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Du principe de l’identité à l’ordinaire du voisinage


Parce que le concept d’identité – sa pertinence, ses limites – est toujours au coeur de nos débats publics, il nous paraît nécessaire de continuer à l’interroger. Avec Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue, nous reparcourons des pans de son histoire, de son instrumentalisation quelquefois ; jusqu’à s’intéresser à un concept contigu et efficace, pourtant peu mobilisé : le voisinage. Eppuru, in corsu, a sapemu quantu vale a vicinanza !



Iain Mac Nab, Gossip, Corsica, vers 1930
Iain Mac Nab, Gossip, Corsica, vers 1930

Octobre 2023, au moment où la Corse commémore le quatre-vingtième anniversaire de la libération de son territoire en 1943, portée par l’insurrection du peuple corse contre l’occupant nazi, l’État français a fait le premier pas vers une plus ample reconnaissance de l’identité corse et de son inscription dans la Constitution. C’est dire à quel point l’importance de cette double reconnaissance, celle d’un peuple et d’une société, a ré-ouvert le questionnement sur la notion d’identité. D’une perspective figée, voire folkloriste, l’identité est redevenue un enjeu politique et sociétal de premier plan.
Pour autant, la notion elle-même contient de nombreuses zones d’ombre qui dissimulent mal les oppositions qui la traversent: entre le local et l’universel, entre l’affiliation par les origines familiales et le vivre ensemble. Reprendre le fil de cette évolution en Corse nécessite de replacer le débat de façon plus générale entre le local - le village, le quartier - où s’exerce la vie en commun, et l’identité culturelle qui repose sur une conception du monde, plus que sur des réalités quotidiennes.


Sciences sociales, l’impossible définition

En 1976, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, Professeur au Collège de France, prit l’initiative de réunir plusieurs spécialistes de sciences sociales, anthropologues, historiens, sociologues et psychanalystes, réputés pour leurs travaux autour d’un thème en plein essor : l’identité [1]. Publié l’année suivante, l’ouvrage reprenait l’ensemble des interventions et une partie des discussions, mais s’achevait, et c’est sans doute cela son plus grand mérite aujourd’hui, sans que l’on puisse se faire une idée précise de l’identité en sciences sociales.
Quelle définition lui donner, quelle extension sémantique, que contient-elle, furent des questions restées sans réponse. À côté de son usage extensif pour parler de choses chaque fois différentes comme l’identité culturelle, religieuse, ethnique, nationale, villageoise, ou plus tard de genre, force était déjà de constater que le consensus scientifique n’était pas au rendez-vous.

Rien d’étonnant d’ailleurs, puisque la notion avait emprunté le chemin détourné de l’analogie pour s’introduire dans le langage commun et désigner des choses en tout point différentes. Héritée de la physique et des mathématiques, l’identité caractérisait d’abord des choses, des éléments et des propriétés invariablement semblables, ou plus exactement identiques. L’abus de langage consistant à appliquer cette notion aux humains reposait sur un détournement de sens et surtout sur une volonté de dépasser une contradiction empirique évidente : les hommes sont tous dissemblables et uniques.
Sauf que les textes sacrés, puis plus tard les constitutions civiles, nous enseignent que « les hommes sont d’abord des semblables ». Comment expliquer cette contradiction évidente ? Comment rendre compte qu’en fait certains seraient plus semblables que d’autres, tandis que d’autres le seraient bien moins ?

La validation scientifique apparaissait donc impossible, car s’il était facile d’imaginer pouvoir démontrer en quoi certains n’étaient pas semblables aux autres du fait de leur sexe, de leur couleur de peau, de leur taille, de leur langue, de leur mode de vie, de leurs valeurs, il était bien plus difficile de définir scientifiquement en quoi les autres étaient « identiques » entre eux.
Face à une définition théorique impossible, la seule option consistait donc à définir l’identité à partir d’observation empirique portant non pas sur l’existence objective de différences ou de similitudes entre les hommes, mais bien plus sur la façon dont les hommes construisent des catégories différentes au sein desquelles ils rangent leurs (non-) semblables afin de gouverner différemment les individus et les groupes.

