Jad El Khoury, Installation éphémère, Popularte 2020 (photo Fabien Flori)
La doctrine sociale thomiste repose en premier lieu sur l’idée d’une donation universelle originelle de la terre à tous les êtres humains. Dieu a concédé les « choses extérieures » à l’humanité dans son intégralité, et non à des personnes singulières ou à une somme d’individus. De ce don indivisible du « dominium » découle un droit naturel d’usage de la terre. Les biens extérieurs qui composent la nature sont en effet pensés par Saint Thomas comme des moyens octroyés à l’humanité pour lui permettre de vivre. Les hommes disposent donc du droit d’en user pour subvenir à leurs besoins vitaux et perpétuer l’espèce. Ainsi, pour l’Aquinate [NDLR: surnom de Thomas d'Aquin], l’usage des fruits issus des biens extérieurs est un droit naturel inaliénable. Il opère donc une distinction, à la suite d’Aristote, entre usage et possession : la possession ne relève pas du droit naturel, mais du droit civil. La possession est soumise à des lois humaines, contingentes, qui peuvent être injustes et qui peuvent être enfreintes en toute moralité, toujours selon l’Aquinate, si elles sont contraires au droit naturel, ou à la loi morale.
Il s’ensuit que l'appropriation des biens extérieurs ne génère pas un droit individuel absolu « inviolable et sacré », tel qu’il sera consacré par le fameux article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cela ne veut pas dire pour autant que la propriété personnelle est illicite. Thomas précise qu’il est licite que l’homme possède des biens propres, en invoquant trois justifications instrumentales : « Premièrement, on est plus vigilant à gérer ce qui est à soi que s'il s'agissait d'une chose commune à tous ou à beaucoup. [...] Deuxièmement les choses humaines sont mieux ordonnées si le soin de chaque chose est assuré par une seule personne tandis que la confusion s'installerait si tout le monde s'occupait indistinctement de tout. Troisièmement, la paix est davantage conservée parmi les hommes lorsque chacun est content de ce qu'il a. » (Somme théologique, IIa, IIae, q. 66, art. 2).
Quant à l’usage, « l'homme ne doit pas user des choses extérieures comme si elles lui étaient propres, mais comme étant communes » (ibid). Le droit d'usage exclut toute forme d'accaparement dont jouirait un individu de manière exclusive, pour son seul profit personnel et sans limites.
Il s’ensuit que l'appropriation des biens extérieurs ne génère pas un droit individuel absolu « inviolable et sacré », tel qu’il sera consacré par le fameux article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cela ne veut pas dire pour autant que la propriété personnelle est illicite. Thomas précise qu’il est licite que l’homme possède des biens propres, en invoquant trois justifications instrumentales : « Premièrement, on est plus vigilant à gérer ce qui est à soi que s'il s'agissait d'une chose commune à tous ou à beaucoup. [...] Deuxièmement les choses humaines sont mieux ordonnées si le soin de chaque chose est assuré par une seule personne tandis que la confusion s'installerait si tout le monde s'occupait indistinctement de tout. Troisièmement, la paix est davantage conservée parmi les hommes lorsque chacun est content de ce qu'il a. » (Somme théologique, IIa, IIae, q. 66, art. 2).
Quant à l’usage, « l'homme ne doit pas user des choses extérieures comme si elles lui étaient propres, mais comme étant communes » (ibid). Le droit d'usage exclut toute forme d'accaparement dont jouirait un individu de manière exclusive, pour son seul profit personnel et sans limites.
Propriété privée et obligation(s) sociale(s)
Notons ici que Thomas d’Aquin évoque toujours la propriété en relation avec d’autres personnes, et jamais de manière isolée. Saint Thomas, et c'est là ce qui fait sa modernité, ne raisonne jamais sur la possession des biens et leur usage en les isolant du contexte social, c’est-à-dire de la communauté, de la Cité au sein de laquelle ils se réalisent : quand je consomme une part des biens extérieurs ce n'est pas sans conséquence sur la vie des autres membres de la communauté, sur le bien commun. Il n'y a pas d'appropriation in abstracto, mais en relation avec la vie collective, avec les autres membres de la Cité, dont les pauvres.
Dès qu’une personne possède un bien, même de manière licite, cette possession lui impose une obligation sociale, qui est de considérer les fruits de sa possession comme communs. On pourrait dire qu’il contracte une dette vis-à-vis de la communauté à qui il emprunte un bien. Le fondement de cette obligation découle d’une part de la destination universelle des biens extérieurs (évoquée précédemment), mais aussi de l’anthropologie thomiste : Saint Thomas voit en effet dans l’homme un animal social et politique, qui ne peut être pensé en dehors de la société, en dehors de sa relation à la communauté dans laquelle il est enraciné, et de la finalité du « bien-vivre » que cette communauté poursuit. Saint Thomas fonde ainsi le droit de posséder socialement : en ce sens, il n’est pas anachronique de voir en lui l’un des premiers penseurs des « biens communs ».
