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Comment analyser les mutations de nos villages ?



Interroger les évolutions contemporaines des villages grâce aux outils de la géographie psycho-sociale voilà ce que nous propose Josépha Milazzo, jeune chercheuse à l’Université de Corse. Si le village reste une référence forte pour les Corses, il n’en connaît pas moins des évolutions profondes. Et bien que ces mutations s’observent à vue d’œil, elles sont hélas peu étudiées. Nous nous réjouissons donc de partager ce travail qui s’intéresse notamment à la diversité des populations qui peuplent nos espaces ruraux où se rejoue une dialectique féconde entre identité et altérité.



François Corbellini, maison de village corse
François Corbellini, maison de village corse
Alors que les milieux urbains sont surinvestis par les études sur la migration et sur la diversité ethnique, les espaces ruraux font l'objet de bien moins d'attentions scientifiques. Il est toutefois intéressant de noter que face aux enjeux ruraux, l’une des hypothèses veut que l’installation de nouveaux habitants - migrants inter/nationaux notamment - constitue un potentiel pour le développement durable local. Pour éclairer ces enjeux, je me propose de partager les outils d’analyse que j’applique aux évolutions contemporaines des villages, eux aussi marqués par la mondialisation et par une généralisation croissante de l’urbanisation. Car oui, les villages aussi sont concernés par les mobilités et les diversités humaines ; au prisme de la cohabitation en territoires corses de faible densité et de forte diversité étrangère, j’interroge les défis et les enseignements, en matière de développement des espaces, de qualité de vie des personnes, et de politisation des habitants.

Nouveaux regards sur les campagnes et leurs villages

Comment analyser les mutations de nos villages ?
Les espaces ruraux, les campagnes, et leurs villages, peuvent être considérés comme l’une des formes les plus anciennes d’établissement et de peuplement humains, notamment en Europe. Ils impliquent une persistance de formes de sociabilité hypothétiquement particulières, mais toutefois en prise avec des pratiques urbaines en voie de généralisation. Se posent alors en leur sein, les questions des formes que les communautés prennent dans un contexte d’individualisation croissante, celles des constructions de l’étrangéité, ou encore celles de la cohabitation dans ces espaces qui sont souvent en proie à des problèmes communs d’ordres sociodémographiques et développementaux : isolement, dépopulation, vieillissement, pauvreté, manque de perspectives professionnelles et de diversification économique entre autres.

Ces espaces souffrent de l’image de périphérie et ce sentiment est souvent accentué par un manque de politiques publiques et de ressources, ; on y perçoit difficilement un avenir local. Face à la vision d’une métropolisation cosmopolite associée à la globalisation, entretenue par les médias et les politiciens, l’expression d’espaces non-métropolitains et ruraux, face aux problèmes divers qu’ils rencontrent, a pu prendre la forme d’un regain ethniciste, nationaliste voire nativiste, et d’un « populisme autoritaire » [i]. Cette situation préoccupante concerne potentiellement l’ensemble de l’Europe, y compris les contextes régionalistes propres.
Pour gagner en précision, je propose une présentation des outils notionnels et des cadres de pensée que j’emploie au service d’une analyse rurale des enjeux que donnent ainsi à voir les habitants de localités rurales, dans ce contexte d’évolutions contemporaines des villages : que cela soit en matière de développement des espaces, de qualité de vie des personnes, ou encore de nouvelles modalités de politisation.

Citoyenneté et diversité en terres rurales : complexifier le regard

Il est temps de s’intéresser à d’autres conceptions de la citoyenneté (encore fortement associée à la nationalité) au sein des sociétés contemporaines pour lesquelles la mobilité, la diversité et les modes d’implication locale, de participation à la vie quotidienne et à la durabilité des espaces, sont de plus en plus protéiformes. Elles ne font d'ailleurs pas exception dans les territoires ruraux, même si c'est encore relativement peu étudié. L’un de mes objectifs est ainsi de comparer les enjeux de la cohabitation appréhendée comme un indicateur d’état de citoyennetés, notamment lorsque les constructions de l’altérité sont pour partie modelées par des contextes régionaux prégnants.
Pour saisir les spécificités éventuelles du rural vis-à-vis de ces questions, il me paraît intéressant de comparer des communes analogues autant que distinctes, tant les situations rurales peuvent être contrastées ; pour ce faire, je travaille actuellement par l’entrée de la « faible densité » des communes à l’échelle de la Corse (cf. carte ci-après).   

