Il serait tentant de voir dans cet ultime voyage le signe d’une vocation de la Corse. En repensant au 15 décembre, on peut entendre en tout cas un appel à recommencer par le bas, par une piété populaire évangélisatrice, le nouveau moment franciscain qu’un pontificat a symbolisé urbi et orbi et qui ne fait que commencer.
Réinventer une Corse franciscaine
Le Riacquistu a cherché à réinventer la tradition insulaire des communs et on pourrait chercher à réinventer la tradition franciscaine insulaire. Au premier abord, cela semble plus facile : alors que la mémoire de la Terra del Comune se heurte à celle de la Terra dei signori, la tradition franciscaine n’a pas de rivale. Il est vrai que le franciscanisme n’est pas tout d’une pièce et que son histoire fut pleine de divisions, conflits et dissidences [1] ; l’histoire des Ghjuvannali en est, en Corse, un indice connu. Mais la mémoire franciscaine de l’île fournit une référence partagée.
Les nombreux couvents en ruine ne verront probablement pas de nouveaux frères et nouvelles sœurs. Le renouveau bien avéré des confréries, en revanche, n’est pas sans affinités avec l’esprit du Tiers Ordre franciscain, mixte, séculier et organisé désormais en fraternités locales. Certaines caractéristiques des confréries corses évoquent même le charisme du premier mouvement franciscain tel qu’essaie de le retrouver Michael F. Cusato, historien de la naissance du franciscanisme et lui-même franciscain [2] : elles se distinguent en effet, selon Alessandra Broccolini, par une certaine autonomie vis-à-vis de la hiérarchie cléricale et par leurs engagements temporels. Lieux de recréation de liens, de renouveau communautaire, elles frappent aussi par la diversité de leurs répertoires de chants, qui tendent à s’identifier à un territoire.
Or on fête en 2025 les 800 ans du Cantique des créatures, dont la musique est perdue. Composé par saint François en ombrien, son texte est le plus ancien poème italien encore connu. C’est de lui qu’est tiré le titre de l’encyclique Laudato si’ du pape François. À la fois réponse aux « cris de la terre et des pauvres » et proclamation d’un « évangile de la Création », l’encyclique s’ouvre sur ces trois vers :
Laudato si’, mi’ Signore, per sora nostra matre terra,
la quale ne sustenta et governa,
et produce diversi fructi con coloriti flori et herba.
Dans le prolongement du 15 décembre, quelque Cunfraterna di sora nostra matre terra pourrait-elle remette en musique cet ancien cantique et visiter sœur terre notre mère ?
En chantant et visitant sœur terre notre mère une confrérie honorerait une figure théologique fondamentale, ni dépassée ni naïve. Sans doute peut-on parler aussi de « notre maison commune » : c’est la formule de Laudato si’ la plus reprise, la plus facile, mais ce n’est pas la plus forte. Selon un document latino-américain rédigé par le cardinal Bergoglio, sœur terre est surtout le lieu d’une alliance : « “Nuestra hermana la madre tierra” es nuestra casa común y el lugar de la alianza de Dios con los seres humanos y con toda la creación. » [4].
Que la création puisse être alliée au créateur, voici qui justifie de ne pas entendre que « loué sois-tu pour avoir créé la terre » dans Laudato si’, mi’ Signore, per sora nostra matre terra. Mieux vaut entendre aussi, de façon plus poétique et mystérieuse, « loué sois-tu par la terre elle-même ». Les créatures ne sont pas seulement l’objet chanté du Cantique des créatures ; elles en sont aussi le sujet chantant.
Matre terra est aussi une figure biblique, commune aux religions abrahamiques. Cette terre, sans majuscule, qui après le vent, l’eau et le feu chante le Seigneur n’est pas la planète. C’est la terre élémentaire, l’‘adâmâh dont Adam tire son nom (Gn 2). Nonobstant les traductions habituelles, Adam n’a pas été créé avec de l’argile par un dieu potier. Comme le soutient le P. Olric de Gélis [4] , il a été tiré du sol fertile, origine et destination de toute chair vivante. Le Dieu de la Genèse est jardinier avant d’être parfois artisan.
