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Châtaigniers et résistance paysanne in terra ferma



Regarder comment le monde tourne ailleurs a toujours été une saine activité. Vannina Bernard-Leoni est allée traîner ses guêtres et sa curiosité dans des châtaigneraies du Piémont. Le temps d’observer quelle vie se réinvente dans ces régions de moyenne montagne longtemps désertifiées. Le temps de repérer quelques alliances prometteuses et d’avoir envie de s’en inspirer.



Foto Sandro Bozzolo
Foto Sandro Bozzolo
Nous arrivons à Viola avant 8h du matin. Il faut dire que c’est à peine à une heure de Savona, et à cette saison, le ferry de Bastia débarque très tôt.
Passées quelques zones industrielles et autres junk spaces sans qualité, ça commence à grimper. Les « Alpe Liguri » sont bien là et nous conduisent en Valle Mongia, une zone frontière entre Ligurie et Piémont. Même si désormais, en termes administratifs, on regarde plus du côté de Turin que de Gênes, la géographie résiste. La première chose qu’on nous indique en arrivant au village c’est le Mindino, le point culminant de la région, à partir duquel par temps dégagé, « si vede anche la Corsica e il Monte Cinto ».
Ici, la Corse fait donc partie du paysage – du moins pour les plus sportifs – et beaucoup ont aussi un petit bout d‘histoire à nous raconter, surtout des grands-parents qui se sont retrouvés chez nous pendant la guerre « e si sono trovati bene, anche essendo in prigionia ».  Mais ça s’arrête là. 

Vallées abandonnées

On a pourtant beaucoup d’autres choses en commun. Notamment la brutalité des mutations sociales qui ont entrainé un violent exode rural.
Viola, comme toutes les communes de la région, a été frappée par l’abandon. Sous les Trente Glorieuses, qui pouvait résister aux sirènes du progrès, du confort et de la sécurité de l’emploi que promettaient les villes - proches ou lointaines ? Difficile pour l’agriculture paysanne de lutter - ses incertitudes, son âpreté, son manque de compétitivité n’étaient plus dans l’air du temps. Ceux qui restaient semblaient anachroniques, inadaptés. Certains, les plus nombreux, ont tenté l’ubiquité. Un pied en ville et le cœur au village, où ils continuaient à venir entretenir les maisons et les terrains. Par fidélité ou par devoir. Était-ce seulement synonyme ? Avait-on envie de se le demander ?

Le tourisme a un temps freiné la dégringolade et fait miroiter un avenir. Dans les années 1960 et 1970, l’été venu, il faisait bon quitter la ville pour s’offrir un bol d’air à la campagne ; les enfants remplissaient leurs poumons et les parents jouaient aux boules, avec le festival de San Remo en toile de fond. Mais on n’a pas tardé à rêver de vacances plus dépaysantes, la machine à rêves s’est emballée et les petits hôtels familiaux du coin ont fermé.
Alors le ski a pris le relais pour promettre un nouvel âge d’or à la vallée.  Nous sommes à la toute fin des années 1970, les Alpes ont entamé leur mue et les stations ont poussé partout, en France, en Suisse, en Autriche. Pluie d’or en Italie aussi. À Viola, on a beau être tout en bas de la chaîne des Alpes, on peut s’enorgueillir d’un phénomène de micro-climat, le « marin » qui amène une neige précoce et abondante dans la fraction haute de la commune, à San Grato, bientôt rebaptisé Saint Grée, à la française, pour coller à la nouvelle chiquerie escomptée. Ces conditions climatiques exceptionnelles emportent l’adhésion des ingénieurs et promoteurs. La création d’une station est actée. Pistes, hôtels, résidences, télésièges, mais aussi commerces, restaurants et discothèques intégrés. Une sorte de all inclusive à la gloire du « ski, sex and sun ».
Las, le veau d’or a fait long feu et s’est bientôt terminé en méchoui. Les prémisses du réchauffement climatique ont eu raison des « settimane bianche » endiablées. Dès les années 1990, la neige s’est faite rare, molle et déprimante. Les actionnaires ont décampé, les petits propriétaires ont suivi. Partout sur le plateau, des panneaux « Vendesi ». Jamais retirés. Les infrastructures se sont dégradées. Dans les années 2000, la station a été vandalisée et c’est désormais une gigantesque ruine industrielle qui témoigne d’un modèle révolu[i]. Memento Mori.
 
[i] L’ouvrage de Marco Albino Ferrari, Assalto alle Alpi, Einaudi, 2023, documente et analyse très finement cet épisode.

