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Châtaigneraies, entre sauvage et domestique



L'importance du châtaignier dans l'histoire et la culture corses ne fait pas de doute. Reste à savoir pourquoi a-t-il été et est-il encore si important. Geneviève Michon, directrice de recherche à l'Institut de recherche pour le Développement est ethnobotaniste, nous montre ici le caractère décisif de la double nature de cet arbre toujours resté, dans des parts très variables, à la fois sauvage et domestique.



Baptiste César, 2022
Baptiste César, 2022
Le châtaignier est un arbre étonnant. Par sa taille, qui en fait un des plus grands et des plus gros arbres de nos contrées. Par sa longévité, qui n’a rien à envier à celle des chênes. Par la majesté de son port, la lumière de son feuillage au printemps et à l’automne, ou encore par les formes extravagantes que prennent les sujets les plus âgés. Mais aussi par sa connivence ancienne avec l’homme : on trouve des témoignages de sa mise en culture à Rome dès le Ier siècle avant JC. Il a rendu sinon florissantes, du moins viables, les économies difficiles des montagnes du sud de l’Europe, où il a supplanté les céréales.
Aucun autre arbre n’aura occupé une place aussi centrale dans l’histoire de nos civilisations rurales. Aucun arbre n’aura été autant socialisé. On lui a dédié des chansons, des poèmes, des romans. En Corse, comme ailleurs, le châtaignier a longtemps solidarisé les générations familiales et donné leur identité singulière aux villages. Il reste le dépositaire de la mémoire collective : arbres remarquables et variétés typiques font ainsi partie du patrimoine des familles et de l’identité des villages.

Cependant, contrairement aux autres arbres fruitiers domestiqués, et malgré près de 20 siècles de mise en culture et d’intégration dans les économies locales et les lignées familiales, le châtaignier persiste à ressembler à un grand arbre forestier, sauvage et libre. 
Ce flou artistique, cet entrelacement permanent, entre sauvage et domestiqué, entre nature et culture, entre forêt et agriculture, constitue l'identité profonde de la culture du châtaignier : de l’arbre au paysage, en passant par la châtaigneraie elle-même, on ne cesse de s’interroger : le châtaignier est-il toujours forestier ou doit-on plutôt le rattacher au monde de l’agriculture ? la châtaigneraie est-elle verger, jardin ou forêt ? avec la forêt qui vient aujourd’hui brouiller les anciens paysages agricoles, cette châtaigneraie qui a pris le maquis autant qu’elle s’est fait prendre par lui, est-elle encore un héritage domestique ? ou s’est-elle marronnée au point d’avoir rejoint à jamais sa part sauvage ? appartient-elle encore, d’une façon ou d’une autre, au cercle des villages ou au monde des forêts ?
 

Une « domestication » du châtaignier

En quoi consiste la domestication du châtaignier, et comment cette domestication a-t-elle inventé une partition qui entrelace des mondes a priori antinomiques ?
Avant sa mise en culture, le châtaignier existait à l’état sauvage dans les forêts de l’Europe méridionale, et sans doute aussi en Corse. Comme pour beaucoup d’autres arbres fruitiers, la culture du châtaignier nous est venue d’Asie Mineure (Géorgie, Arménie, Iran) via la Grèce et Rome, avant de se répandre dans le sud de l’Europe[1]. Pendant longtemps, cependant, le châtaignier n’a bénéficié que de soins culturaux rudimentaires et semblait ignorer la greffe, pourtant largement pratiquée sur d’autres arbres à fruits.
La domestication de l’arbre ne s’est dessinée que tardivement. Elle a commencé par ce que certains ont qualifié de « cueillette aménagée »[2] : une combinaison d’exploitation, de protection et d’entretien d’arbres issus de semis naturels, parfois sélectionnés, parfois plantés près des maisons, mais jamais de façon systématique. Elle s’est ensuite prolongée avec un véritable travail sur l’arbre basé sur la plantation, la taille, la sélection et la création de variétés, et la greffe.
En Corse, la culture du châtaignier est sans doute arrivée à l’époque de la domination pisane, vers le XIIe siècle. Mais elle ne s’est véritablement répandue que sous la domination génoise, après le XVe siècle, et surtout aux XVIe et XVIIe siècles. Durant cette période, on va progressivement passer de jardins-forêts dominés par des arbres « sauvages » (bastardi), multipliés à partir de semis naturels, à des vergers de variétés plantées, sélectionnées et reproduites à l’identique grâce au greffage.
 