S’intéresser à la question de la cohabitation dans la mondialisation, implique de s’interroger sur la mutation que connaissent les sociétés depuis les années 1970 – cette période dite avancée de la modernité [i], qui se caractérise par la condition biographique de l’homme [ii]: un volte-face tangible du rapport entre l’individu et le social qui animait jusqu’à présent les sociétés. Désormais l’individu perçoit comme devant prendre en mains et comme relevant de sa responsabilité, l’ensemble des conséquences pour son existence propre, des obligations sociales et de son assujettissement aux institutions.
Cette condition actuelle, sommant de manière généralisée les individus à mettre en exergue ce qu’ils ont de singulier et à faire valoir leur identité propre, est à voir comme étant indissociable des logiques néolibérales de la globalisation et des processus d’institutionnalisation et de standardisation inhérents au système socio-économique du capitalisme. Alors que l’on croyait toutes les connaître, un nouvel et énième domaine de création d’inégalités nous surprend ainsi et se surimpose aux autres : celui de la production (d’images) de soi, des sentiments et des valeurs qu’elle communique, ainsi que celui de la capacité individuelle à composer et à transmettre un discours sur soi-même adapté à la réception générale et garant d’une reconnaissance sociale, que cela soit dans les sphères intimes ou publiques de la vie [iii].
Dans un tel contexte, la considération des diversités, altérité et singularité, l’atomisation des communautés d’appartenance, voire leur perte de sens, l’enjeu de la création de futurs en commun qui puissent donner corps à des « citoyennetés » non précarisées (c’est-à-dire synonyme de reconnaissance et actant de faire partie d’une communauté) sont autant de problématiques actuelles.
Pourquoi est-il complexe de s’en emparer ?

La diversité comme prisme a-catégoriel de l’étrangéité au sens fort

Comment analyser les mutations de nos villages ?

Il est complexe d’aborder ces questions en premier lieu pour des raisons méthodologiques : car il est compliqué d’approcher d’un point de vue statistique le sentiment d’altérité ; il dépend bien souvent d’interactions, de relations sociales qui peuvent difficilement être saisies hors contexte. C’est d’ailleurs tout le débat sur les catégories ethniques, dont il faut donc se satisfaire, puisqu’il faut bien partir de l’existant en recherche − des catégories sociodémographiques institutionnelles auxquelles se voient réduites aussi bien « l’étrangéité » (limitée à l’origine géographique / la nationalité) que la « diversité », suite logique de la catégorie « immigration »[i] .
Pourtant, l’on peut décliner à l’infini les critères possibles d’étrangéité, d’altérisation d’une personne dans le regard d’une autre, ou auto-appropriés (genre, sexe, âge, richesse, apparence physique, origine géographique, sociale, etc.). Ma démarche scientifique entend donc interroger le sens fort de l’étrangéité, au moyen de la notion de diversité : autrement dit, je ne limite pas l’étrangéité à une catégorie sociodémographique objective (en l’occurrence associée aux nationalité et immigration). Je conçois l’étrangéité selon les composantes que peut revêtir l’altérité (ce qui identifie comme « autre ») et considération faite de la gestion du conflit qu’implique la diversité : comment un individu définit et construit, qui il est, et ce qui lui est « étranger ».

