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La Corse entre les mots et les choses, par Max Caisson


Max Caisson (1926-2016) restera comme l'un des grands noms de l'anthropologie de la Corse au XXe siècle. Agrégé de philosophie, il enseigna notamment à Bastia, puis il devint maître de conférences en ethnologie à l'Université d'Aix-en-Provence. Ses travaux relatifs à la symbolique et aux traditions, techniques aussi bien que culinaires, enseignent à ceux qui en doutent, ou les ont oubliés, le sens et la richesse de notre culture, et réhabilitent l'idée même de folklore.



Emil Brod, Sur la route des Sanguinaires
Emil Brod, Sur la route des Sanguinaires
[Ma] collecte ethnographique a englobé […] le lexique de la langue corse, y compris dans ses variétés régionales. Un va et vient constant entre les mots et les choses (pour reprendre une expression connue) a permis de dégager, sous les hauteurs de la science, une couche primordiale, un sol constitutif de ce qui est, pour nous, le monde, dans sa particularité culturelle comme dans son universalité, ce monde où nous vivons chaque jour et où, comme le disait Edmond Husserl, « la terre ne se meut pas  ».
Ce qu’on appelle couramment « folklore » est une pensée et même une pensée forte. On ne découvre cela que si on surmonte la fragmentation, la dispersion, l’isolement par rapport aux autres formes de culture qui résulte du traitement subi par ses donnés au cours de l’histoire européenne, et surtout française, depuis le XVIIème siècle. On s’aperçoit alors que ce prétendu « folklore » recèle nombre de secrets de cette constitution du monde, au sens où nous avons pris ce mot. Explicités, ces secrets prennent l’allure de mythes.
La Corse offre un terrain favorable pour une exploration de ce sol constitutif. L’annexion par la France a progressivement coupé la culture corse de la grande culture italienne qui nourrissait ses productions, savantes ou populaires. La grande culture française n’a pas pu remplir le vide laissé par la régression de l’italianité. Ceci pour diverses raisons, qu’il serait trop long d’analyser ici. Cette culture est restée comme en suspens au-dessus de la culture corse, partagée désormais entre folklore et provincialisme. Cette situation a pourtant offert la possibilité d’une sorte de mise entre parenthèses – Husserl aurait dit d’epoché – qui a fait saillir les virtualités de ce « folklore » dans le domaine de la pensée cognitive. Le terme de « folklore » y retrouve, du coup, sa valeur étymologique, celle de la composante lore, particulièrement, qui désigne une connaissance transmissible.
C’est ainsi que [mes] premières recherches, destinées, en principe, à restituer la Corse à l’aire du tarentulisme, dévoilent, en fait, sous une homonymie en apparence accidentelle, (entre tarente et tarentule) un mode de constitution de concepts naturalistes, intéressants parce qu’ils dégagent, par-delà l’hétérogénéité d’espèces très différentes, une unité de fonction symbolique s’exprimant seulement dans une opposition de traits inversés, appartenant cependant à un même domaine de signification.
Se manifeste ainsi, au niveau de la constitution du monde et par le lexique le plus banal, ce haut pouvoir de la pensée de réunir sous une même rubrique, une même loi, un même concept, les phénomènes les plus hétérogènes en les convertissant en manifestations opposées de facteurs identiques.

De cette algèbre, on passe à une géométrie ou, plus exactement, à une topologie, avec l’étude des propos féminins concernant les accouchements traditionnels. Ici aussi l’incohérence apparente n’est que la manifestation de paradoxes topologiques concernant l’image du corps. L’image du corps de la femme enceinte est celle-là même que décrit Lévi-Strauss lorsqu’il la compare à une bouteille de Klein, c’est-à-dire à deux rubans de Moebius à torsion inverses, accolés. Parfaitement explicitée déjà dans la théologie byzantine de la Mère de Dieu, cette image montre la continuité qui existe entre le folklore de l’accouchement et une cosmologie qui inclut l’infini dans le fini et l’en-dehors dans l’en-dedans.
L’idée d’un infini ordonné et transgressible, parfaitement paradoxale au regard de la conception ordinaire de l’infini comme indéterminé, est présente dans la science moderne, mais elle est déjà dans ce qu’on appellera les croyances folkloriques – comme celles relatives aux « envies » de la femme enceinte. Elles sont bâties sur une image du corps où les limites de l’image corporelle incluent, en fait, tout l’univers extérieur.
C’est le soubassement, « folklorique » encore une fois, de l’idée de matière que fait surgir une analyse des raisons pour lesquelles la châtaigne rôtie, en Corse, porte un nom qui est entendu comme la forme féminine du terme qui désigne le haricot.
Déployer le réseau des associations que fait lever un seul mot convoque autour de ce mot un ensemble qui va de la philosophie antique, aristotélicienne en particulier, à la psychanalyse et à l’anthropologie contemporaine, celle de Lévi-Strauss ou de Mary Douglas.
Ce déploiement permet d’enrichir notablement la suggestion de Marcel Mauss concernant les origines de la matière et de montrer encore une fois la façon dont les concepts philosophiques de base s’enracinent secrètement dans ce qu’ils font oublier, c’est-à-dire le monde dans lequel les hommes et leur culture vivent. Ces racines secrètent laissent, si on y regarde de près, transparaître l’universel dans le particulier, la pensée conceptuelle dans la perception courante, la philosophie et la science dans la cuisine quotidienne. « Les Dieux sont aussi dans la cuisine », comme disait Héraclite.
 

Pour approfondir

Ce texte est tiré de Mots et Mythes, Essais sur le sens des traditions corses (Piazzola, 2004).
Pour un retour plus global sur la vie et la démarche scientifique de Max Caisson, nous renvoyons à l'hommage que lui rendit un autre grand nom de l'anthropologie de la Corse, Georges Ravis-Giordani, dans Ethnologie française  en 2017.

Parmi les ouvrages qu'il a produits ou dirigés:
Inceste et étiologies des techniques. Le génie de la Sibylle. À propos de quelques récits corses, Albiana, 2002.
Mots et mythes. Essais sur le sens des traditions corses, Piazzola, 2004.
Porchi è Cignali. Saveurs et mystères des suidés, Albiana, 2004.


 
Dimanche 28 Mai 2023
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