Cela va sans dire, une telle conception de la propriété est radicalement opposée à la conception libérale de la propriété fondée sur l’individu, conception qui a triomphé, justifiant l’accumulation capitaliste et ses ravages. Pour l’Aquinate, abuser de sa possession en acquérant ou en accumulant des biens au-delà de ce qui est nécessaire à sa propre vie, « c’est pécher » (Somme théologique, IIa, IIae, q. 118, a. 1, concl.). Les biens extérieurs, au-delà de ce qui garantit l’existence à celui qui les possède, sont communs, destinés en priorité à secourir les pauvres et de façon plus générale à être partagés.
Une implication de la destination universelle des biens et de l’obligation de traiter les fruits de la possession comme communs est la (surprenante mais cohérente) justification du vol en cas de nécessité « urgente et évidente ». Saint Thomas écrit ainsi, depuis son XIIIe siècle : « Dans la nécessité, tout est commun ».
À l’heure où le train de vie d’une infime minorité de la population mondiale engendre des périls environnementaux « urgents et évidents » pour les plus vulnérables et pour les sociétés humaines dans leur ensemble, le caractère subversif d’un tel syllogisme ne laisse pas indifférent.
Dès qu’une personne possède un bien, même de manière licite, cette possession lui impose une obligation sociale, qui est de considérer les fruits de sa possession comme communs. On pourrait dire qu’il contracte une dette vis-à-vis de la communauté à qui il emprunte un bien. Le fondement de cette obligation découle d’une part de la destination universelle des biens extérieurs (évoquée précédemment), mais aussi de l’anthropologie thomiste : Saint Thomas voit en effet dans l’homme un animal social et politique, qui ne peut être pensé en dehors de la société, en dehors de sa relation à la communauté dans laquelle il est enraciné, et de la finalité du « bien-vivre » que cette communauté poursuit. Saint Thomas fonde ainsi le droit de posséder socialement : en ce sens, il n’est pas anachronique de voir en lui l’un des premiers penseurs des « biens communs ».
Cela va sans dire, une telle conception de la propriété est radicalement opposée à la conception libérale de la propriété fondée sur l’individu, conception qui a triomphé, justifiant l’accumulation capitaliste et ses ravages. Pour l’Aquinate, abuser de sa possession en acquérant ou en accumulant des biens au-delà de ce qui est nécessaire à sa propre vie, « c’est pécher » (Somme théologique, IIa, IIae, q. 118, a. 1, concl.). Les biens extérieurs, au-delà de ce qui garantit l’existence à celui qui les possède, sont communs, destinés en priorité à secourir les pauvres et de façon plus générale à être partagés.
Une implication de la destination universelle des biens et de l’obligation de traiter les fruits de la possession comme communs est la (surprenante mais cohérente) justification du vol en cas de nécessité « urgente et évidente ». Saint Thomas écrit ainsi, depuis son XIIIe siècle : « Dans la nécessité, tout est commun ».
À l’heure où le train de vie d’une infime minorité de la population mondiale engendre des périls environnementaux « urgents et évidents » pour les plus vulnérables et pour les sociétés humaines dans leur ensemble, le caractère subversif d’un tel syllogisme ne laisse pas indifférent.
Des principes à retrouver
Ce bref exposé de la doctrine sociale thomiste soulève sans doute plus de problèmes qu’il n’en résout. Peut-on transposer cette doctrine à un cadre laïque ? En quoi cette doctrine peut-elle être pertinente pour la Corse ? Comment en appliquer, concrètement, les conclusions ? Comment distinguer le nécessaire du superflu ? À quelle échelle peut s’appliquer une telle doctrine ?
Nous esquissons ici quelques pistes provisoires dans cette machja de problèmes : nul doute qu’il faudra, dans un avenir proche, les nettoyer à nouveau pour mieux s’y orienter et en faire des chemins praticables.
Le premier enjeu, celui de la transposition laïque d’une pensée chrétienne, est considérable. Si le « don originel » disparaît et que la nature dont nous héritons n’est plus que la résultante du hasard et de la nécessité, si la loi divine perd sa primauté sur la loi civile, peut-on tout de même concevoir la Terre et ses richesses comme un don destiné à l’humanité dans son ensemble et arbitrairement partagée a posteriori ? On pourrait être tenté de substituer à Dieu la « nature », ou « notre maison commune, la planète », mais un tel subterfuge ne laisse pas dupe : cela reviendrait à remplacer une transcendance chrétienne par une transcendance vaguement théiste. Une telle entité métaphysique surplombante manque d’incarnation et reproduit le topos dangereux d’un globe inerte dont l’homme serait le seul maître et possesseur absolu. Une autre solution facile serait de faire de l’homme, en tant qu’individu, le nouveau Dieu. Mais cela ne contredirait-il pas la deuxième prémisse de Saint Thomas, à savoir la nature sociale de l’homme ?