C’est donc une approche complexe et complète, autant que faire se peut, de l’étrangéité sous toutes les formes et modalités (juridique, spatio-temporelle comportementale, etc.) que celle-ci peut revêtir. L’angle d’attaque par les catégories sociodémographiques ethniques me sert à l’identification première d’espaces pour y faire du terrain. Précisément car d’un point de vue pratique, la présence « étrangère » et/ou « immigrée », qui est repérable (localisable) d’un point de vue statistique, garantit des formes d’altérités à enquêter sur place. J’extrapole alors le sens d’altérité bien au-delà de ces catégories, en sondant tout habitant ; il s’agit là d’un moyen pour déconstruire les préjugés ou présupposés qui peuvent leur être associés par ailleurs.
Une cartographie de la présence « étrangère » (selon les catégories sociodémographiques « immigré » ou « étranger »)[ii] par communes corses (cf. carte ci-après), permet de se projeter quant à cette diversité possible liée à l’importance représentative des nationalités de populations, qu’il ne faut donc concevoir qu’en matière de premier point d’entrée sur le terrain, en ce que ce critère est garant d’une certaine diversité humaine à enquêter sur place.

Mes recherches entendent donc constituer un apport au débat d’idées autour des notions clefs de communautés et de conflictualité. Car ma démarche revient à déplacer le regard, depuis une citoyenneté définie en creux d’une « étrangéité » réduite à un statut juridique de non-national associé par ailleurs à la migration, vers une citoyenneté complexe, promotrice d’altérité et à dimension cosmopolite, faisant corps d’une diversité de communautés d’appartenance et d’implication.
 

[ii] Pour l’INSEE : un immigré est « une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France » ; Est étrangère « toute personne résidant en France qui n’a pas la nationalité française ». 
 

La participation infra-politique comme forme d’empowerment

Autre difficulté, la citoyenneté est également couramment abordée par ce biais analytique et réducteur d’une communauté nationale d’appartenance. En étant associée à la nation, la citoyenneté constitue une ressource ou une contrainte pour le mouvement humain, et constitue en cela un critère même de différenciation. Cette citoyenneté fait-elle sens pour des populations précarisées au titre de motifs divers, et en proie aux problématiques d’utilité, de reconnaissance sociales ? Dans quelle mesure se sentir à la marge, « autre », peut-il engendrer des « citoyennetés paupérisées », et qui le sont à plus d’un titre notamment lorsque la citoyenneté est excluante en étant liée restrictivement à un critère de nationalité ?
Mes recherches mettent donc au travail la notion de citoyenneté. Je la questionne depuis une perspective individuelle, subjective, et non juridique, en sondant un niveau infra-politique de la notion de « participation »[i] de l’habitant que j’entends développer : je me place dans la veine de travaux émergents en philosophie qui conçoivent une participation qui s’éloigne de l’acception politique répandue, en ce qu’elle articulerait trois registres ; (1) prendre part (comme vertu de la sociabilité, des relations que la participation institue) ; (2) contribuer (comme le fait de s’investir personnellement dans ce groupe) ; et (3) bénéficier (comme résultat que les individus pourraient en tirer pour eux, au-delà des vertus des deux précédentes dimensions).
Pour ma part, je considère cette participation infra-politique comme forme possible d’empowerment, de capacitation, pour des individus à la citoyenneté « appauvrie ». Je l’appréhende au gré du rapport à l’espace et à autrui, en contextes de mobilité et de diversité humaines. Mon approche se place donc à distance d’une pensée qui se figure couramment d’une part que l’action politique serait exclusivement de l’État, d’autre part que la socialité serait essentiellement sociétale (liée à une société donnée) et en dernier lieu que la citoyenneté serait exclusivement équationnée avec la nationalité.
Si l’on conçoit la citoyenneté et la diversité de manière complexe, il existe ainsi toute une gamme de nuances autant objectivables que subjectives, de formes de citoyenneté et d’étrangéité, allant au-delà des questions de nationalité et d’origine géographique extra-étatique qui n’en constituent qu’une configuration particulière. Les formes de participation, tant au quotidien qu’au développement rural sur les moyens et longs termes, peuvent précisément créer du commun et des communautés de sens faisant citoyenneté, par-delà l’altérité et sa part de conflits potentielle.