« Au Seigneur la terre » (Ps 23, 1 ; 1 Cor 10, 26) : une Cunfraterna di sora nostra matre terra devrait éviter de marquer un espace propre, paroisse, pieve ou doyenné, village, micro-région ou tel autre territoire. Elle ne devrait surtout pas tendre à unifier l’île et s’étendre sur elle à la façon d’un pouvoir, comme la confratia de ce frate Niccolò qui rendait la justice dans le delà et tendit à devenir seigneur de Corse [5]. Elle pourrait en revanche parcourir l’île en comptant d’abord sur l’hospitalité des confréries qui accepteraient de l’accueillir, suivant en cela la Règle des frères mineurs. Cunfraterna et arcicunfraterna à la fois, elle pourrait associer des consœurs, confrères et confréries de toute l’île, contribuant à manifester une nouvelle Corse franciscaine.
Les nombreux couvents en ruine ne verront probablement pas de nouveaux frères et nouvelles sœurs. Le renouveau bien avéré des confréries, en revanche, n’est pas sans affinités avec l’esprit du Tiers Ordre franciscain, mixte, séculier et organisé désormais en fraternités locales. Certaines caractéristiques des confréries corses évoquent même le charisme du premier mouvement franciscain tel qu’essaie de le retrouver Michael F. Cusato, historien de la naissance du franciscanisme et lui-même franciscain [2] : elles se distinguent en effet, selon Alessandra Broccolini, par une certaine autonomie vis-à-vis de la hiérarchie cléricale et par leurs engagements temporels. Lieux de recréation de liens, de renouveau communautaire, elles frappent aussi par la diversité de leurs répertoires de chants, qui tendent à s’identifier à un territoire.
Or on fête en 2025 les 800 ans du Cantique des créatures, dont la musique est perdue. Composé par saint François en ombrien, son texte est le plus ancien poème italien encore connu. C’est de lui qu’est tiré le titre de l’encyclique Laudato si’ du pape François. À la fois réponse aux « cris de la terre et des pauvres » et proclamation d’un « évangile de la Création », l’encyclique s’ouvre sur ces trois vers :
Laudato si’, mi’ Signore, per sora nostra matre terra,
la quale ne sustenta et governa,
et produce diversi fructi con coloriti flori et herba.
Dans le prolongement du 15 décembre, quelque Cunfraterna di sora nostra matre terra pourrait-elle remette en musique cet ancien cantique et visiter sœur terre notre mère ?
En chantant et visitant sœur terre notre mère une confrérie honorerait une figure théologique fondamentale, ni dépassée ni naïve. Sans doute peut-on parler aussi de « notre maison commune » : c’est la formule de Laudato si’ la plus reprise, la plus facile, mais ce n’est pas la plus forte. Selon un document latino-américain rédigé par le cardinal Bergoglio, sœur terre est surtout le lieu d’une alliance : « “Nuestra hermana la madre tierra” es nuestra casa común y el lugar de la alianza de Dios con los seres humanos y con toda la creación. » [4].
Que la création puisse être alliée au créateur, voici qui justifie de ne pas entendre que « loué sois-tu pour avoir créé la terre » dans Laudato si’, mi’ Signore, per sora nostra matre terra. Mieux vaut entendre aussi, de façon plus poétique et mystérieuse, « loué sois-tu par la terre elle-même ». Les créatures ne sont pas seulement l’objet chanté du Cantique des créatures ; elles en sont aussi le sujet chantant.
Matre terra est aussi une figure biblique, commune aux religions abrahamiques. Cette terre, sans majuscule, qui après le vent, l’eau et le feu chante le Seigneur n’est pas la planète. C’est la terre élémentaire, l’‘adâmâh dont Adam tire son nom (Gn 2). Nonobstant les traductions habituelles, Adam n’a pas été créé avec de l’argile par un dieu potier. Comme le soutient le P. Olric de Gélis [4] , il a été tiré du sol fertile, origine et destination de toute chair vivante. Le Dieu de la Genèse est jardinier avant d’être parfois artisan.
« Au Seigneur la terre » (Ps 23, 1 ; 1 Cor 10, 26) : une Cunfraterna di sora nostra matre terra devrait éviter de marquer un espace propre, paroisse, pieve ou doyenné, village, micro-région ou tel autre territoire. Elle ne devrait surtout pas tendre à unifier l’île et s’étendre sur elle à la façon d’un pouvoir, comme la confratia de ce frate Niccolò qui rendait la justice dans le delà et tendit à devenir seigneur de Corse [5]. Elle pourrait en revanche parcourir l’île en comptant d’abord sur l’hospitalité des confréries qui accepteraient de l’accueillir, suivant en cela la Règle des frères mineurs. Cunfraterna et arcicunfraterna à la fois, elle pourrait associer des consœurs, confrères et confréries de toute l’île, contribuant à manifester une nouvelle Corse franciscaine.