[1] J. R. Pitte, Terres de Castanide : hommes et paysages du châtaignier de l'Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 1986 ; Ariane Bruneton-Governatori, Le pain de bois, Ethnohistoire de la châtaigne et du châtaignier, Toulouse, Eché, 1984.
[2] Antoine Casanova, Arboriculture et société en Méditerranée, Le signet, Corte, 1998
 

Il y a donc bien eu domestication ?

En arboriculture fruitière, la taille est destinée à donner à l’arbre ce que l’on appelle une architecture productive : une forme qui favorise et, si possible, démultiplie, la production de fruits. On la connait pour l’olivier, où l’on taille pour « aérer » la couronne de façon à ce que tous les bourgeons floraux aient accès à l’espace et à la lumière nécessaires pour donner de beaux fruits. Les jardiniers affirment aussi que la taille permet aussi de réduire le bois, pour ne pas « épuiser l’arbre » et afin que « la sève rejoigne les bourgeons au plus court et au plus vite ».
Pour le châtaignier, on taille d’abord pour façonner l’ossature de l’arbre, en sélectionnant trois ou quatre branches charpentières. Puis on n’observe plus qu’une taille d’entretien pratiquée en fin d’été pour supprimer les rejets de l’année, qui sont souvent abondants au pied des arbres. Ces rejets sont donnés en fourrage vert aux bêtes (a frasca). Périodiquement, une taille de rajeunissement est pratiquée pour éliminer les branches vieillissantes, ce qui permet en même temps d’éliminer certains parasites. Grâce à ces tailles régulières, l’arbre peut produire en abondance pendant au moins deux siècles, et parfois plus.

C’est au niveau de la sélection des variétés et de leur reproduction à l’identique que s’exprime le plus l’emprise humaine. Au niveau de l’île dans son ensemble, le long travail de croisements, de sélection et d’échange des variétés entre villages ou entre familles entrepris au cours des siècles a produit plus d’une centaine de variétés différentes, sélectionnées pour leurs qualités gustatives, leur aptitude au décorticage et à la transformation (en particulier pour la farine), ou leur plus ou moins grande précocité. Autrefois, l'identité et la fierté des villages étaient liées à la fois à une ou deux variétés emblématiques, qui dominaient dans les vergers, et à une gamme de variétés particulières qui construisaient la qualité, la saveur, et souvent la réputation d'une farine spécifique, « de terroir ».
La pratique de la greffe est intimement liée à l’existence des variétés, car c’est elle qui permet de reproduire une variété à l’identique, ce que la reproduction par semis ne permet pas. C’est un acte technique qui demande à la fois une grande maitrise du geste et une bonne connaissance de la physiologie des arbres. On est loin ici du sauvage : la greffe relie profondément le châtaignier à la sphère humaine, elle fait des châtaigniers greffés des êtres qui n’existeraient pas sans cette intervention, et qui ne peuvent pas se reproduire tout seuls à l’identique, donc des entités réellement domestiquées.
Il y a donc bien eu domestication : transformation d'une espèce sauvage en espèce soumise à une exploitation par l'homme, en vue de lui fournir des produits ou des services[1], et se reproduisant difficilement seule. Il y a même eu plus : une socialisation poussée de l’arbre, qui s’est retrouvé tout à la fois intégré dans les généalogies des familles et l’histoire des villages, pilier de l’alimentation et soutien des économies locales. Une socialisation allant parfois jusqu’à l’anthropomorphisation : la transformation de l’arbre en un végétal terriblement humanisé[2].