Une géographie psycho-sociale avec l’habiter comme paradigme

Pour répondre aux enjeux des évolutions contemporaines des villages, et à ceux de la cohabitation en leur sein en contexte de diversité, je propose donc de s’intéresser aux rapports pouvant exister entre la participation, la mobilité, et la question d’habiter (avec autrui) qui implique le rapport qu’entretient toute personne à l’étrangéité. « L’habiter », entendu au sens géographique large, est un concept à part entière qui a été dernièrement amplement travaillé entre autres disciplines par la géographie francophone ; cette dernière le définit comme la condition d’être de l’individu sur terre, au gré des liens singuliers qu’il noue avec l’espace, comment il se le représente, se l’approprie et l’investit. J’entends donc interroger les formes de l’habiter (avec autrui), au prisme de la cohabitation de n’importe quelle personne, dans le cas d’espaces ruraux marqués par le mouvement et par la diversité humaine. Pour l’étudier, je me penche sur les enjeux que sont pour la transformation des espaces ruraux choisis : l’ancrage et les appartenances des personnes au gré de leurs expériences ; les modalités et les effets de la coprésence en contexte de diversité ; les modalités de participation des habitants au quotidien et à la durabilité des espaces, et les formes de citoyenneté mises en question pouvant en découler.

Cette approche se veut doublement centrée sur : d’une part, la dimension personnelle de l’expérience de l’habitant (en m’appuyant sur une géographie des spatialités et des émotions, sur la psycho-sociologie de l’espace, sur la psychologie environnementale, sur la recherche biographique et sur la philosophie politique) ; une expérience individuelle qui s’inscrit et se construit de dynamiques et d’interactions intervenant au sein de communautés humaines fabriquées sur un temps plus long voire générationnel qui est également à prendre en compte (en m’appuyant sur les travaux ayant trait à la compréhension des groupes sociaux) ; d’autre part, en s’intéressant à l’effet de lieu, mon travail interroge aussi nécessairement la fabrique socio-économico-historique tant singulière que partagée des territoires enquêtés (je m’appuie alors sur  une géographie économique et sociale de l’organisation de l’espace et de ses transformations à différents échelons, et sur l’anthropologie).

Se basant originellement sur une psycho-sociologie de l’espace, cette géographie psycho-sociale dont j’ai initié la formalisation, se propose de considérer l’espace comme un élément matériel servant d’intermédiaire entre les hommes, entre l’homme et autrui. Il s’agit d’une géographie se nourrissant d’autres champs de la discipline, ainsi que d’autres sciences sociales et cognitives. Elle se place davantage que la sociologie à « hauteur d’homme »[i], puisqu’elle s’intéresse à l’individu, à ses schèmes psychologiques, à ses comportements et à ses intentions mises en actes, en rapport ou pas avec des groupes – autrement dit à ses interactions avec le social plutôt que de partir du social comme éclairage premier. Incidemment elle est aussi plus largement ouverte à la pensée complexe et systémique et à son invitation à penser de manière globale l’humain – en y incluant son univers et ses rapports à l’espace, ses regards, ses usages et ses imaginaires[ii] : elle se propose de saisir les relations humaines à la matérialité de l’espace, lequel agit aussi bien au niveau du mental de l’individu, qu’il participe à l’organisation sociale.

Dans le contexte actuel de la mondialisation, elle s’intéresse ainsi aux conditions et aux modalités de l’action de l’individu au quotidien, « activité politique par excellence »[iii] ; en considérant aussi bien ce qui est indépendant de ses volonté et possibilité – les structures plus vastes des systèmes dont il est acteur –, que ce qui est inhérent à ses opportunités d’émancipation et de prise sur un quotidien et une localité qu’il co-façonne et diversifie, ou encore ses expériences et son historicité, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui forment son histoire et qui conditionnent son comportement dans une situation donnée.

"L’étranger » immigré-sociodémographique et la ruralité en Corse, un premier aperçu des configurations in situ portes d’entrée aux terrain et réflexion



 
Dimanche 28 Novembre 2021
Josépha Milazzo


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