Aujourd’hui, les nouvelles résistances

Mais nous ne sommes pas venus faire de l’urbex, quoi qu’on éprouve toujours un plaisir triste et coupable à contempler ces vestiges orgueilleux. Nous, nous sommes là pour la châtaigneraie, et même plus précisément pour le festival Castagneto Acustico qui se tient à la fin du mois de juillet.
La provincia di Cuneo, dont dépend Viola, est une des zones les plus productives de châtaignes. Ils ont même développé des appellations d’origine contrôlée comme la castagna garessina, et les modes de valorisation ne manquent pas. Pour sécuriser et développer la production, la région s’est même dotée d’un centre de recherche et d’innovation accompagné par l’Université de Turin, il Centro Regionale di Castanicultura del Piemonte
Avant de venir, je me suis un peu renseignée et j’ai surtout échangé avec le fondateur du festival, Sandro Bozzolo, fils et frère de castanéiculteurs qui a consacré un documentaire épatant sur la relation au châtaignier, Innesti . Dès le premier jour, on nous a organisé un rendez-vous avec un groupe de Custodi dei Castagneti. Littéralement, « les gardiens des châtaigneraies ». Le nom qu’ils se sont choisi me fait d’emblée beaucoup d’effet. Je sens qu’ils vont me plaire avec leur façon d’affirmer que les châtaigniers, c’est un trésor à protéger.

Ça ne rate pas. Je les aime tout de suite. Ils sont 6 ou 7, hommes et femmes passionnés, taiseux ou volubiles qui entreprennent de nous faire faire le tour des châtaigniers du hameau. Le relief ressemble à ce que je peux connaître en Corse. Des pentes, quelques maigres replats. Mais ce qui saute aux yeux, c’est l’entretien. Sous les arbres, des petits fagots de gourmands et du bois de chauffage tout juste débité et savamment rangé. Les terrains sont démaquisés. Les châtaigneraies présentent plusieurs générations d’arbres : des cavoni de plus de 300 ans, des pulloni élancés qui doivent avoir passé les 80, mais aussi des jeunots à peine greffés. Le sentiment d’être face au cycle de la vie. Version écorce moussue et feuilles tendres dentelées.
J’ai beau être sous le charme, je ne peux être naïve - et eux ne cherchent pas à angéliser la situation. S’ils se sont constitués en communauté de Custodi, c’est que ce n’est pas si facile ; c’est qu’ils ont besoin de se donner du courage, de s’entraider, de convaincre. S’ils consacrent une partie de leur énergie à faire des démonstrations de bonnes pratiques de taille ou de greffe, des ateliers de sensibilisation dans les écoles, et des aménagements de « castagneto didattico », c’est qu’ils savent que tout ça reste fragile. Eux-mêmes ont souvent eu une vie professionnelle qui les a éloignés un temps des châtaigniers. Eux-mêmes ont parfois cru, comme leur époque le leur intimait, que tout ça c’était le passé et qu’il était vain - et même malsain - de s’y accrocher.
Ce qui change avec ce groupe, c’est qu’ils ne se sentent plus seuls. Ils ne sont plus de pauvres Don Quichotte esseulés, chacun dans son coin face à son moulin. Ils sont membres d’une communauté, elle-même membre d’un réseau. Qui existe désormais à travers toute l’Italie et les soutient.
Sur le t-shirt qu’arborent certains d’entre eux, je lis « Custodi dei Castagneti delle Alpi Liguri ». Et je reconnais le petit colimaçon rouge que Slow Food a pris pour logo.
 

Le mouvement Slow Food

C’est au début des années 1980, que s’ébauche un groupe de gourmets piémontais, menés par Carlo Petrini. Ils commencent à porter un nouveau regard sur l’alimentation, l’agriculture et la gastronomie mais c’est en 1986 que le mouvement s’élance vraiment en réaction à l’implantation d’un Mac Do au cœur de la Rome historique. Il choisit de se nommer Slow Food par opposition à l’invasion de la « malbouffe » et du fast food [i] .
Désormais, Slow Food sera militant et ne cessera de croître et de diffuser son influence, en Italie et dans le monde entier. Très rapidement, les notions de sauvegarde de la biodiversité, de préservation de l’environnement et de juste rémunération des producteurs sont devenues essentielles.

Carlo Petrini le fondateur témoigne volontiers de son intuition et de son essor : « on ne pouvait plus se contenter de parler de gastronomie de manière classique, à la façon du gourmet ou du gourmand égoïste. Parler seulement d’art culinaire est aujourd’hui dépassé alors que la biodiversité mondiale est menacée. Traiter de la gastronomie en se contentant de publier ou d’échanger des bonnes recettes devient dérisoire lorsqu’on perd tous les jours des variétés de fruits et légumes, des aliments, des racines. Alors Slow Food s’est mis à lutter pour sauvegarder la diversité des cuisines à travers le monde. »
Aujourd’hui, le mouvement a élaboré un manifeste qui définit les valeurs autour du triptyque « bon, propre, juste ».
Bon : La saveur et l’arôme d’un aliment, reconnaissable grâce à des sens éduqués et bien entraînés, est le fruit de la compétence du producteur, du choix des ingrédients et des méthodes de production, qui ne doivent en aucun cas altérer son caractère naturel.
Propre : L’environnement doit être respecté et il doit être accordé une grande importance aux méthodes de culture, d’élevage, de transformation, de marketing et de consommation équitables. Chaque étape de la chaîne agro-industrielle, y compris la consommation, doit protéger l’écosystème et la biodiversité en sauvegardant la santé du consommateur et du producteur.
Juste : La justice sociale doit être recherchée par l’instauration de conditions de travail respectueuses de l’homme et de ses droits, et capables de générer des rémunérations équitables ; par la recherche d’économies mondiales équilibrées ; par l’empathie et la solidarité systématiques ; par le respect des diversités culturelles et des traditions.
Slow Food compte désormais plus de 100 000 membres à travers le monde : des chefs, des jeunes, des militants, des paysans, des pêcheurs, des experts et des universitaires du réseau Terra Madre.
 

