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De l’intérêt des fusions de collectivités : communes trop petites, intercommunalités trop grandes ? (3)



Troisième et dernière (pour l'instant) contribution consacrée aux fusions de collectivités et, plus largement, aux périmètres de l'action publique: celle qui a pour objet l'échelon le plus ancien et auquel les citoyens sont généralement le plus attachés: la commune. Contrairement à de nombreuses démocraties occidentales, la France a rejeté les fusions forcées sans clore pour autant le débat autour de la structuration du tissu communal. Les intercommunalités n'y apportent qu'une réponse bien imparfaite et y surajoutent désormais une nouvelle question: celle de leur propre dimensionnement.



Plan Terrier, détail
Plan Terrier, détail
 
En présentant à l’Assemblée nationale le projet de loi sur les fusions et regroupements de communes de 1971, le ministre de l’Intérieur – Raymond Marcellin – et le rapporteur de la commission des lois – Raymond Zimmermann – dressaient un dur constat de l’émiettement communal. Selon le second, « l’égalité entre les communes, qui avait suscité tant d’enthousiasme dans la nuit du 4 août 1789, n’est plus qu’un leurre, alors que l’égalité entre les citoyens, sur le plan des services publics et des équipements collectifs, apparaît de moins en moins assurée ». Était en cause la très petite taille de plusieurs milliers de communes – plus de 11000 comptaient moins de 200 habitants –, aux ressources trop faibles pour assurer une qualité de service minimale à leurs habitants, lesquels préfèrent en conséquence rejoindre les agglomérations.

Depuis, la situation a peu évolué, alors même que l’exercice des nouvelles compétences décentralisées rendait la question d’autant plus pertinente. Malgré la forte implication de Raymond Marcellin, la loi de 1971 a été un échec. En trois ans, la France est passée de 37572 à 36442 communes. Quant à la Corse, particulièrement touchée par ce phénomène des très petites communes, elle n’a connu qu’une seule fusion, celle qui a donné naissance à la commune de Montegrosso en 1973.

Le lancement d’une nouvelle procédure, en 2010, a donné des résultats légèrement meilleurs puisqu’il y désormais moins de 35000 communes en France. Toutefois, la situation globale reste similaire. En outre, les fusions sont pratiquées de façon très différente suivant les lieux. Certains départements, comme le Calvados ou la Manche, comptent déjà plus de trente communes nouvelles, alors que les départements corses, les Alpes-Maritimes ou les Bouches-du-Rhône n’ont connaissent aucune.

La taille moyenne des communes françaises reste ainsi inférieure à 2000 habitants (moins de 1000 en Corse), quand elle dépasse 15000 habitants en Finlande, 30000 habitants en Suède et 45000 habitants aux Pays-Bas, à savoir des pays où la qualité de l’administration et de la démocratie peut difficilement être jugée inférieure à celle que nous connaissons.

 

Les petites communes: un monde à part

À première vue, la base permanente des équipements proposée par l’INSEE fournit un dur tableau de la réalité des communes corses. Bien évidemment, elle est insuffisante en ce qu’elle ne comprend pas la question du temps d’accès à un service. Vivre dans une minuscule commune n’est pas équivalent suivant qu’on se trouve à cinq minutes ou à une heure de route d’une agglomération. Néanmoins, certains chiffres sont frappants. 

J’ai groupé quatre catégories d’équipements et services : 1/ ceux que l’on pourrait dire institutionnels – gendarmerie, tribunal, direction des finances publiques, services postaux, etc., ainsi que ceux relatifs 2/ à l’aide sociale, 3/ à l’enseignement du premier degré, 4/ au sport et à la culture. Tous ne sont pas de la responsabilité directe des communes, mais ils ont un impact important sur la qualité de vie et donc sur le choix d’un lieu de résidence.

Or, 131 communes corses sur 360 ne proposent aucun équipement ou service ressortissant à ces catégories, et 33 autres n’ont que l’agence postale ou le bureau de poste à offrir. Alors que le code de l’éducation pose toujours pour principe qu’« une commune doit être pourvue d’au moins une école élémentaire publique », 249 communes corses n’en ont pas. Même si l’on rajoute les services aux particuliers fournis par le secteur privé (maçonnerie, électricité, restauration, etc.), 35 communes restent à 0. Enfin, je ne prends pas là en compte la sous-médicalisation et le sous-équipement en réseaux informatiques et de transports, qui rendent le tableau plus problématique encore.

Cela ne signifie pas que les très petites communes n’ont pas leurs propres avantages. Ne serait-ce qu’en matière d’environnement, de coût du logement, de montant des impôts locaux, etc., vivre dans un village peut être un choix très pertinent. Pour autant, même en cas de choc économique ou environnemental très grave, il est difficile d’imaginer aujourd’hui l’ouverture d’un processus de dés-agglomération et un renversement des dynamiques démographiques. Il est plus aisé d’imaginer, à l’échelle d’une ou deux générations, une désertification accrue du rural isolé, ce qui pourrait avoir des conséquences funestes en termes de gestion du territoire (patrimoine, incendies, etc.).