Un premier ressort pour conserver cette doctrine et ses conclusions malgré le trou béant laissé par la mort de Dieu réside peut-être dans l’amour de nos lieux. À bien y réfléchir, les lieux que nous chérissons le plus profondément ne sont pas ceux que nous possédons en propre mais ceux que nous partageons ou avons partagé. C’est à la place des fêtes de notre village que nous pensons en fermant les yeux et non à l’intérieur de notre maison. Au fleuve d’enfance logent nos souvenirs.
Un second soutien, certes modeste, mais solide, peut être trouvé dans les sciences de l’homme, qui après au moins deux siècles de sociologie, d’anthropologie et de psychologie sociale, ont établi avec rigueur et empirisme le caractère résolument social de l’humain et son attachement consubstantiel aux groupes auxquels il appartient, quoiqu’en dise l’individualisme méthodologique de l’économie néo-classique.
L’utilité de cette doctrine pour la Corse ne tient pas uniquement au scandale que représente la concentration démesurée de richesses dans les mains d’une quinzaine d’entreprises possédant à elles seules 95,5% du consortium qui règne sur l'essentiel du commerce des grandes surfaces, du transport maritime, du bâtiment, des travaux publics, des déchets et de la presse écrite, pendant qu’un enfant sur quatre grandit dans une famille pauvre ; pas uniquement à l’accaparement du littoral au bénéfice de particuliers et au détriment de la production agricole.
S’il est pertinent de penser la Corse avec Saint Thomas, c’est aussi au regard des pratiques d’usage communautaire de la terre et des rapports non-individuels au foncier et à la propriété qui ont eu cours pendant si longtemps. Sans entrer dans le détail historique de ces pratiques, on se contentera de souligner que notre île fournit également un sol fertile pour la propriété sociale, plutôt qu’individuelle, même si la dernière a pris le pas sur la première au cours des décennies passées. Gérard Lenclud (2014) écrit ainsi à propos de la Corse des années 1970 que « la propriété privée ne présente certainement pas les aspects d'une détention individualiste. Rien ne saurait être plus étranger à la conception corse de la propriété que l'idée d'un droit concentré entre les mains d'un sujet unique et particularisé, libre d'user, de jouir et de disposer de ses biens exclusivement et à sa guise ; c'est autour de la famille (élargie) que s'organisent les institutions foncières comme toutes les autres d'ailleurs et la propriété de la terre. »
Nous esquissons ici quelques pistes provisoires dans cette machja de problèmes : nul doute qu’il faudra, dans un avenir proche, les nettoyer à nouveau pour mieux s’y orienter et en faire des chemins praticables.
Le premier enjeu, celui de la transposition laïque d’une pensée chrétienne, est considérable. Si le « don originel » disparaît et que la nature dont nous héritons n’est plus que la résultante du hasard et de la nécessité, si la loi divine perd sa primauté sur la loi civile, peut-on tout de même concevoir la Terre et ses richesses comme un don destiné à l’humanité dans son ensemble et arbitrairement partagée a posteriori ? On pourrait être tenté de substituer à Dieu la « nature », ou « notre maison commune, la planète », mais un tel subterfuge ne laisse pas dupe : cela reviendrait à remplacer une transcendance chrétienne par une transcendance vaguement théiste. Une telle entité métaphysique surplombante manque d’incarnation et reproduit le topos dangereux d’un globe inerte dont l’homme serait le seul maître et possesseur absolu. Une autre solution facile serait de faire de l’homme, en tant qu’individu, le nouveau Dieu. Mais cela ne contredirait-il pas la deuxième prémisse de Saint Thomas, à savoir la nature sociale de l’homme ?
Un premier ressort pour conserver cette doctrine et ses conclusions malgré le trou béant laissé par la mort de Dieu réside peut-être dans l’amour de nos lieux. À bien y réfléchir, les lieux que nous chérissons le plus profondément ne sont pas ceux que nous possédons en propre mais ceux que nous partageons ou avons partagé. C’est à la place des fêtes de notre village que nous pensons en fermant les yeux et non à l’intérieur de notre maison. Au fleuve d’enfance logent nos souvenirs.
Un second soutien, certes modeste, mais solide, peut être trouvé dans les sciences de l’homme, qui après au moins deux siècles de sociologie, d’anthropologie et de psychologie sociale, ont établi avec rigueur et empirisme le caractère résolument social de l’humain et son attachement consubstantiel aux groupes auxquels il appartient, quoiqu’en dise l’individualisme méthodologique de l’économie néo-classique.