En ce sens, la première définition de l’identité est d’abord politique, elle correspond simplement à la description de la façon dont les hommes se disent partager une même appartenance qui les distingue de celle des autres. Cette opération distinctive organise l’ensemble du champ politique, de la répartition des pouvoirs et des biens, à la distribution des rôles et des fonctions sociales jusqu’à la délimitation des frontières.
Elle détermine aussi bien les hiérarchies, qu’elle légitime le droit de soumettre, de dominer, d’abuser, voire d’éliminer. Mais elle permet aussi de protéger, de garantir la pérennité des groupes, leur avenir, de défendre leur ascendance, et d’honorer leurs défunts. Impossible à définir en soi, l’identité n’en demeure pas moins le principe organisateur principal de toutes les sociétés humaines.

[1] Claude Lévi-Strauss (éd.), L'identité, Paris, PUF, 1977.

 


Un concept instrumentalisé

C’est d’ailleurs au nom de ce principe organisateur de la distinction qu’il fut possible et surtout légalement justifiable de séparer les populations au sein des empires coloniaux. Achille Mbembé [2] a remarquablement démontré comment les empires coloniaux ont façonné un véritable arsenal juridique permettant de promouvoir les principes républicains au sein de la métropole et d’en exclure les colonisés sans qu’apparaisse la moindre contradiction légale. Gouverner grâce aux différences d’identité consiste à inscrire dans la loi l’inégalité de certains au profit d’autres.

Le principe de l’identité et son corollaire, le dissemblable, sont donc au cœur des politiques de gouvernement et de ségrégation des populations. Toutefois, les seules logiques politiques de la domination et du gouvernement des populations ne suffisent pas à rendre compte de l’importance de l’imaginaire identitaire dans l’organisation sociale de toutes les sociétés humaines.

Comme je l’évoquais en préambule l’observation empirique de l’identité est impossible. Impossible, parce que les différences entres les individus sont toujours trop nombreuses pour que l’on puisse s’assurer que telle ou telle similitude partielle puisse suffire à définir l’identique. Sauf à revenir au strict niveau biologique de base pour énoncer que les hommes sont identiques en ce qu’ils sont différents des autres êtres de la planète.
Mais les sociétés sont toujours plus habiles que les réalités empiriques, et lorsque la réalité contrevient à la conception que l’on se fait d’elle, alors il suffit d’en dénier les conclusions pour affirmer que contrairement aux apparences les choses doivent d’abord être conformes aux conceptions qui rendent intelligible le monde dans lequel nous vivons. L’identité fait donc partie de cet imaginaire social qui construit les catégories à travers lesquels nous pensons notre monde et l’habitons, ainsi que nos relations aux autres.

Pour essentielle que soit la notion d’identité pour qualifier des groupes, leur reconnaître une histoire et un avenir, pour partager des valeurs, des habitudes, des modes de comportements, des affinités, et bien sûr des relations amicales et affectives, elle s’avère incapable de rendre compte de l’ordinaire de la vie quotidienne. L’ordinaire, rappelle la philosophe Sandra Laugier, c’est ce qui se présente sous nos yeux avec la force de l’évidence, mais qui nous échappe régulièrement tellement il est tenu pour acquis jusqu’à être négligé [3].
Percevoir l’ordinaire relève de la gageure tellement il échappe à tout regard surplombant la vie [4]. Et pourtant, c’est bien cet ordinaire qui remplit nos vies. L’étudier nécessite, d’une part, un vocabulaire différent de celui de l’identité, certes à la fois philosophique et anthropologique, mais ne nécessitant pas nécessairement un excès de concepts abscons. Et, d’autre part, une méthode. C’est sans doute celle-ci qui est la plus importante, car elle se fonde sur l’observation et la description. Ici c’est donc la description qui prime sur l’analyse ou l’interprétation surplombante. La tâche première de l’anthropologie de l’ordinaire consiste à décrire la réalité de tous les jours.

