qui n’ont pas encore été ensevelies par une couche de goudron ou par des pas d’hommes pressés qui n’ont que faire de l’expérience derrière l’imperfection, valorisant la grossièreté d’un artificiel figé.
Des vestiges se reposent encore dans les prairies, archives à ciel ouvert, qui jouent encore à s’improviser témoins anonymes d’un temps en déclin. La persévérance des événements de l’Histoire, bien heureusement, ne tient pas rigueur des incivilités du monde contemporain. Elle s’amuse justement à taquiner la brutale effervescence de notre société, qui repose sur un mode d’emploi se foutant pas mal de l’Histoire passée, présente ou future.
 
Grâce à ses travailleurs de l’ombre, historiens, écrivains, chercheurs parmi tant d’autres, l’Histoire raconte la vie, les hommes, les pays, les villes, la Terre. Certains le font par passion, d’autres le font pour vivre, tandis qu’une poignée d’individus se portent à cette volonté de transmission pour pérenniser ce qui deviendrait caduc sans leur savoir. Cédric Gras et Sylvain Tesson, devant la Berezina, sont submergés par l’émotion. Ils se tiennent en silence devant ce paysage qui devient alors l’incarnation de la mémoire de centaines de milliers d’hommes.
Ce souvenir qu’ils cultivent se joint alors à la forme actuelle du paysage et la lenteur de leur contemplation libère leur imaginaire. Ils s’imprègnent du lieu, de son identité forgée dans le temps, de son atmosphère, de sa puissance. De leurs plumes, les deux écrivains donnent la parole à la mémoire. Ils transmettent au lecteur ce qui forge l’âme présente des choses. Ils utilisent le paysage, le lieu et l’objet comme témoins de l’Histoire. Finalement, comme le dit Peter Zumthor, architecte suisse, les paysages et les lieux conservent les souvenirs d’une vie passée.
*
Et alors vient l’image. Je suis le mouvement, le corps projeté, je le reproduis. Une mesure organique, à portée, une surface de réception, écrasée entre la perte et le désir de trouver, placée dans cet entre-monde du renaissant, un contact des visibilités. Rester immobile, en exposition, pour capter leur mouvance. Un état de rencontre dans l’espoir de l’Incarnation. Et de là, l’image; elle devient une extension, pas seulement du monde, mais du corps, un prolongement dermatique, à la fois du disparu et de l’opérant. Une communion, l’Imaginable et l’Invisible, à l’image des corps. Celui qui passe, celui qui reste. Recevoir le corps manquant, c’est prendre sa forme comme un moule, Lui-même vidé. L’expérience de la métamorphose, de la coexistence, que l’Absent trouve son aboutissement dans la chair qui le reçoit, un don du soi. Et dans l’image, dans l’expiration, l’absorption restituée : qui me voit a vu Son corps. Enfin, la rupture, un éternel enfantement, une éternelle inquiétude, l’abandon recommencé. Et alors, à moi de dire: tu vois, c’est ça l’efficacité, un contact direct, sans parasites ni pertes, entre ce corps et moi.
          Face au lait, Salomon ignorant. Alors la Sybille, à la demande des mots, répond par le geste, donne à son frère la technique. Désormais du lait, tu feras le fromage, du petit lait u brocciu, d’a ciaba la cire. Si dici chì si cuddia u brocciu, come a tenidora si cuddia a criatura, è chì u brocciu fiuria. Les mêmes gestes que pour les images, un rituel répété et transmis pour qu’il soit de nouveau répété. L’imago, le masque de cire sur le visage du défunt pour ne pas oublier, rangée dans le placard des ancêtres. Mais le cercle s’est brisé, le secret est perdu, la cire n’aboutit pas. Et si de cette cire faite du petit lait — de cette cire dont personne ne se souvient, de l’interdit, contre la technique, contre l’accumulation, l’inceste et l’immortalité brisés — revenaient les corps? A ciaba devant moi, substance mythologique de l’imago salutaire, le secret gardé de la Véronique, l’impossibilité de la Résurrection. Alors on a consommé l’image comme une hostie amère, et chaque image est une dernière cène jamais repue, jamais digérée. Ce reste d’on ne sait que faire, cette cendre organique et stérile, le dernier sérum, qui coule sur la terre et se dérobe. Le manque de l’image dans un cierge à la formation déliquescente.C’est la trace impossible, l’être absent, le geste manquant, le linge vierge à la sixième station, la mère dans le jardin d’hiver. L’original, à chaque fois plus loin, devient étranger, un esse cirottu. Alors, dans notre malédiction, dans la peur de l’oubli, une frénésie écholalique, la reproduction inassouvissable, voire l’original s’éloigner faire son chemin de croix. Induve hè l’Imbucciata persa ?

Poésie du lieu-témoin

Palaghjolu (Saint Antoine de Padoue), 2021 © Yan Leandri  U Scoddu
Palaghjolu (Saint Antoine de Padoue), 2021 © Yan Leandri U Scoddu
De manière plus générale, cette poésie du lieu-témoin peut aussi bien concerner une rivière biélorusse de cinq cents kilomètres qu’un caseddu de granite en Alta Rocca. Alors, la transmission se fait par l’architecture, par le rapport que l’Homme entretient avec la matière. Les pierres extraites de la roche sont synonymes des labeurs passées, et reposent sur le rocher, u scoddu, le socle originel qui témoigne de l’univers minéral insulaire. Tous les détails, allant des inscriptions gravées dans la pierre jusqu’à la jointure et l’encastrement de la poutre en bois dans le mur, sont les messagers d’une manière d’habiter en extinction.
Presque comme un devoir, les événements, les lieux, les techniques et les savoir-faire se transmettent. Dans le silence et la lenteur nécessaires à la contemplation, on trouve la source d’une pédagogie. Dès lors, la génération suivante saura comment construire un feu, comment faire du fromage, comment mesurer correctement la corniche de la maison ou le linteau de la fenêtre.
*
Je pense aux boti de la Santa Annunziata, cette confrérie de cire disparue auprès de l’Annonciation miraculeuse. Un champ de tumëtta, dans une cave, comme une maturation vers l’Éternel. I boti, les vœux, ces vœux fondateurs, dans un contrat reposant sur le poids, pieu et politique, la foi. Et le poids de l’image couchée sur un papier pèse sur l’épaule rouge de l’humanité pénitente, portée par la Rédemption, celle de la disparition de cette cire miraculeuse.
L’image lancée comme un vœu, une prière, un gage, une annonciation contre le silence, la parole et le visage dérobé, comme cierge érigé sur l’autel de la mémoire survivante. Et finalement, de l’angoisse, de l’absence et de la résurrection impossible, l’image n’est que tentative de Consolation. Et alors, voilà qu’elle qui nous regarde, dans notre perte l’image fait face. Et de cire, le cierge donné par la squadra d’Arozza au vivant, comme l’image, se meut, opère, et nous engloutit.

 

Santa Barbara#5, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Santa Barbara#5, 2023 © Yan Leandri U Scoddu
Jeudi 30 Novembre 2023
Samuel Moncorgé-Mondoloni et Yan Leandri (U Scoddu)


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