Robba
 



U Brocciu & a ricotta : désir, résistance, révolution



C’est au début des années 1960 que Pier Paolo Pasolini s’essaie à la réalisation cinématographique. Au poète, romancier et essayiste s’ajoute désormais le cinéaste. Après Accatone et Mamma Roma, il signe un film court, A Ricotta, qui sort en salles en 1963 et suscite en scandale pour « insulte à la religion ». A plusieurs décennies d’intervalle, Yan Leandri, jeune photographe et chercheur en esthétique nous propose de réfléchir à la symbolique profonde de la figuration et des transformations du brocciu et de la ricotta, en puisant goulument dans le corpus théorique de l’anthropologue Max Caisson.
E ci dà dinù l'uccasione di salutà i 50 anni di a morte di Pasolini.



Photogramme d'A Ricotta, 1963
Photogramme d'A Ricotta, 1963
En octobre 1962 le pape Jean XXIII ouvre le Deuxième Concile Œcuménique du Vatican. Les théologiens de la libération rappellent que dans les Évangiles, la Croix de Jésus donne leur plein sens aux Écritures, de sorte que « les temps sont accomplis » (Marc 1:15). Il ny a donc ni nouveau messie ni héros à attendre pour accomplir laction de Dieu dans lhistoire : le temps ouvert par la Croix de Jésus est le temps des figurants.
En 1963, Pier Paolo Pasolini sort La Ricotta, une fiction de 35 minutes qui compose un film à sketches avec la participation de Rossellini, Godard et Gregoretti, faisant « quatre récits de quatre auteurs qui se limitent à raconter les joyeux principes de la fin du monde ».
Arrêtons-nous, le temps dune lecture, sur lexpérience du manque comme processus anachronique permettant le devenir : en deux mots, sur le lien entre Désir et Résistance. Pour rester dans la consommation, nous ferons un écart vers la mythologie du brocciu en Corse, particulièrement éloquente dans le cas de notre spéculation, à travers l'étude de Max Caisson.

La Ricotta ou la mort comme révolution

Photogramme de La Ricotta, 1963
Photogramme de La Ricotta, 1963
Un réalisateur de films (Orson Welles) tourne des épisodes de la Passion en sinspirant de tableaux maniéristes florentins. Un figurant nommé Stracci (Mario Cipriani) — qui se traduit par « haillons », renvoyant au lumpen du mot Lumpenproletariat, « prolétariat en haillons ») — interprète Dismas le Bon Larron (nom issu probablement du grec "dysme" : « mourant »). Durant le tournage, son désir nest pas d’être filmé, mais de manger. Grâce à une supercherie, il finit par acheter un gros morceau de ricotta et de pain quil dévore, et, pris de lindigestion de sa « Dernière Cène », attaché à sa Croix pour le dernier plan devant le banquet de fin de tournage, il meurt face à la caméra dOrson Welles.
 
Rapidement :
Dans le film se chevauchent deux types dimages : celles au temps de lincarnation (la caméra dOrson Welles filme la Passion) et celles au temps de la figuration (la caméra de Pasolini filme un plateau), confrontant lespace sacré et profane, lactorialité et la figuralité, le littéral et le parodique, etc. Ce jeu oxymorique opère par un montage anachronique, donc à une sortie du temps (nous y reviendrons).
Pasolini propose une réécriture du récit de Passion telle quelle fut (si elle fut) : un cri sans réponse. Ré-écriture possible par un évènement comique durant un des « tableaux » : la chute du Christ-incarné, qui crée une contamination du sacré par le profane en même temps quune chute de la valeur pathétique. Alors, drame de la mort du Christ, il ne reste que « le négatif, la trace vide, [cest-à-dire] le schéma pathétique privé de substance » nous dira Pietro Montani, le Christ laissant sa place vacante.