[1] V. p. ex. S. Piron, « Le mouvement clandestin des dissidents franciscains au milieu du XIVe siècle » Oliviana. Mouvements et dissidences spirituels XIIIe-XIVe siècles, 2, 2009, https://journals.openedition.org/oliviana/337
[2] M. F. Cusato, “Highest Poverty or Lowest Poverty ? The Paradox of the Minorite Charism”, Franciscan Studies, vol. 75, 2017, p. 275-322.
[3] Consejo Episcopal Latinoameriano, Documento de Aparecida, 2007, §125.
[4] O. de Gélis, « Création et émergence en Gn 2-3 », Nouvelle Revue Théologique, 2024, p. 374-389.
[5] Giovanni della Grossa, Chronique, M. Giacomo-Marcellesi et A. Casanova éd., La Marge, 1998, Ch. XI, p. 350 et seq.
Se tenir auprès de la terre et des pauvres
En comptant sur l’hospitalité de confréries associées, une archiconfrérie plus ou moins itinérante devrait multiplier ses lieux de procession. Leur organisation pourrait varier, combinant procession, pérégrinations et visites de terrain et faisant voir le corps de l’île sous un autre jour, de façon plus attentive au « cri de la Corse », comme aurait pu dire le pape François.
Quoi qu’on fasse, on ne réinventera fidèlement aucune tradition franciscaine sans approcher les plus éprouvés. Le Testament de saint François s’ouvre ainsi sur le rappel de l’expérience dont procèderait sa vie de « pénitence », c’est-à-dire de conversion et reconversion :
Le Seigneur me donna ainsi à moi, frère François, de commencer à faire pénitence : comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des lépreux. Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde avec eux.
L’édition citée ici souligne que « faire miséricorde » signifie avoir mal au cœur pour quelqu’un ; littéralement, dans la Bible : comme une mère qui a mal à la matrice pour ses enfants. C’est cette expérience qui retourna saint François, qui poursuit ainsi :
Et en m’en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour moi en douceur de l’esprit et du cœur ; et après cela je ne restais que peu de temps et je sortis du siècle. [1]
Tout le pontificat du pape François est marqué par un souci de la miséricorde, source de pénitence ou conversion. De là ses références récurrentes à la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 25-27). De là son premier voyage apostolique à Lampedusa, pour demander la grâce de pleurer, dénoncer la globalisation de l’indifférence et faire entendre le cri de ses victimes.
Qu’as-tu fait de ton frère ? Le sang d’Abel crie vers moi, dit Dieu à Caïn (Gn 4, 10). C’est en écho à ce fratricide originel que le pontificat de François chercha à faire entendre les « cris », ou clameurs, de frères et sœurs abandonnés, tenus à distance ou offensés : les migrants, la terre et les pauvres, l’Amazonie, la Méditerranée, les victimes d’abus. « Que leur cri devienne le nôtre », exhortait le pape en proclamant une année jubilaire extraordinaire, consacrée à la miséricorde.
C’est que la vraie piété est aussi pitié. L’atteste la première Règle franciscaine, qui rend grâce au « seul vrai Dieu […] qui seul est […] pieux […] » [2] Si Dieu est pieux, et bon et doux, ajoute la Règle, ça ne peut être par dévotion envers lui-même ; ça ne peut être que par pitié pour toute créature.
La force de l’expression sora nostra matre terra est d’appeler la terre non seulement « mère » mais aussi « sœur ». C’est comme telle qu’elle crie aujourd’hui comme jadis cria le sang d’Abel. C’est à partir d’une certaine idée du fratricide originaire et de l’ultime fraternité que Laudato si’ appelle à vivre auprès de la terre et des pauvres, à l’écoute de leurs cris.
Il est certain que le front de l’indifférence n’avance et ne recule pas partout de la même façon, d’où notamment le développement d’une théologie située. François a particulièrement encouragé le développement d’une théologie depuis la Méditerranée ; un manifeste collectif a été publié en 2023, année de son voyage apostolique à Marseille. Cette théologie s’est naturellement concentrée sur les migrants et les migrations, sur la vocation de la Méditerranée comme pont entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe et sur la promotion d’une coexistence fraternelle entre religions.
Alors que ces enjeux sont peu pensés en Corse, où tout le monde n’est pourtant pas catholique ou corse depuis Adam, cette théologie invite à y prêter une attention plus grande. Le caractère biblique de sora nostra madre terra pourrait être une occasion de réfléchir à l’invitation à « venir partager avec d’autres croyants l’expérience de la présence de Dieu », à « élargir l’espace sacré » et à façonner une piété « hospitalière » [3] .
