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Histoire du régime douanier de la Corse française (2nde partie)



Après un premier article consacré aux douanes sous l'Ancien régime, la Révolution, le Consulat et l'Empire, Jean-Yves Coppolani aborde ici la période la plus polémique -encore aujourd'hui- de l'histoire douanière de la Corse. Cette période est celle de la consolidation d'un régime douanier spécifique, taxant une très large partie des marchandises corses à leur arrivée sur le continent, alors que les produits continentaux étaient exemptés de taxes. Pourtant, sa lecture des motivations étatiques et des impacts de ce régime se révèle nuancée.



Histoire du régime douanier de la Corse française (2nde partie)
Lors de la première Restauration et au cours des mois qui ont suivi Waterloo, le gouvernement royal paraît avoir hésité entre le rétablissement du droit commun et le maintien du régime spécifique. Après avoir supprimé les droits de douane entre l’île et le continent, ils furent rétablis sur les exportations d’huile afin de compenser les rentrées fiscales insuffisantes. Finalement, Louis XVIII signa le 5 novembre 1816 une ordonnance dont l’exposé des motifs paraissait opter pour le droit commun, tout en reprenant l’essentiel du dispositif du décret de 1811. Mais l’article 6 de cette ordonnance contenait une proposition originale : « Si les intérêts ou les besoins des habitants de l’Île réclament quelques modifications aux présentes dispositions (…), il y sera statué sur les représentations des autorités locales à notre Préfet, lequel réfèrera à notre Ministre des Finances pour nous proposer les changements convenables ».
En application de ce texte, le directeur régional des douanes, alors en résidence à Bastia, consulta six des plus gros négociants bastiais dont les positions furent reprises par le Conseil Général. Ils souhaitaient, à côté de diverses exceptions au tarif général, la franchise pour toutes les marchandises importées du continent français, ainsi que pour certaines productions de la Corse comprenant surtout des denrées agricoles mais aussi des articles manufacturés.

Le préfet Louis Courbon de Saint-Genest défendit ces demandes auprès du ministre des Finances, le Comte Corvetto. Ce qui a été surtout retenu, c’est le consensus autour du régime particulier et la franchise pour les marchandises venant du continent. Pour le directeur général des douanes, le Comte de Saint-Cricq, il était indispensable de prendre des mesures contre la contrebande que favorisait la géographie de la Corse. La surveillance de l’île exigeait des moyens sans commune mesure avec ceux dont on pouvait disposer.
Lors des débats sur la loi douanière de 1826, Saint-Cricq, entre-temps élu député et qui deux ans plus tard sera ministre du Commerce, justifiait le régime particulier de la Corse en affirmant que pour contenir efficacement la fraude, il faudrait au moins 1200 douaniers. Or, il était difficile d’en disposer de plus de 200 pour des raisons financières et d’équité avec les autres régions frontalières. Il avançait même un argument humanitaire : on ne pouvait pas exposer les douaniers à la malaria qui sévissait sur une grande partie des côtes de l’île.   
Pour les exportations de Corse vers le continent, il reprit l’idée napoléonienne de n’accorder la franchise qu’à quelques productions agricoles à l’état brut et minora les droits sur l’importation de produits étrangers susceptibles d’intéresser les contrebandiers, ce qui aboutit à un régime beaucoup plus favorable que celui appliqué sur le continent. Ce compromis entre les demandes émanant de la Corse et les objectifs de la Direction Générale des Douanes fut formalisé dans une ordonnance royale du 8 octobre 1817 qui sera intégrée avec quelques aménagements techniques dans la loi du 21 avril 1818 tant décriée.