Du point de vue des fonctionnements politiques, les très petites communes montrent aussi de fortes singularités. Bien souvent, on peut recevoir une écoute et une réponse immédiate à sa sollicitation, et cette réactivité est logiquement appréciée. Il s’agit du modèle le plus classique en Corse, celui du lien direct entre électeur et politicien. Comme l’écrivait Gérard Lenclud, « rien n’est plus étranger à la tradition corse qu’un rapport social qui ne consiste pas en la confrontation directe de deux subjectivités, chacune s’efforçant d’appréhender l’autre dans ce qu’elle a de plus singulier, de moins partagé ».

Cependant, c’est aussi un modèle très usant, où il n’existe pas de filtre ou d’écran administratif, assumant les fonctions d’exécution, entre le demandeur et le décideur. Non seulement il n’y a pas de service ou d’agent chargé de recueillir et transmettre les demandes au décideur – ce dernier est directement sollicité – mais très souvent le décideur est aussi l’exécutant direct, ce qui alourdit considérablement sa tâche. Il doit bien évidemment assumer ses nombreuses fonctions officielles mais aussi, souvent, savoir réparer la pompe du réservoir d’eau potable, indiquer une dégradation de la chaussée, apaiser une soudaine tension de voisinage, prendre un rendez-vous médical pour une personne âgée, etc. Pour une bonne part des habitants de sa commune, sa mission générale est donc de faire le maximum pour résoudre dans les meilleurs délais les problèmes individuels de chacun. C’est un constat fait aussi sur le continent et qui, conjugué au déficit de ressources et à l’accroissement des responsabilités juridiques, explique que plus de la moitié des maires des communes de moins de 500 habitants souhaiteraient quitter leurs fonctions.
 

Fusionner, mais comment?

Changer brusquement de modèle à travers des fusions n’est pas évident pour autant. Nul n’ignore que l’autonomie communale revêt une sorte de sacralité pour l’immense majorité des élus et citoyens corses. Fusionner, c’est perdre son identité politique, et cette perte d’identité est peut-être plus difficile encore à envisager pour ceux – fort nombreux – qui ne viennent au village que quelques jours par an, et pâtissent donc beaucoup moins du déficit de services et d’équipements. Au demeurant, ce qui n’est pas envisageable aujourd’hui le sera peut-être demain, parce que le renouvellement des conseils municipaux peut devenir impossible, parce qu’il peut être crucial d’accroître son poids politique au sein d’une intercommunalité élargie et renforcée, parce que ça peut être la meilleure option pour investir, etc.

Une récente synthèse (sous forme de méta-analyse) de la littérature scientifique montre qu'en matière tant de participation citoyenne que de sentiment d’efficacité, la taille idéale pour une commune serait inférieure à 50000 habitants. Même s’il tend à rejeter la trop grande taille, il s’agit d’un résultat qui ne nous donne guère d’indications au regard de la structuration du tissu communal en Corse. On y imaginerait plutôt la fusion comme un moyen de renforcer l’administration communale là où les communes sont très petites – moins de cent habitants en théorie et bien moins encore en pratique – et très voisines. Cela renvoie principalement aux pieve d’Alesani, Orezza, Ampugnani, Boziu, Vallerustie, Cruzzinu, etc.

On la qualifierait donc de fusion-fédération. D’un point de vue politique, le fait qu’il s’agisse de réalités à peu près égales pourrait faciliter leur rapprochement, puisque cela limiterait les risques d’hégémonie politique. D’un point de vue financier, généralement ces communes perçoivent entre 50000 et 100000€ de produits de fonctionnement par an et elles en dépensent bien moins, parfois moins de la moitié, notamment parce qu’elles n’emploient normalement pas de personnels permanents. C’est d’autant plus frappant que, malgré les transferts de compétences aux intercommunalités, toute commune fait face à des coûts fixes qui sont d’autant plus lourds à assumer pour les plus petites. Fusionner, et donc constituer une masse financière plus significative, semble donc utile à un emploi plus rationnel et performant de ces ressources, particulièrement en matière d’investissement. Cela pourrait aussi permettre d’alléger les fonctions des maires, lesquels s’épuisent souvent devant des demandes d’une variété confondante.

Toutefois, cette hypothèse de fusionner de très petites communes entre elles n’est pas la seule. On peut aussi imaginer l’agrégation de très petites ou petites communes autour d’une commune moyenne, déjà dotée de services permanents. On la définirait donc comme une fusion-intégration, autour d’une commune qui aurait vocation à exercer un leadership politique sur le nouvel ensemble. Cette inégalité peut représenter un frein psychologique important. Néanmoins, ce que les plus petites communes perdent en termes politiques peut être compensé en termes de ressources financières, administratives et techniques. Dans cette configuration, c’est peut-être l’ex-commune moyenne qui – malgré son élargissement – aura le plus à perdre, car il lui faudra forcément partager ses ressources et négocier l’orientation de l’action publique avec les ex-petites communes. 
 