Mais dans la domestication du Châtaignier, le sauvage n’est jamais loin, il revient toujours à l’improviste, en complément ou en soutien au domestique. Même si cette domestication, construite au cours des siècles par les pratiques qui s’y rattachent, connectent indéniablement le châtaignier au monde des humains et introduisent une distinction indiscutable entre la culture des variétés et les anciennes cueillettes sur les châtaigniers sauvages, la plasticité, la complémentarité, et parfois l’ambigüité entre « sauvage » et « domestique » perdurent jusqu’au cœur des vergers.
Ce qui frappe l’œil, c’est d’abord la vigueur végétative de l’arbre, que ni les tailles répétées, ni les greffes n’ont pu contenir. Les châtaigniers cultivés restent grands et majestueux : des arbres aux proportions hors normes par rapport aux autres fruitiers, qui ne sont souvent qu’une miniature de leurs ancêtres sauvages.

On va retrouver cette complémentarité/ambigüité entre sauvage et domestique au cœur de la pratique la plus sophistiquée du processus de domestication : la greffe. Si les greffons sont pris sur les variétés que l’on veut reproduire, les meilleurs porte-greffes sont des bastardi, ces arbres « sauvages » issus de semis spontanés. La greffe se pratique sur ces sauvageons âgés d’une dizaine d’années : on coupe l’arbre à une hauteur de 2 mètres et on greffe « en couronne », ce qui met les greffons à l’abri de la dent du bétail. Mais surtout, cette greffe haute permet de conserver au-dessous du point de greffe un tronc de bastardu, dont le bois est considéré comme bien meilleur que celui des variétés. Le plant greffé est ainsi de nature hybride, constitué pour partie de « sauvage » et pour partie de « domestiqué ». Le sauvage fournit sa vigueur : son bois, et surtout son système racinaire, bien développé car issu d’une germination in situ et non d’une transplantation. Le domestiqué fournit le fruit, destiné à être incorporé dans l’économie domestique[3].
La complémentarité entre sauvage et domestique s’exprime aussi au niveau de la reproduction. Les bastardi constituent en effet le socle de la reproduction des variétés. Leur floraison est légèrement décalée par rapport à celle des variétés et, surtout, ils sont réputés être meilleurs producteurs de pollen que ces dernières, ce qui leur donne un rôle majeur dans la pollinisation[4]. Dans le domaine du fruit, comme dans celui de la greffe, le « produit » de la pollinisation, le fruit, est donc un hybride, génétique cette fois, entre une composante « domestiquée » (l’ovule de la fleur de la variété) et une composante sauvage (le pollen du bastardu).  
 

[1] Définition du Larousse.
[2] Certains châtaigniers sont baptisés : on leur donne des noms. À d’autres on prête de vrais sentiments, comme dans cette histoire vécue rapportée rapportée par un ami qui, enfant, accompagnait son père arroser les châtaigniers en été. Lorsque l’eau arrivait au pied d’un châtaignier, à travers un circuit complexe de canaux et de vannes, l’arbre, ne manquait pas d’agiter doucement ses feuilles en produisant un petit bruit, comme une chanson végétale « pour signifier à la fois son aise et sa reconnaissance ».
[3] On rapprochera cette pratique de greffe sur du châtaignier « sauvage » de ce que l’on observe pour les oliviers : la Corse est l’un des rares endroits en Méditerranée (avec le Maroc et la Sardaigne) où l’on retrouve la trace d’anciennes greffes de variétés d’oliviers domestiques (Olea europaea L. subsp. europaea var. europaea) sur des oléastres (Olea europea L. subsp. europaea var. sylvestris), considérés comme la variété sauvage des oliviers cultivés.
[4] Le châtaignier est auto-stérile, c’est-à-dire qu’il faut deux arbres distincts pour faire des fruits.
 

Où passe alors la frontière entre sauvage et domestique ?