Sommairement résumée, l’économie de cette loi est simple : les marchandises provenant du continent français arrivaient en Corse en franchise ; les droits sur les échanges entre l’île et l’étranger ou les colonies françaises étaient partiellement minorés ; les productions corses étaient en revanche taxées selon le tarif général à leur arrivée sur le continent, à l’exception de certains produits de l’agriculture énumérés par la loi. Cette liste sera couramment appelée « nomenclature ».
Pour bénéficier de la franchise, les marchandises inscrites sur la nomenclature devaient être munies d’un certificat d’origine délivré par le maire du lieu de production ou du port du départ. Les droits qui pouvaient être éventuellement dus devaient être garantis par la formalité classique des acquis à caution… Le dédouanement des marchandises corses étant régi par des règles particulières, il ne pouvait se faire que dans quatre ports méditerranéens : Marseille, Toulon, Cette (Sète) et Agde.
Les contraintes furent assouplies au fil des lois douanières qui jalonnèrent le XIXe siècle. Celle du 17 mai 1826 permit l’exportation des huiles corses vers le continent français en franchise, sans certificat d’origine : peut-être comptait-on, comme à Nice à la même époque, sur les goûteurs d’huile pour détecter les fraudes sur la provenance. La libéralisation du régime était évidemment fonction des propositions des élus et autorités locales, suggérées par les professionnels. Mais lors de la Révolution de 1830, la nomenclature ne comprenait encore que des produits agricoles. Cette restriction continuait à être considérée comme une prévention nécessaire contre la fraude cependant difficile à contenir, malgré des mesures telles que l’article 22 de la loi de 1826 qui disposait que « la circulation et lé dépôt de certaines marchandises soient soumis en Corse à diverses formalités dans un rayon d’une lieue de la côte ».
 

De la Monarchie de Juillet à la IIIe République

Cette période est celle des débuts de l’industrialisation de la Corse. Cela suscita évidemment des demandes d’insertion dans la nomenclature de produits fabriqués dans l’île afin de favoriser leur exportation vers le continent français. Mais la fraude restait très importante et donnait au gouvernement une raison de refuser cette avancée. L’exposé des motifs de la loi du 26 juin 1835 « relative à la répression de la contrebande dans l’île de Corse » est très explicite à ce sujet : « depuis longtemps, les habitants de la Corse réclament de nouvelles facilités pour l’introduction de leurs produits en France (…). Mais pour que la Corse puisse obtenir des nouveaux avantages dans ses rapports avec la France, il faut que la contrebande soit sévèrement réprimée dans l’île et que le service des douanes y présente les mêmes garanties que sur le continent… ». Cette loi limitait donc le bénéfice de la franchise aux seules marchandises énumérées par les lois de 1818 et 1826 et annonçait dans le dernier alinéa de l’article 6 : « Il sera statué ultérieurement sur l’admission en franchise des produits qui auront reçu une main d’œuvre ».
Il faudra attendre le Second Empire et la sollicitude de Napoléon III à l’égard des Corses pour que la situation évolue favorablement. La loi du 26 juillet 1856 ajouta à la « nomenclature » de nombreux articles parmi lesquels plusieurs produits manufacturés tels que « marbres polis ou ouvrés, coussinets en fonte pour chemins de fer, les livres, les fers forgés (…), les fontes moulées, les aciers de cémentation, les essieux bruts de locomotives ou voitures », des produits traditionnels jusque-là exclus de la liste comme le « broccio » ou d’autres inattendus comme l’alcool d’asphodèle ou de cactus… La liste des ports de dédouanement des importations de marchandises corses vers le continent s’allongeait elle aussi passant de quatre en 1818 à vingt-deux, tant en Méditerranée qu’en Atlantique et Manche, à la fin du Second Empire. 
 