Stracci est donc un Christ latent, attendant de prendre place, place rendue effective par lhumiliation et la mort sur la Croix ; mais un Christ déchargé de sa condition métaphysique, le « vrai-faux Christ » ayant « chuté » blasphèmetoirement. Le martyr nest plus messianique : car chargé dun discours social, il devient déterminé.
Stracci est un figurant : il est au service dun projet qui le dépasse, il est un corps mouvant et mourant ; assigné au présent absolu de sa survie qui le prive d’être « acteur » de lhistoire. Face à sa mort, le réalisateur (Orson Welles), dinspiration marxiste, dira : « pauvre Stracci, mourir était le seul moyen quil avait de faire la Révolution ». Car sa mort fut le seul moyen de « refuser » de délivrer sa force de production ; émancipation dont il nest pas conscient.
 
Attardons nous sur le refus comme principe révolutionnaire par l’étude du brocciu.

A Ciaba ou le refus comme révolution

Mangiatori di Ricotta, Vincenzo Campi
Mangiatori di Ricotta, Vincenzo Campi
Si le personnage de Stracci est rapprochable au tableau Les mangeurs de ricotta (Buffonaria o Il mangiaricotta) de Vincenzo Campi (c.1580), ce nest pas tant par le sujet que par ce qui est en latence. Développons par un grand écart mythologico-culinaire.
 
Comme la ricotta, le brocciu corse est un fromage de lactosérum, dit petit-lait. Une fois le premier fromage fait, le lactosérum est récupéré, mélangé avec du lait, chauffé, signé, formé. Ces fromages de petit-lait possèdent un patrimoine mythologique important dans le bassin méditerranéen, la révélation de la recette alternant dun conflit entre un berger et u diavulu (ou un orcu ou un homme sauvage) ou un message donné à Salomon par sa sœur la Sybille (la savante). Max Caisson, un démologue, sest arrêté dessus dans une analyse de linvention de la technique. Se déplaçant comme un cavalier sur l’échiquier, il analyse la relation dune cire « perdue » jusqu’à arriver à la photographie. Voici un récit depuis lAfretu (plaine de Figari) :

Le roi Salomon avait eu l'idée du fromage, mais le lait ne caillait pas, le fromage ne se formait pas. Il envoya donc un messager auprès de sa sœur la Sibylle pour lui demander la façon dont il fallait s'y prendre pour que le fromage « prenne », et la Sibylle indiqua au messager ce qu'est la présure, comment s'en procurer et comment s'en servir. Salomon ayant fait le fromage, il restait le petit-lait dont il ne savait que faire. Alors, de nouveau, il envoya son messager auprès de sa sœur la Sibylle, et la Sibylle lui apprit comment on fait le brocciu. Mais il restait encore un résidu : a ciaba. Cette fois le messager ne rapporta aucune information sur l'utilisation qu'on peut faire de a ciaba. On sait cependant qu'avec a ciaba, on peut faire de la cire, mais le secret est resté, et même ceux qui prétendent l'avoir percé n'en disent rien.
(Max CAISSON, 2003 : 2)

Première remarque : a ciaba possède une puissance latente de production dune cire lactique issue du reste.
De la Sybille, Max Caisson nous ouvre deux voies pour comprendre ce récit : le refus de la vie éternelle et de linceste.
 
Développons :
Si la première mention de la Sybille est chez Héraclite, elle a été intégrée à l'univers théologique du christianisme où elle annoncerait la venue du Christ et le Jugement dernier. Elle figure à ce titre dans le Dies irae de l'office des morts : Dies irae, dies illa / Solvet saeclum in favilla / Teste David cum Sibylla. Cest donc une figure communicante, prophétesse bien que païenne.
La cire, elle, est lobjet dun usage spécifique dans lex-voto chrétien, fonctionnant selon une équivalence de forme et de masse – « poids de cire » ou « contrepoids » – : en un mot, une substitution (souvent dun corps). Toute une pensée de la Résurrection métaphysique dans la culture judéo-chrétienne transparaît par la relation entre la cire et le poids par la question de l’«’Eben» (אֶבֶןl) hébraïque, qui sillustre dans les boti della Basilica della Santissima Annunziata (Florence), ces images-statues de cire au poids :
 