Quoi qu’on fasse, on ne réinventera fidèlement aucune tradition franciscaine sans approcher les plus éprouvés. Le Testament de saint François s’ouvre ainsi sur le rappel de l’expérience dont procèderait sa vie de « pénitence », c’est-à-dire de conversion et reconversion :
Le Seigneur me donna ainsi à moi, frère François, de commencer à faire pénitence : comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des lépreux. Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde avec eux.
L’édition citée ici souligne que « faire miséricorde » signifie avoir mal au cœur pour quelqu’un ; littéralement, dans la Bible : comme une mère qui a mal à la matrice pour ses enfants. C’est cette expérience qui retourna saint François, qui poursuit ainsi :
Et en m’en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour moi en douceur de l’esprit et du cœur ; et après cela je ne restais que peu de temps et je sortis du siècle. [1]
Tout le pontificat du pape François est marqué par un souci de la miséricorde, source de pénitence ou conversion. De là ses références récurrentes à la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 25-27). De là son premier voyage apostolique à Lampedusa, pour demander la grâce de pleurer, dénoncer la globalisation de l’indifférence et faire entendre le cri de ses victimes.
Qu’as-tu fait de ton frère ? Le sang d’Abel crie vers moi, dit Dieu à Caïn (Gn 4, 10). C’est en écho à ce fratricide originel que le pontificat de François chercha à faire entendre les « cris », ou clameurs, de frères et sœurs abandonnés, tenus à distance ou offensés : les migrants, la terre et les pauvres, l’Amazonie, la Méditerranée, les victimes d’abus. « Que leur cri devienne le nôtre », exhortait le pape en proclamant une année jubilaire extraordinaire, consacrée à la miséricorde.
C’est que la vraie piété est aussi pitié. L’atteste la première Règle franciscaine, qui rend grâce au « seul vrai Dieu […] qui seul est […] pieux […] » [2] Si Dieu est pieux, et bon et doux, ajoute la Règle, ça ne peut être par dévotion envers lui-même ; ça ne peut être que par pitié pour toute créature.
La force de l’expression sora nostra matre terra est d’appeler la terre non seulement « mère » mais aussi « sœur ». C’est comme telle qu’elle crie aujourd’hui comme jadis cria le sang d’Abel. C’est à partir d’une certaine idée du fratricide originaire et de l’ultime fraternité que Laudato si’ appelle à vivre auprès de la terre et des pauvres, à l’écoute de leurs cris.
Il est certain que le front de l’indifférence n’avance et ne recule pas partout de la même façon, d’où notamment le développement d’une théologie située. François a particulièrement encouragé le développement d’une théologie depuis la Méditerranée ; un manifeste collectif a été publié en 2023, année de son voyage apostolique à Marseille. Cette théologie s’est naturellement concentrée sur les migrants et les migrations, sur la vocation de la Méditerranée comme pont entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe et sur la promotion d’une coexistence fraternelle entre religions.
Alors que ces enjeux sont peu pensés en Corse, où tout le monde n’est pourtant pas catholique ou corse depuis Adam, cette théologie invite à y prêter une attention plus grande. Le caractère biblique de sora nostra madre terra pourrait être une occasion de réfléchir à l’invitation à « venir partager avec d’autres croyants l’expérience de la présence de Dieu », à « élargir l’espace sacré » et à façonner une piété « hospitalière » [3] .
[1] François d’Assise. Écrits, vies, témoignages. Edition du VIIIe centenaire sous la dir. de J. Dalarun, t. I, Cerf, 2010, p. 308.
[2] Regula non bullata, XXIII, v. François d’Assise. Écrits, vies, témoignages. Op. cit., p. 226.
[3] Pour une théologie depuis la Méditerranée. Manifeste, Marseille, septembre 2023, p. 14-15.
Retrouver une espérance perdue
D’un autre côté, il semble que la théologie depuis la Méditerranée, comme l’Église, peine à prêter vraiment attention au « cri de la mer et de la terre » qu’évoque son manifeste. C’est ce à quoi une nouvelle Corse franciscaine pourrait contribuer. Une véritable piété envers sora nostra matre terra pourrait en effet susciter une théologie « en sortie », comme celle que François appelait de ses vœux, plus miséricordieuse, plus collective, moins cléricale et moins scolastique. Elle pourrait contribuer à retrouver et propager une espérance perdue et plus nécessaire que jamais.