L’utilité de cette doctrine pour la Corse ne tient pas uniquement au scandale que représente la concentration démesurée de richesses dans les mains d’une quinzaine d’entreprises possédant à elles seules 95,5% du consortium qui règne sur l'essentiel du commerce des grandes surfaces, du transport maritime, du bâtiment, des travaux publics, des déchets et de la presse écrite, pendant qu’un enfant sur quatre grandit dans une famille pauvre ; pas uniquement à l’accaparement du littoral au bénéfice de particuliers et au détriment de la production agricole.
S’il est pertinent de penser la Corse avec Saint Thomas, c’est aussi au regard des pratiques d’usage communautaire de la terre et des rapports non-individuels au foncier et à la propriété qui ont eu cours pendant si longtemps. Sans entrer dans le détail historique de ces pratiques, on se contentera de souligner que notre île fournit également un sol fertile pour la propriété sociale, plutôt qu’individuelle, même si la dernière a pris le pas sur la première au cours des décennies passées. Gérard Lenclud (2014) écrit ainsi à propos de la Corse des années 1970 que « la propriété privée ne présente certainement pas les aspects d'une détention individualiste. Rien ne saurait être plus étranger à la conception corse de la propriété que l'idée d'un droit concentré entre les mains d'un sujet unique et particularisé, libre d'user, de jouir et de disposer de ses biens exclusivement et à sa guise ; c'est autour de la famille (élargie) que s'organisent les institutions foncières comme toutes les autres d'ailleurs et la propriété de la terre. »
Le beau futur du thomisme en Corse?
Le dernier enjeu évoqué n’est pas moins épineux. À quelles politiques publiques conduit un dérivé de la doctrine thomiste de la propriété fondée socialement, dont la possession peut être privée mais l’usage commun, ou du moins partagé ? L’impôt sur le capital y participe mais ne saurait tout régler, dans la mesure où il ne déstabilise guère le régime de la propriété privée des moyens de production. La Collectivité de Corse, à l’origine du PADDUC, pourrait par exemple décider de préempter chaque espace stratégique agricole (ESA) détourné de sa finalité, pour s’assurer que l’intérêt de la Corse, supérieur à celui de chaque propriétaire, soit bien respecté. Citons par ailleurs des illustrations de dispositifs existants déjà en Corse pour souligner le réalisme et le pragmatisme de cette doctrine, qui ne se contente pas de flotter dans le ciel des idées :
- Le Conservatoire du littoral a démontré qu’il est possible de soustraire à l’appétit des marchands de terre les espaces remarquables pour le bénéfice de la communauté (et des générations futures) et que la propriété commune (communale ou étatique) de la terre ne s’opposait pas à son usage par des particuliers, à l’instar des éleveurs ou agriculteurs bénéficiant de zones maintenant inconstructibles.
- Les associations d’aménagement foncier agricole et forestier et associations foncières pastorales, permettent à des communes rurales à l’instar d’Aiti (Valle Rustie), de contourner les indivisions et l’abandon de terrains en friches pour en partager l’usage. Ces outils s’inscrivent en outre dans l’héritage des pratiques agricoles communautaires décrites par Gilles Guerrini, qui existèrent en Corse comme dans de nombreuses autres régions du monde.
Malgré les effets réels et louables de ces initiatives et d’autres similaires, elles demeurent pour l’heure marginales et ne déploient que partiellement les conclusions évoquées plus haut. Qu’en est-il en outre de la démarcation entre nécessaire et superflu, pour distinguer ce qui revient au possesseur d’un bien, et ce qui est destiné à la communauté (en commençant par les plus fragilisés) ? Il semble évident que seul le débat démocratique pourrait se prononcer, d’une main tremblante, sur un arbitrage si subtil et délicat, et ce en prenant en compte les dangers que peut impliquer une telle décision.
Pour continuer à explorer ces questions en suspens, une certitude : face à l’apparente nouveauté des crises que traverse la Corse, nous pouvons au moins nous réjouir de disposer d’une panoplie de penseurs, parmi lesquels Thomas d’Aquin, qui ne demandent qu’à être relus, réinterprétés et remobilisés.
Références
Astier, I., & Disselkamp, A. (2010). « Pauvreté et propriété privée dans l'encyclique Rerum Novarum ». Cahiers d'Économie Politique, 59, 205-224.
Dounot, C. (2021). Thomas d’Aquin (saint), in Dictionnaire des biens communs, éds. Cornu M., Orsi F., Rochfeld J., 1262-1265.
Lenclud, G. (2014). En Corse : Une société en mosaïque. Les Éditions de la MSH.
Mondoloni, J.-J. (2018). « Le capitalisme, ennemi de la propriété personnelle sociale ». Non publié.