Pour la plupart des arbres fruitiers, l’espèce domestiquée diffère génétiquement de l’espèce sauvage[1]. Dans le cas du châtaignier, la frontière entre sauvage et domestique ne passe pas entre des espèces (dont l’une aurait été tellement modifiée par les pratiques humaines qu’elle aurait développé un génome indépendant), ni même à l'intérieur de l’espèce, mais bien à l’intérieur du jardin. Dans la châtaigneraie, le sauvage existe, il est nommé : c’est celui « qui a poussé tout seul », quelle que soit la qualité de ses fruits. En effet, n’est-il pas « bâtard », ce sauvageon au pollen si prolifique ? Le terme « bâtard » ne renvoie pas tant au produit de noces illicites qu’à une vraie liberté d’existence liée au fait d’être né en dehors de tout contrôle social.
Ainsi, non seulement cette domestication n’a donc rien changé aux caractéristiques morphologiques et génétiques de l’arbre, mais elle s’appuie constamment sur le sauvage pour assurer la production et la reproduction. L’abondance de la récolte, la qualité des fruits, et donc le succès économique de la plantation, reposent sur la vigueur inhérente au caractère « sauvage » d’un châtaignier qui s’est développé librement, qui a, en partie du moins, échappé à la loi des Hommes.

La domestication du châtaignier est donc un leurre ? Allons plus loin, ne pourrait-on pas considérer que c’est l’Homme qui a été « domestiqué » par le châtaignier, tant cet arbre est devenu le principe organisateur de la vie familiale, de l’économie, et des modes de subsistance : savoirs et savoir-faire, systèmes alimentaires, économie domestique, architecture rurale, paysages, rythmes saisonniers, rapports sociaux…, pendant des siècles, tout a tourné autour de cet arbre qui fournissait tout, « jusqu’au bois des berceaux et des cercueils », et créait un lien fort entre les générations car un arbre planté et greffé par un individu était censé profiter au moins aux quatre ou cinq générations suivantes.
Oui, la société montagnarde en Corse doit tout, ou presque, au châtaignier. Mais inversement, le Châtaignier doit tout à l’homme. Malgré cette vigueur sauvage revendiquée pour soutenir la production, sans soins constants, livrés à eux-mêmes, les arbres greffés s’étiolent, se laissent étouffer par les rejets et les mousses, dégrader par des champignons microscopiques qui dessèchent leurs branches. Les architectures productives périclitent. Les productions chutent rapidement, et de façon dramatique.
Certains castanéiculteurs établissent clairement un lien entre l'explosion des maladies du chancre et de l'encre au début du XXe siècle et l’amorce du déclin de l’économie agropastorale dans l’île. Ce seraient « des maladies de l’abandon », cet abandon des soins prodigués aux arbres pendant les quatre siècles précédents, cet abandon de l’interdépendance entre l’arbre et ses frères humains. Ces maladies sont aussi dues à un « excès de domesticité » : dans les monocultures, les arbres, quelle que soit leur vigueur, sont extrêmement fragiles vis-à-vis des maladies : les parasites y trouvent en effet un terrain de jeu merveilleux, un immense garde-manger, rien ne les arrête, et même les arbres les plus vaillants sont attaqués.

Mais ces châtaigniers malades ne sont pas morts : ils se sont ensauvagés.
La vigueur du sauvage est entrée en jeu pour « sauver » les arbres, l’identité « bastardu » reprenant le dessus. La multiplication des rejets a compensé la perte des branches productives, avec de nouvelles feuilles pouvant assurer l’indispensable photosynthèse, et le système racinaire a continué à fournir eau et minéraux pour nourrir l’arbre. Même engrisaillés par leurs branches mortes qui les font ressembler à d’immenses squelettes végétaux, les châtaigniers sont toujours là, dans l’épaisseur du maquis.
Ce « retour au sauvage » constitue une véritable stratégie de survie pour le châtaignier. Tous les arbres fruitiers plantés autrefois autour des villages désertés par les agriculteurs depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, pommiers, poiriers, cerisiers et pruniers ont depuis longtemps rendu les armes. Seuls subsistent les châtaigniers. Affaiblis, assaillis par d’autres maladies, mais toujours là.
Puis, au cœur de cet abandon, les hommes sont ré-intervenus pour raviver le domestique et donner aux arbres une seconde vie productive. En « reprenant » des arbres pour la production, en se remettant à greffer, en établissant des pépinières pour replanter, en re-consommant le fruit oublié, en créant de nouveaux collectifs et de nouveaux dispositifs au service de l’arbre, en se mobilisant, au niveau de l’île dans son entier, pour lutter avec succès contre la dernière peste, le cynips. En jouant aussi sur les compromis entre le sauvage et le domestique, car pour tout re-domestiquer, il faudrait être cent fois plus nombreux.
 