Pour les théologiens, la difficulté vient d’un repli anthropologique, conséquence notamment de la querelle avec le monde moderne. La querelle s’apaisa un peu quand l’Église se convertit à la liberté de religion, en 1965. Elle chercha cependant à se l’approprier en développant une anthropologie de la dignité humaine à laquelle elle tend désormais à s’identifier [1]. De là ses prises de position les plus retentissantes, contre l’avortement et pour les migrants. Ce sont elles qui tendent à aimanter l’attention et suscitent les problèmes d’unité les plus évidents du point de vue de la hiérarchie ecclésiale, prise entre des fidèles qui refusent l’avortement et les migrants et d’autres qui défendraient plutôt les deux.
Cette anthropologie officielle pourrait cependant évoluer. On lit ainsi dans l’exhortation Laudate Deum, donnée quatre ans après Laudato si’ : « La vision judéo-chrétienne du cosmos défend la valeur particulière et centrale de l’être humain au milieu du concert merveilleux de tous les êtres, mais aujourd’hui nous sommes obligés de reconnaître que seul un “anthropocentrisme situé” est possible. Autrement dit, reconnaître que la vie humaine est incompréhensible et insoutenable sans les autres créatures […] ».
Une rénovation franciscaine de l’Église romaine appelle un engagement dans les combats décisifs, ce qui suppose lucidité, sincérité et espérance. Or l’Église romaine manque évidemment d’espérance sincère, de même que le monde judéo-gréco-romain qu’elle a contribué à former en combinant l’attente d’une autre terre, un autre royaume ou une autre cité, la spéculation philosophique et les institutions du droit [2]. Se disputant sur le salut des âmes et la vie après la mort, croyants et incroyants ont presque perdu l’idée du salut des peuples et de toute la création.
C’est cette espérance, pourtant, qui resplendit dans tout l’Ancien Testament et, en partie, dans un texte fondateur du christianisme comme l’épître de saint Paul aux Romains (8, 19-23). Elle n’a pas toujours été oubliée ; le premier théologien majeur du salut de toute la création fut Irénée, disciple d’un disciple de l’apôtre Jean, venu d’Orient en Occident et évêque de Lyon. Signe qu’il se passe de grandes choses dans l’Église, le pape François l’a déclaré Docteur de l’Église avec le titre de Docteur de l’Unité. Peut-être si l’unité doit se faire n’est-ce pas par équilibrisme mais par le redéploiement vigoureux de l’espérance et pour livrer des combats décisifs. Autre signe des temps, le pape François plaça l’année jubilaire 2025 sous le signe d’une espérance intégrale, « la speranza per la nostra casa comune – questa nostra Terra tanto abusata e ferita – et la speranza per tutti gli esseri umani » [3] .
C’est cette espérance perdue qu’une piété partagée pourrait aider à retrouver et propager. Une théologie depuis la Corse où, comme le suggérait José Gil [4], les forces du corps de l’île, plutôt qu’un pouvoir constituant humain, suscitent un certain corps politique, un peuple amoureux de l’île, pourrait y contribuer : il y a peu de sens, en Corse, à séparer individu, peuple et terre. Elle pourrait contribuer aussi à orienter l’amour de l’île vers sa chair plutôt que vers une idée, voire un fantasme, pour l’aimer plus et mieux.
Pour les théologiens, la difficulté vient d’un repli anthropologique, conséquence notamment de la querelle avec le monde moderne. La querelle s’apaisa un peu quand l’Église se convertit à la liberté de religion, en 1965. Elle chercha cependant à se l’approprier en développant une anthropologie de la dignité humaine à laquelle elle tend désormais à s’identifier [1]. De là ses prises de position les plus retentissantes, contre l’avortement et pour les migrants. Ce sont elles qui tendent à aimanter l’attention et suscitent les problèmes d’unité les plus évidents du point de vue de la hiérarchie ecclésiale, prise entre des fidèles qui refusent l’avortement et les migrants et d’autres qui défendraient plutôt les deux.
Cette anthropologie officielle pourrait cependant évoluer. On lit ainsi dans l’exhortation Laudate Deum, donnée quatre ans après Laudato si’ : « La vision judéo-chrétienne du cosmos défend la valeur particulière et centrale de l’être humain au milieu du concert merveilleux de tous les êtres, mais aujourd’hui nous sommes obligés de reconnaître que seul un “anthropocentrisme situé” est possible. Autrement dit, reconnaître que la vie humaine est incompréhensible et insoutenable sans les autres créatures […] ».