 

[2] Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2018.
[3] Pierre Fasula et Sandra Laugier (ed.), Concepts de l’ordinaire, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021.
[4] L’ordinaire correspond ici au concept forgé par le philosophe Ludwig Wittgenstein et se distingue radicalement du sens commun, à savoir le banal, le médiocre, ce qui est sans saveur, etc. Chez Wittgenstein, comme à sa suite chez Stanley Cavell ou Sandra Laugier, l’ordinaire est un concept heuristique qui nous permet de décrire la vie telle qu’elle est réellement vécue par des hommes et des femmes donné.e.s.

 


Au quotidien, la puissance du voisinage

Or justement qu’observe-t-on lorsqu’on étudie, au plus près des individus, des groupes qui se caractérisent par une supposée identité commune ? La surprise est de taille, car l’identité n’est justement pas ce qui détermine le quotidien et la vie de tous les jours.
Bien sûr, elle s’affiche régulièrement dans les discours, dans les prises de position sur tel ou tel sujet. Mais en fait elle s’énonce bien plus qu’elle ne se vit au quotidien. Une fois passée la déclaration d’intention et d’appartenance, les hommes et les femmes réfléchissent plus rarement à partir de ces catégories pour penser leur environnement.
Leur vie de tous les jours n’est pas directement impactée par ce sentiment d’identité à telle ou telle catégorie ou communauté d’appartenance. À l’exception de certains moments, lors de revendications identitaires, à l’occasion d’événements touchant l’ensemble d’une communauté, où le sentiment d’appartenance se réveille avec une sorte d’urgence, la vie de tous les jours est bien moins façonnée par l’imaginaire identitaire qu’il n’y paraît.

En effet, la vie ordinaire s’organise bien plus au niveau des relations de voisinage que dans l’existence d’un socle commun d’affiliations préexistantes. Même dans la recherche d’une filiation commune nécessaire à l’établissement d’une relation de complicité sociale, qu’il s’agisse d’une ascendance villageoise éventuellement partagée, ou encore d’un cousinage lointain, c’est moins une commune appartenance réelle qui est envisagée, que la mise en commun d’un imaginaire de proximité préalable à toute relation sociale.
Vivre ensemble, c’est partager le même environnement, respirer le même air, fréquenter les mêmes commerces, les mêmes cafés, s’enthousiasmer pour les mêmes matchs (sans pour autant soutenir les mêmes équipes). Vivre ensemble, c’est aussi se fâcher, vivre des désaccords, voire des ruptures, puis des réconciliations. En un mot, la vie ordinaire c’est justement la vie en commun dans ce qu’elle a de plus précieux.

 


La proximité, source du commun

Le voisinage, on le voit, s’embarrasse peu de l’identité. C’est la proximité réelle, c’est-à-dire vécue, qui organise le sentiment de partager un monde commun. Wittgenstein ou Sandra Laugier parleraient plus volontiers d’une « forme de vie », c’est-à-dire une proximité langagière et un vécu commun permettant d’appréhender dans les mêmes termes un même quotidien.
C’est ce que l’on appelle aussi le local, dont le socle est constitué par les relations de voisinage et la proximité de vie entre les uns et les autres. Le village, le quartier, la ville … Le local ce n’est pas l’envers de l’universel, bien au contraire. Le célèbre poète et écrivain portugais Miguel Torga a intitulé un de ses plus beaux livres « l’universel c’est le local moins les murs » [5].
On ne saurait mieux dire à quel point l’universel n’est qu’un imaginaire. En effet, personne n’a jamais habité l’universel. C’est toujours dans le local que les gens vivent. C’est toujours dans ce local que les choses se passent, se pensent, se disent, et se font. Et ce n’est que plus tard que l’on donne, parfois, à certaines paroles, pensées, ou événements, une portée universelle. Même les plus grands universalistes ont toujours vécu quelque part, un quartier, un village, une ville, tout en rêvant d’habiter l’universel.