[1] Ainsi le pommier domestique, Malus domestica, est différent de ses nombreux cousins sauvages : Malus sieversii, M. baccata et M. kirghizorum, d’Asie centrale, mais aussi M. sylvestris d'origine européenne, et quelques autres espèces qui semblent avoir toutes participé à la création de ce pommier domestique.
 

Une « forêt domestique »

Cette complémentarité/ambigüité entre sauvage et domestique caractérise également la châtaigneraie prise dans son ensemble, comme un écosystème, et marque profondément son histoire. Avec les mêmes questions : où et quand la forêt, sauvage, devient-elle verger, domestique, ou, inversement, à partir de quand, comment, et jusqu’où la châtaigneraie redevient-elle forêt ? Comment la nature et la culture se combinent-elles pour façonner l’écosystème cultivé ?

La production de châtaignes sur l'île a longtemps été assurée par la récolte d'arbres poussés spontanément dans les forêts villageoises. Au cours de la lente mise en place de la culture du châtaignier, la plantation et le greffage de variétés sélectionnées ont coexisté avec la gestion d'arbres auto-établis et non greffés : sauvage et domestique étroitement mêlés pour construire la châtaigneraie moderne.
La production de châtaignes a ensuite été conçue et gérée comme une monoculture intensive, avec des pratiques relativement intrusives du point de vue du végétal et un contrôle social élevé. Vu sous l'angle agro-technique, cette châtaigneraie est, réellement, un « verger », et ses productions, châtaignes et produits animaux, relèvent clairement de la sphère agricole. Du point de vue des sociétés locales, cette châtaigneraie-verger appartenait sans ambigüité à un paysage domestique, avec ses constructions spécifiques[1], et assorti de tout un système de droits et d’obligations, de règles et de savoirs, instauré pour gérer la cohabitation entre élevage et castanéiculture, entre hommes, arbres et bêtes[2].

Avec la révolution industrielle du XXe siècle et l’abandon de l’ancienne économie agropastorale, la châtaigneraie est revenue à des formes de gestion plus extensives, parfois proches de la cueillette, tandis que les vergers évoluaient vers des enchevêtrements denses de châtaigniers ensauvagés et de recru forestier auto-établi. Avec le grand abandon des années 1950-1970, de nombreux châtaigniers ont été engloutis sous cette marée verte du maquis, et la châtaigneraie s’est affirmée forêt, avec sa cohorte de chênes verts, de myrtes, d’arbousiers et de bruyères blanches, avec aussi ses troupeaux de porcs coureurs qui en assuraient une certaine mise en valeur.
Lorsque les hommes sont revenus pour greffer sur la châtaigneraie ensauvagée un nouvel ordre domestique, on a nettoyé et enclos les parcelles, pour bien montrer qu’il ne s’agissait plus d’une forêt ouverte à la cueillette, mais bien d’un verger entretenu et récolté. Des moulins ont été restaurés, des casette remontées. La production de porc, trop extensive et génératrice de tensions dans les villages, a été « moralisée » avec un travail sur l’espèce locale, l’instauration de règles de conduite des troupeaux, et la promotion des produits charcutiers à travers des signes de reconnaissance de type AOC. Dans les vallées de l’intérieur de l’île, à côté du maquis, un nouveau paysage castanéicole s’est ainsi inventé, verger dans son essence, mais encore largement forêt dans son apparence.