Une rénovation franciscaine de l’Église romaine appelle un engagement dans les combats décisifs, ce qui suppose lucidité, sincérité et espérance. Or l’Église romaine manque évidemment d’espérance sincère, de même que le monde judéo-gréco-romain qu’elle a contribué à former en combinant l’attente d’une autre terre, un autre royaume ou une autre cité, la spéculation philosophique et les institutions du droit [2]. Se disputant sur le salut des âmes et la vie après la mort, croyants et incroyants ont presque perdu l’idée du salut des peuples et de toute la création.
C’est cette espérance, pourtant, qui resplendit dans tout l’Ancien Testament et, en partie, dans un texte fondateur du christianisme comme l’épître de saint Paul aux Romains (8, 19-23). Elle n’a pas toujours été oubliée ; le premier théologien majeur du salut de toute la création fut Irénée, disciple d’un disciple de l’apôtre Jean, venu d’Orient en Occident et évêque de Lyon. Signe qu’il se passe de grandes choses dans l’Église, le pape François l’a déclaré Docteur de l’Église avec le titre de Docteur de l’Unité. Peut-être si l’unité doit se faire n’est-ce pas par équilibrisme mais par le redéploiement vigoureux de l’espérance et pour livrer des combats décisifs. Autre signe des temps, le pape François plaça l’année jubilaire 2025 sous le signe d’une espérance intégrale, « la speranza per la nostra casa comune – questa nostra Terra tanto abusata e ferita – et la speranza per tutti gli esseri umani » [3] .
C’est cette espérance perdue qu’une piété partagée pourrait aider à retrouver et propager. Une théologie depuis la Corse où, comme le suggérait José Gil [4], les forces du corps de l’île, plutôt qu’un pouvoir constituant humain, suscitent un certain corps politique, un peuple amoureux de l’île, pourrait y contribuer : il y a peu de sens, en Corse, à séparer individu, peuple et terre. Elle pourrait contribuer aussi à orienter l’amour de l’île vers sa chair plutôt que vers une idée, voire un fantasme, pour l’aimer plus et mieux.
[1] Populorum progressio, 1966, §14, https://www.vatican.va/content/paul-vi/fr/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_26031967_populorum.html ; v. Dicastère pour la Doctrine de la Foi, Dignitas infinita, 2024 https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_ddf_doc_20240402_dignitas-infinita_fr.html
[2] V. M. Sachot, L’invention du Christ. Genèse d’une religion, Odile Jacob, 1998.
[3] https://www.vatican.va/content/francesco/it/audiences/2025/documents/20250111-udienza-giubilare.html
[4] J. Gil, La Corse entre la liberté et la terreur, La Différence, 1991.
Proclamer l’évangile de la Création
Au plus près des aspirations de la Corse, une arcicunfraterna di sora nostra matre terra et toute une piété renforcée et organisée envers sœur terre notre mère pourrait aider à répondre à l’appel du cardinal Bustillo, qui encouragea à « une révolte de l’intelligence » contre la résignation face à la violence. Comme y insiste Sampiero Sanguinetti, cela suppose de se laisser interpeller par tout un spectre de violences, d’en distinguer les formes, extraordinaires ou ordinaires, cruelles ou systématiques, et d’en diagnostiquer les causes.
En Corse comme à Lampedusa, cela suppose aussi d’examiner nos indifférences, nos complicités. On tirerait alors profit d’une intuition forte de Laudato si’ (§92) : « l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains ». Cette intuition typiquement franciscaine est corroborée par l’anthropologie : les modes de relation au sein d’un groupe humain sont corrélés à ses modes de relation avec son milieu [1].
Il faudrait ainsi combattre en même temps la violence entre habitants de l’île et contre le corps de l’île, combattre pour une vie plus fraternelle, plus juste et plus pacifique entre Corses et avec la Corse. Ainsi pourrait-on parler de l’avenir de la Corse autrement que dans les termes du développement et/ou de la protection, de l’exploitation et/ou de la sanctuarisation. Les termes sont convenus et leurs synthèses connues : sanctuarisation ici pour mieux exploiter là ou exploitation du sentiment d’accéder à un sanctuaire exclusif. Face à de telles solutions, cultiver une nouvelle Corse franciscaine s’avérerait précieux.