Tu auras un poids ('Eben) exact et juste, tu auras un épha exact et juste, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne.
(DEUTÉRONOME 25:15)
 
La cire est ce qui délivre la lumière, mais, si elle est la matière par excellente de limagement, cest quelle est le matériau de lempreinte par le « contact » : elle scelle une mémoire en creux, cest ce que lon appelle une valeur indicielle. Dans le Christianisme, lhéritage mnémonique des imagines latines (les masques de cire des défunts) se cumule avec une pensée Trinitaire, donc Incarnatoire, de liconicité chrétienne (le Fils est le Père, mais autrement ; limage est l’être, mais autrement) dans laquelle se maintient une puissance. Ainsi se forme un écart qui se fait dans la « chair », dans la « matière », ce qui nous pose la question de l’« aître » (wesen chez Heidegger) un espace dapparaître, de dévoilement, où l’Être se manifeste et où le monde prend sens (un espace vide où demeurer). Cest ce qu’étudie Marie-José Mondzain, de licône à la photographie.
Cette cire lactique perdue nous permettrait donc daccéder à une circularité temporelle permise par la substitution des corps face à la mort : un temps messianique (on y reviendra).

Ensuite

Le fromage est lié aux notions denfantement et de gestation, notamment Aristote mettant en parallèle la fabrication du fromage et la formation de l'enfant dans le sein de sa mère, où le sperme est analogue de la présure. Certains ont dailleurs mis en avant la rotondité du fromage comme témoignant de sa perfection. Rotondité qui nous amène autant au récit dAristophane des Androgynes que de lAdam Cosmique, dont les séparations provoquent le désir incestueux de reformation des corps déchirés, désormais sexués. Dans les deux cas, cest bien le le désir qui conditionne lagir de l’être, le besoin de reformer une totalité manquante.
Pourtant, contrairement au « couple », nous pouvons avancer que le fromage subit un processus de fermentation / gestation à partir de son  propre « ensemencement » par la présure, produite par a caghjarella (la caillette, le lait dans lestomac du cabris tué). Le fromage se fait seul, il est sujet à « lautoreproduction ». A-sexué et intact comme landrogyne, il est dans un temps fermé, circulaire comme sa forme, où passé et présent demeurent unis.
La cire lactique dont a ciaba est la source serait donc issue dun processus dautofertilisation préservant la perfection, contrairement à la cire du miel qui est une cire fécale, c'est-à-dire le déchet dune consommation.
Dans cette conception, le refus de la transmission de la technique par la Sybille est le refus de linceste adelphique comme désir issu du manque de la totalité androgynal ; refus nous menant donc vers une sortie du temps circulaire de linceste pour aller vers le devenir.
 
Maintenant, faisons le point des conséquences de ce refus sur limage :
  1. La cire, est le produit avorté dont la source, a ciaba, reste latente. Cire qui serait induite par lautoreproduction, donc parfaite. Et comme ses prédécesseurs, elle serait un produit consommable.
  2. Une pensée de limage à partir de cette cire lactique peut ne pas être si loin dune pensée dune consommation particulière : celle dune assimilation de puissance sans ingestion.
  3. Avançons donc que la consommation de limage dune cire non lactique est donc une assimilation hantée de lexpérience du manque.
  4. Cette expérience se manifeste par l’écart qui nous pose la question de la photographie (linframince de Duchamp). De cela, faire de limage, cest imposer l’écart, la variabilité.
  5. Pour reprendre Paul Valéry, nous dirons que « le.a regardeur.euse dimage est fait.e de manque assimilé », nous portant vers une conscience de la perte.
  6. Mais de cette perte, finalement, se résout langoisse de la surmesure (übermass, lexcès de présence) face à un monde limité. Car la cire lactique ne permettrait plus le vide, épuiserait le stock, maintiendrait la circularité
  7. Cette conscience rend nécessaire le refus dune recette entraînant une saturation du monde, quil nous faut donc substituer par une saturation dimages, provoquant des vides qui entraînent un devoir de mémoire, et donc, maintiennent le récit.
  8. Limage nous permet donc de mettre en œuvre le devenir par le manque, nous ouvrant à la jouissance de la mort.
  9. Nos êtres doivent êtres consumés, les images êtres consommés. Cest une nouvelle « kénose », un nouveau dépouillement, par la préservation du secret : une incarnation.
  10.  Notre intérêt commun est donc littéralement un intérêt de latence, donc de résistance, afin de permettre au monde dadvenir.