Cet entremêlement, ce va-et-vient entre sauvage et domestique qui caractérise la châtaigneraie corse constitue une originalité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans les systèmes cultivés aujourd’hui en Europe où l’on cherche au contraire à contrôler le sauvage jusqu’à l’éradiquer totalement[3]. Il constitue aussi la grande force de la châtaigneraie. Pendant les phases de retrait de l’activité humaine, on peut voir l’ensauvagement des arbres et des parcelles comme une défaite du domestique devant le sauvage. On peut aussi considérer le « retour au sauvage » comme une stratégie gagnante pour la survie des arbres et de l’écosystème : en dépit de l’abandon des pratiques, la châtaigneraie est toujours là et les châtaigniers résistent (parfois plus ou moins bien, il est vrai). Ce retour à l'état sauvage, par un fonctionnement plus naturel de l’écosystème, a permis à la châtaigneraie de survivre à l'abandon.
Le plus grand danger qui guette aujourd’hui la châtaigneraie, reprise mais encore largement maronnée, c’est d’être assimilée totalement à une forêt. Non pas par les forestiers, qui ont un rôle à jouer dans la « gestion des peuplements », mais par les citadins et les touristes qui voient que le maquis, cette valeur esthétique et sauvage du paysage, antithèse et antidote de « la ville ». Un décor dont on veut effacer, pour mieux rêver, toute référence à l’homme, toute composante domestique. Et, puisqu’elle est forêt, en faire un espace libre de toute obligation (comme la forêt, autrefois, a pu être à la fois nemus, n’appartenant à personne, et res nullius, espace de non-droit), ouvert à toutes les formes de réappropriation : des promenades et des cueillettes au développement résidentiel.
Y a-t-il pire destin, pour une forêt domestique qui a existé pendant des siècles dans la proximité et la complicité entre les arbres et les hommes, dans un équilibre subtil entre nature et culture, que celui de se transformer en décor : un espace vidé de son histoire et de sa substance, qui n’est même plus un paysage ? Un espace qui ne produit plus rien, et surtout pas la liberté[4]. La châtaigneraie, et les mangeurs de châtaignes, méritent mieux…[5].
 

[1] Des mini-terrasses destinées à accueillir l’arbre, aplanies sur quelques mètres carrés et soutenues par un muret de pierre, de façon à retenir l’eau et la terre au pied de l’arbre. Des ouvrages de maitrise de l’eau (canaux et de dérivations) qui permettent d’amener l’eau au pied de chaque arbre. Des constructions : les chjostri, silos destinés à stocker les fruits avant le séchage, non couverts mais ceinturés d’un mur de pierre, suffisamment haut pour empêcher l’entrée du bétail, les casette, dans lesquelles on sèche les fruits après les avoir étalés sur un plateau à claire-voie sous lequel on allume un feu doux mais continu, des moulins sur les ruisseaux pour fabriquer la farine, des murs de clôture, des chemins d’accès.
[2] La propriété arboraire, et le furestu (mise en défens temporaire des parcelles pour éloigner les troupeaux pendant la récolte des fruits).
[3] Par contre, de nombreux systèmes de culture dans le monde associent forêt, élevage et agriculture, dans un équilibre subtil et à chaque fois particulier entre sauvage et domestique (Geneviève Michon, Agriculteurs à l’ombre des forêts du monde – Agroforesteries vernaculaires. Arles, Actes Sud, 2015).
[4] Petit clin d’œil à l’article de Joëlle Zask, "La châtaigne est le blé́ de la Corse", publié par Rivista Robba le samedi 26 Novembre 2022
[5] Cet article est une remise en forme de plusieurs morceaux d’articles ou d’ouvrages déjà parus (GAL I Tré Valli L’Anima di a Terra. Les savoir-faire du territoire I Trè Valli. Essai. Ajaccio, 2006; G. Michon et J.M. Sorba, I Trè Valli. Passer par-dessus les montagnes. Ethnologie Française XXXVIII (3) : 465-477, 2007. G. Michon, Revisiting the resilience of chestnut forests in Corsica; from social-ecological systems theory to political ecology. Ecology and Society 16(2): 5, 2011; G. Michon 2015 op. cit.).

 

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Mardi 27 Décembre 2022
Geneviève Michon


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