Sans prétendre dire le dernier mot du charisme franciscain, notons qu’il opère un renversement des valeurs ultimes. Il ne dévalorise pas l’ici-bas mais proclame que les humbles, les doux, les justes, ne cherchant ni possessions, ni pouvoirs, ni grandeurs, ni somptuosités, ne cherchant pas à s’approprier la terre, créée pour sustenter et gouverner tous les hommes, mais à en recevoir et partager les fruits, ceux-là entreront dans une création renouvelée. « Telle est la hauteur de la très haute pauvreté, […] qui conduit dans la terre des vivants » [2] . Le franciscanisme ressemble ainsi à une immense reprise des Béatitudes : « Heureux les doux, parce qu’ils hériteront la terre » (Mt 5, 5) ; « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).
L’évangile de la Création proclamé dans Laudato si’ n’invite ainsi ni à sanctuariser plutôt qu’à exploiter, ni à protéger plutôt qu’à développer. Sa clé se trouve peut-être dans sa reprise dans Dilexit nos, la dernière encyclique de François, donnée peu avant le voyage d’Ajaccio. Tout juste esquissée, une étonnante théologie de l’autolimitation de Dieu y rappelle une certaine mystique juive : Dieu ne crée et ne sauve qu’en invitant les hommes à participer à la création et au salut [3]
Ainsi aucune harmonie n’est-elle donnée, perdue, ou garantie d’avance, étant au contraire à cultiver. Sans doute le créateur est-il miséricordieux mais dans la création se voit de la colère. La création commence et deux voies s’opposent : miséricorde, conversion et fertilité, salut ; indifférence, endurcissement et stérilité, perdition.
En Corse comme à Lampedusa, cela suppose aussi d’examiner nos indifférences, nos complicités. On tirerait alors profit d’une intuition forte de Laudato si’ (§92) : « l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains ». Cette intuition typiquement franciscaine est corroborée par l’anthropologie : les modes de relation au sein d’un groupe humain sont corrélés à ses modes de relation avec son milieu [1].
Il faudrait ainsi combattre en même temps la violence entre habitants de l’île et contre le corps de l’île, combattre pour une vie plus fraternelle, plus juste et plus pacifique entre Corses et avec la Corse. Ainsi pourrait-on parler de l’avenir de la Corse autrement que dans les termes du développement et/ou de la protection, de l’exploitation et/ou de la sanctuarisation. Les termes sont convenus et leurs synthèses connues : sanctuarisation ici pour mieux exploiter là ou exploitation du sentiment d’accéder à un sanctuaire exclusif. Face à de telles solutions, cultiver une nouvelle Corse franciscaine s’avérerait précieux.
Sans prétendre dire le dernier mot du charisme franciscain, notons qu’il opère un renversement des valeurs ultimes. Il ne dévalorise pas l’ici-bas mais proclame que les humbles, les doux, les justes, ne cherchant ni possessions, ni pouvoirs, ni grandeurs, ni somptuosités, ne cherchant pas à s’approprier la terre, créée pour sustenter et gouverner tous les hommes, mais à en recevoir et partager les fruits, ceux-là entreront dans une création renouvelée. « Telle est la hauteur de la très haute pauvreté, […] qui conduit dans la terre des vivants » [2] . Le franciscanisme ressemble ainsi à une immense reprise des Béatitudes : « Heureux les doux, parce qu’ils hériteront la terre » (Mt 5, 5) ; « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).
L’évangile de la Création proclamé dans Laudato si’ n’invite ainsi ni à sanctuariser plutôt qu’à exploiter, ni à protéger plutôt qu’à développer. Sa clé se trouve peut-être dans sa reprise dans Dilexit nos, la dernière encyclique de François, donnée peu avant le voyage d’Ajaccio. Tout juste esquissée, une étonnante théologie de l’autolimitation de Dieu y rappelle une certaine mystique juive : Dieu ne crée et ne sauve qu’en invitant les hommes à participer à la création et au salut [3]
Ainsi aucune harmonie n’est-elle donnée, perdue, ou garantie d’avance, étant au contraire à cultiver. Sans doute le créateur est-il miséricordieux mais dans la création se voit de la colère. La création commence et deux voies s’opposent : miséricorde, conversion et fertilité, salut ; indifférence, endurcissement et stérilité, perdition.
[1] V. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 2-1, 1962, p 40-50. Référence clé pour Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 et Morizot, Les diplomates, Wildproject, 2016.
[2] Regula bullata, VI, v. François d’Assise. Écrits, vies, témoignages. Op. cit., p. 265-266.
[3] Dilexit nos, §192 et seq.