Sortir de l'impasse de la représentation

Éclaircis par le brocciu, revenons au films :
  1. Dans Vatican II : « le temps ouvert par la Croix de Jésus est le temps des figurants », cela signifie que chaque figurant possède désormais le potentiel incarnatif. Celui-ci ne dépend plus de sa piété, mais de sa condition désirante, qui est inversement proportionnelle à sa puissance dactorialité et à son autorité. Comment ne pas penser à la lutte des classes ?
  2. À travers Orson Welles, Pier Paolo Pasolini ne crée pas seulement des tableaux vivants, mais il actualise une scène dun passé dans la variation dun présent. Par cela, le cinéma remplace la peinture ; le figurant lacteur ; Dismas le Christ ; la Révolution la Résurrection ; les derniers remplacent les premiers, etc. Cest cela, le geste de Pasolini.
  3. Ce geste, anachronique, prend forme dans la possibilité du montage : dans l’écart à lautoreproduction qui nous ouvre à la variabilité par le refus du cycle : cest la Révolution.
  4. Car la Révolution — du latin chrétien revolutio, « retour, retournement (sur soi) », lui-même dérivé de revolvere, « rouler en arrière ; dérouler » — la Révolution, ne sagit-il pas, plutôt que dune rotation, dun geste de déroulement ?
  5. Et pour acter pour acter son déroulement, pour ouvrir son temps, le figurant devait impérativement mourir sur la Croix. Il devait produire une variable, et là est le lien avec Les mangeurs de Ricotta, cest la vanité latente caché dans le fromage.
 
Pour nuancer, citons Gilles Deleuze. Pour lui, le désir est une force productive qui engendre du réel car il est un processus en mouvement qui crée des agencements nouveaux : cest ce quil appelle une ontologie de la différence.
Le film de Pier Paolo Pasolini en est une application. En cela ; dirait Deleuze, il est une résistance. Car résister, c'est refuser l'identification à des formes fixes du pouvoir pour favoriser des lignes de fuite. La résistance est donc ontologique, productrice de devenirs dans le mouvement même du réel.
Créer, cest cela : cest résister, produire des devenirs, des espaces où sinsérer. Loin de la hantise dun insaisissable, les images nous portent vers la révolution ; et la Sybille refuse lautorité de lultime information pour permettre la création.
 
Finissons par le film :
La Ricotta, pour nous, traduit la possibilité révolutionnaire qui nous sort de limpasse cyclique de la représentation. Pier Paolo Pasolini génère ainsi des espaces de laître et de lapparaître, comme une unification des concepts de « nachleben » warburgien (« survivance » ou « vie post-mosterm ») avec le « dasein » heideggerien (l'Être-jeté) ou lessezza de Rinatu Coti. Ainsi, il est lune des plus belles incarnation de la définition benjaminienne de limage dialectique qui « est ce en quoi lAutrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation » (Paris, capitale du XIXe siècle).

 
Vendredi 27 Juin 2025
Yan Leandri


Dans la même rubrique :
< >

Samedi 28 Juin 2025 - 12:10 Le sens du collectif serait-il dangereux?