Mesure et démesure intercommunales

Plus difficile mais plus intéressante encore serait la double hypothèse de fusionner des communes tout en repensant les territoires intercommunaux. Si la question de l’optimum dimensionnel est légitimement posée pour les communes, elle l’est tout autant pour les communautés de communes dans une perspective inverse. N’est-ce pas le Président Macron qui affirmait, devant l’Association des maires de France le 21 novembre 2018, qu’« on voit bien aujourd'hui, qu'on a, dans des endroits du territoire des intercommunalités qui sont tellement larges qu'on a des situations ubuesques qui ne permettent pas de répondre aux besoins des habitants. Cela, il faut qu'on le corrige, dans un esprit de pragmatisme »  ?

Malgré les dérogations accordées aux zones de montagne, la loi NOTRe de 2015 a fixé un seuil de population minimal de 15000 habitants qui est manifestement inapproprié à la Corse, où l’on trouvait encore il y a peu des communautés de communes de moins de 1000 habitants. On a ainsi vu la constitution de périmètres immenses, regroupant des communes qui étaient traditionnellement étrangères l’une à l’autre, ressortissant à des bassins de vie différents et lointains, sans pour autant satisfaire l’exigence législative. Par exemple, les 42 communes de la communauté de communes Pasquale Paoli, réparties sur plus de 900 km2, ne réunissent qu’environ 6200 habitants.

Cependant, l’essentiel réside bien dans les implications. Du point de vue des ressources administratives, techniques et financières à engager, elles sont plus importantes, d’abord du fait de cette nouvelle étendue géographique. Pour sûr, un camion-benne qui doit effectuer 1000 km de route par semaine coûte logiquement plus cher qu’un camion qui en effectue 500. Si l’on rajoute l’accroissement sensible et concomitant des compétences intercommunales – par exemple en matière de gestion de l’eau –, on conçoit que la simple agrégation des ressources des communautés fusionnées avait bien peu de chances de s’avérer suffisante.

Les logiques en œuvre à l’échelle communale se retrouvent à l’échelle intercommunale. Une communauté regroupant dix communes et moins de 1000 habitants pouvait se permettre de fonctionner avec très peu de charges administratives, même si cela pouvait avoir de lourdes répercussions sur ses dirigeants. Inversement, une communauté de 40 communes et 10000 habitants a nécessairement d’importants besoins en la matière, besoins qu’il faut financer. Ainsi, pour les contribuables, l’extension des périmètres intercommunaux rime naturellement avec alourdissement de la fiscalité, spécialement en ce qui concerne les ordures ménagères.

Du point de vue de la gouvernance, il est normalement plus difficile de fonctionner à 40 communes qu’à dix. L’exemple de l’Union européenne n’est pas si lointain que ça et il est vain d’en appeler à la « complémentarité » comme si elle était quelque chose d’acquis a priori. La complémentarité est une construction (pour ne pas dire un combat), d’autant plus compliquée à réaliser que les parties prenantes sont nombreuses et diverses. Il est aussi, et peut-être surtout, plus difficile de définir un « projet commun de développement et d'aménagement de l'espace », comme le requiert la loilorsque cohabitent de très nombreuses communes aux caractéristiques démographiques et économiques très diverses.

Enfin, ces immenses intercommunalités sont forcément moins accessibles et incarnées que les précédentes. L’élection des conseillers étant directement liée à celle des communes membres – ce qui est d’ailleurs fort critiquable –, cela ne devrait pas poser de problème de désaffection démocratique. En revanche, on peut bien craindre que ce nouvel échelon, de moins en moins lisible et de plus en plus technocratisé, soit peu satisfaisant en matière de responsabilité démocratique. L’amélioration de la qualité du service public pourrait naturellement compenser - au moins en partie - ce déficit, mais ce n’est en rien gagné d’avance.
 

Rendez-vous bientôt?

Finalement, cette question de l’échelle de l’action publique locale n’a peut-être jamais revêtu autant d’acuité qu’aujourd’hui. Rien ne serait plus malheureux qu’un mouvement de recomposition permanent, qui ferait fi des représentations et de l’attachement que nous portons toujours à nos communautés, pour leur substituer des institutions artificielles. Cela dit, il ne paraît pas impossible de conserver et même de développer la sociabilité communautaire – de plus en plus souvent fantasmée – en l’encadrant à une échelle différente. Nul doute que cette perspective serait très difficile à faire admettre et à concrétiser. Pour autant, considérant l’actuelle situation de la Corse (hors agglomérations), elle vaut probablement la peine d’être au moins discutée.
 
 
Mercredi 28 Avril 2021
André Fazi


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