De la piété populaire comme citoyenneté
Une piété populaire fidèle à elle-même, souligna le pape François à Ajaccio, engendre une forme de citoyenneté :
Quando la pietà popolare riesce a comunicare la fede cristiana […] la fede non rimane un fatto privato – dobbiamo stare attenti a questo sviluppo, direi, eretico della privatizzazione della fede […], un fatto che si esaurisce nel sacrario della coscienza, ma – se intende essere pienamente fedele a sé stessa – comporta un impegno e una testimonianza verso tutti, per la crescita umana, il progresso sociale e la cura del creato, nel segno della carità. […] La pietà popolare ti dà una “cittadinanza costruttiva”!
La piété populaire n’est pas individuelle, pur souci de l’âme, psychologie. Elle est collective, souci de la chair du monde, cosmologie, ou plutôt cosmopolitique puisqu’il est question de citoyenneté et de participation à la création qui commence.
Fidèle à elle-même, la piété populaire reflète moins une culture donnée qu’elle ne crée une culture de la piété. Elle n’est pas simplement la manifestation, l’expression ou la traduction de croyances et de traditions données ou perdues et plus ou moins réinventées. Elle manifeste, exprime et propage des sentiments de piété et de pitié, transformant une culture et une communauté politique de l’intérieur, en interpellant ses indifférences.
Alors que se révèle une passion de nier, de dominer et de détruire, une impiété comme il n’y en a pas eu depuis la genèse du monde (Mc 13, 19), ou depuis la naissance des contre-religions abrahamiques, une culture de la piété apparaît nécessaire. Ce n’est pas seulement à un manque de prise de conscience que se heurte l’élan franciscain, à une torpeur des intelligences. C’est à une impiété de l’intelligence, à des ruses avec la conscience, à toutes sortes d’arguties et d’insinuations hostiles, à l’ironie, à l’endurcissement du cœur repoussant toute pitié. C’est à une impitoyable impiété, envers tous ou beaucoup et toujours envers sœur terre notre mère.
Au lieu d’arguties et d’impostures, la piété populaire peut nourrir une intelligence véritable, une clairvoyance, et rejoindre une sincérité sans commentaire et toute franciscaine – François ne voulait pas que les savants et les juristes commentent la Règle et tordent le sens des choses qui devaient être prises à la lettre : « En vérité, je vous dis que celui qui ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, n’y entrera point » (Mc 10, 15).
Quando la pietà popolare riesce a comunicare la fede cristiana […] la fede non rimane un fatto privato – dobbiamo stare attenti a questo sviluppo, direi, eretico della privatizzazione della fede […], un fatto che si esaurisce nel sacrario della coscienza, ma – se intende essere pienamente fedele a sé stessa – comporta un impegno e una testimonianza verso tutti, per la crescita umana, il progresso sociale e la cura del creato, nel segno della carità. […] La pietà popolare ti dà una “cittadinanza costruttiva”!
La piété populaire n’est pas individuelle, pur souci de l’âme, psychologie. Elle est collective, souci de la chair du monde, cosmologie, ou plutôt cosmopolitique puisqu’il est question de citoyenneté et de participation à la création qui commence.
Fidèle à elle-même, la piété populaire reflète moins une culture donnée qu’elle ne crée une culture de la piété. Elle n’est pas simplement la manifestation, l’expression ou la traduction de croyances et de traditions données ou perdues et plus ou moins réinventées. Elle manifeste, exprime et propage des sentiments de piété et de pitié, transformant une culture et une communauté politique de l’intérieur, en interpellant ses indifférences.
Alors que se révèle une passion de nier, de dominer et de détruire, une impiété comme il n’y en a pas eu depuis la genèse du monde (Mc 13, 19), ou depuis la naissance des contre-religions abrahamiques, une culture de la piété apparaît nécessaire. Ce n’est pas seulement à un manque de prise de conscience que se heurte l’élan franciscain, à une torpeur des intelligences. C’est à une impiété de l’intelligence, à des ruses avec la conscience, à toutes sortes d’arguties et d’insinuations hostiles, à l’ironie, à l’endurcissement du cœur repoussant toute pitié. C’est à une impitoyable impiété, envers tous ou beaucoup et toujours envers sœur terre notre mère.
Au lieu d’arguties et d’impostures, la piété populaire peut nourrir une intelligence véritable, une clairvoyance, et rejoindre une sincérité sans commentaire et toute franciscaine – François ne voulait pas que les savants et les juristes commentent la Règle et tordent le sens des choses qui devaient être prises à la lettre : « En vérité, je vous dis que celui qui ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, n’y entrera point » (Mc 10, 15).