Les articulations vertueuses entre communautés de Custodi et Slow Food

C’est dans le Piémont qu’est né Slow Food, et c’est dans le Piémont qu’est né la première communauté de Custodi dei Castagneti.
Ettore Bozzolo, un des pionniers et des piliers des Custodi, nous raconte : « On était membres de Slow Food, engagés dans notre “condotta” locale, celle de Slow Food Monregalese. On avait en commun cette passion pour les châtaigniers, et en 2018-2019 on a commencé à s’organiser. Certains avaient surtout des souvenirs d’enfance dans les arbres, d’autres y avaient consacré leur vie professionnelle. Mais tous nous avions en commun le désir de faire redécouvrir cette culture et cette beauté.
Nous nous sommes regroupés localement, mais très vite est venue l’idée d’un itinéraire idéal qui circula à travers toute le Péninsule, du Piémont à la Calabre, sans oublier les îles. Nous sommes devenus les Custodii dei Castagneti delle Alpi Liguri, en donnant le primat aux logiques des vallées, aux écosystèmes, plus qu’aux régions administratives. Slow Food nous a suivis car ça collait à leur vision et à leur valeur.
Nos objectifs tournent bien sûr autour de la valorisation des châtaigniers et des châtaignes, mais nous défendons surtout une culture et une agriculture rurales où les dimensions humaines et sociales ont toute leur place à côté de l’économie. »
Peu à peu, une plateforme numérique a rassemblé les Custodi des différentes régions d’Italie ; des gens qui partagent le souci de la biodiversité, de la qualité des produits, des relations humaines équilibrées et de l’harmonie avec l’environnement.  
Le projet est désormais d’élargir le réseau à ceux qui peuvent aider à susciter l’intérêt autour des châtaigneraies, notamment à travers des contributions littéraires et artistiques qui viennent mettre en lumière l’action des Custodi eux-mêmes. Même s’ils se débrouillent très bien tout seuls pour évoquer avec poésie leurs aventures et leurs aspirations… Voici “Ai Custodi dei Castagneti”, l’éloge qu’Ugo di Selvapiana, lui-même custode venu de Toscane (dalla montagna pistoiese per essere precisi !) a déclamé lors du Festival Castagneto Acustico.
 
 
Doveva accader ed è accaduto
d'incontrar sulla strada della vita
chi come me è nato ed è vissuto
in luoghi ove regna la salita
qui tribolare è verbo conosciuto
ma la sopravvivenza garantita
grazie ai castagni, alberi del pane
ridotti oggi a ciò che ne rimane.
 
Castagni antichi con secoli di storia
nati e cresciuti con i nostri avi
simbiosi per entrambi, vanto e gloria
di pari passo come vecchi savi
connubio di saggezza meritoria
ben accuditi han dato cibo e travi
mentre l'uomo s'avvicenda in tempi brevi
lor sempre gli stessi e sempre più longèvi!
 
Compito nostro è rendergli onore
per quello che han contato nel passato
nostro dovere è curarli con amore
nessun castagno sia più abbandonato
anche il selvatico possiede il suo valore
ma il domestico, si sa, è più accreditato
che sia europeo occorre e son sicuro
sarà apprezzato anche nel futuro!.
 
Allor lottiamo senza vacillare
contagiando gli altri di passione
senza paura del giusto innovare
eppur baluardi della tradizione
che non temiamo di propagandare
per far seguaci è buona ogni occasione
viva i custodi dei vecchi castagneti
folli, utopici, sognanti...e un po' poeti!
 
Tous les Custodi se sont donné rendez-vous fin septembre à l’occasion du rassemblement de Slow Food Terra Madre, qui se tiendra à Turin. On essaiera de rester attentifs à leur développement…
 

Cette résidence en Piémont a été organisée dans le cadre du  projet Roots/Routes élaborée par l’associazione Arborea suite à l’appel à projet Just Transition de l’European Cultural Foundation  en partenariat avec la Fondazione CRC, la Fondazione CRT, la Fondazione Compagnia di san Paolo et la Fondazione Cariplo.

 
Jeudi 22 Août 2024
Vannina Bernard-Leoni


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