À ce niveau d’observation et d’analyse, l’identité joue finalement un rôle relativement modeste, elle est bien sûr présente, mais ne suffit pas à décrire les réalités qui composent le monde local. Ou alors il faudrait la décliner en une multitude de sous-identités parfois exclusives les unes des autres : le quartier, le village, la ville, le département, la région, l’île, la nation, etc..
En fait, à la différence de l’identité, le sentiment d’appartenance dans ces mondes locaux y est beaucoup plus concret. Car il s’enracine dans la proximité des vies qui chaque jour se côtoient. C’est aussi la raison pour laquelle l’étranger n’y est pas toujours le bienvenu, quand bien même il n’aurait d’étranger que le fait d’habiter un village éloigné. C’est cette proximité réelle qui caractérise au mieux le local, à la différence de l’affirmation identitaire qui, bien souvent, ne nécessite pas de vivre ensemble.

 

[5] Miguel Torga, L’universel c’est le local moins les murs, Bordeaux, William Blake & Co, 1986.
 


Les excès de l’identitaire

Parler de l’identité et de l’identitaire oblige aussi à en mesurer les excès, voire les débordements, lesquels affectent directement la possibilité des vies locales. Lors des périodes de grandes tensions, notamment, lorsqu’au niveau local l’identitaire prend le pas sur le voisinage. Autrement dit, lorsque le principe d’une communauté d’appartenance ne repose plus sur la réalité de vies partagées, mais sur l’extrapolation d’affiliations préexistantes et absolues.
Dans ces circonstances, l’exclusion, l’épuration voire l’élimination deviennent les moteurs d’une nouvelle organisation séparant le supposé semblable du dissemblable au nom d’un principe extérieur au monde local. Soudainement, les anciens voisins décident de ne se soumettre qu’aux imaginaires de leurs appartenances identitaires. Et, pour mieux se convaincre de leur réalité, ils commencent à exclure, voire à assassiner, ceux qui leurs furent si proches et qui brutalement leur deviennent étrangers.

 

Ici le réveil de l’identitaire est susceptible d’engendrer la mort. Comme lors de la partition de l’Inde qui a connu les pires massacres entre les hindouistes et les musulmans. Ou lors du génocide des Tutsis du Rwanda où les Hutus les plus fanatisés massacrèrent leurs anciens voisins Tutsis, ou encore pendant la guerre en ex-Yougoslavie. La liste des exactions commises au nom de l’identitaire est dramatiquement trop longue pour prétendre à l’exhaustivité, mais à chaque fois ce sont justement les voisins qui payent le prix fort.

Pour autant, l’identité n’est pas en soi un vecteur d’exclusion ou de crimes, loin de là. C’est plus exactement lorsqu’au niveau de la vie ordinaire quotidienne certains prétendent faire de l’identité une catégorie excluante effaçant toutes les autres relations de voisinage, que les drames commencent.
 

Les concepts d’identité et de voisinage ne se recoupent donc pas, ils ne s’opposent pas non plus. Ils décrivent des registres de la société très différents et qui ne doivent justement pas être confondus. Ainsi l’identité, l’appartenance, la communauté de valeurs et de destins sont des enjeux politiques essentiels pour garantir la reconnaissance et la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Mais au niveau local, c’est le voisinage qui garantit aux personnes partageant un même environnement la possibilité d’appartenir à une forme de vie commune. Ici, l’appartenance ne repose pas nécessairement sur le rapport aux ancêtres ou les pratiques culturelles et religieuses, elle naît avant tout du simple fait que le partage de la vie ordinaire entre des individus dissemblables devient le fondement de l’espace commun, autrement dit de l’espace public [6].

[6] Nilüfer Göle, Richard Rechtman, Sandra Laugier & Yves CohenRevendiquer l’Espace Public
, Paris, CNRS Editions, 2022.

 

Samedi 28 Octobre 2023
Richard Rechtman


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