La IIIe République et la fin du régime douanier particulier

Quand la IIIe République succéda au Second Empire, le régime douanier de la Corse était beaucoup moins gênant qu’il ne l’avait été à ses débuts. À lire la rubrique « Régimes spéciaux-Île de Corse » du Tarif officiel des douanes de France de 1877, on constate que la « nomenclature » des produits admis sur le continent est une longue liste hétéroclite qui peut être encore complétée et qui l’a d’ailleurs été à plusieurs reprises par la suite. Le volet concernant les importations en Corse de marchandises venant de l’étranger et des colonies aboutissait à des avantages proches de ceux d’une zone franche, et aurait pu permettre le développement d’activités économiques diverses en Corse. Pourtant, c’est à ce moment que vont se déclencher les attaques contre ce régime douanier.
Dans les dernières décennies du XIXe, l’économie corse s’effondra. Étaient concernées aussi bien les productions industrielles qu’agricoles. Le régime douanier particulier fut accusé d’en être la principale cause. Les contemporains auraient pourtant dû relever des évidences : d’une part, lorsqu’il était le plus contraignant, la Corse connaissait une période de relative prospérité, tandis que le déclin de la production dans les dernières décennies correspondait à sa libéralisation ; d’autre part, ce déclin était proportionnel à l’augmentation du nombre et du tonnage des navires assurant une relation régulière avec le continent...
Mais le régime douanier devint la cible des critiques de la société et des médias. Les nombreux périodiques que comptait la Corse à la fin du XIXe et au début du XXe multiplient les articles et témoignages hostiles au régime particulier, mettant souvent en exergue des cas parfois anecdotiques : par exemple, les chaussettes qu’une maman avait  tricotées pour son fils faisant son service militaire dans les Vosges finissaient aux épaves de la Poste parce que le prêt du jeune conscrit ne lui permettait pas de payer les droits de douane, l’inscription de cet article sur la fameuse « nomenclature » avait été oubliée… Pour la même raison, les Corses assez riches pour arriver dans leur village natal avec l’une des premières automobiles devaient payer des droits de douane très élevés à leur retour sur le continent. Était même évoquée la pudeur des femmes corses que pourraient mettre à mal les dames visiteuses…      

Mais une analyse même sommaire du discours récurrent autour de cette question montre clairement que ce qui gênait le plus les Corses de la « Belle Époque » était d’avoir le sentiment de ne pas être des Français à part entière en raison de cette barrière douanière. Pire, d’être au même rang que les habitants des colonies puisque le régime corse était présenté dans les lois douanières parmi ceux de l’Algérie et de l’empire colonial… Les élus étaient majoritairement en phase avec l’opinion publique et donc hostiles au régime spécifique. Rares étaient les personnalités qui, telles Albert Gaudin, auteur d’un ouvrage sur Le régime fiscal de la Corse, étaient d’avis de maintenir le régime particulier tout en obtenant la correction de ses défauts. Certains comme le député bastiais Pierangeli, qui a écrit plusieurs livres ou articles sur l’économie de la Corse, pensaient que le retour au droit commun était inéluctable et qu’il convenait seulement de le négocier contre une subvention permettant notamment de mettre en valeur la Plaine Orientale.
En septembre 1908, Clémenceau présenta un rapport à la Chambre, probablement préparé par François Pietri, dénonçant « la misère et le dénuement » de la Corse mais qui n’évoquait pas le régime douanier. Cela déboucha toutefois sur la création d’une Commission extraparlementaire et interministérielle chargée d’étudier la situation de la Corse, présidée par un ancien préfet de la Corse devenu directeur général des douanes, Marcel-François Delanney, secondé par l’inspecteur général des finances Sauvalle… L’aversion traditionnelle des hauts fonctionnaires du ministère des Finances à l’égard des spécificités, surtout lorsqu’elles privent le Trésor de recettes, est connue. Or, en ce début du XXe siècle, l’avantage par rapport au droit commun s’élevait à plus de 500 000 francs or… L’ampleur des attaques contre ce régime leur offrait l’occasion de le supprimer. Le rapport de la Commission Delanney publiée au Journal Officiel du 4 juillet 1909 proclamait que « si le commerce et l’industrie sont demeurés en Corse à l’état embryonnaire, la cause en est principalement au régime douanier imposé à ce département et, tant que le même régime subsistera on est exposé à voir échouer toutes les tentatives qui pourraient être faites pour obtenir dans l’île des produits autres que les produits naturels, ou même pour mettre en œuvre certains de ces derniers ».

Le ministère Clémenceau étant renversé quelques jours plus tard, c’est Louis-Lucien Klotz, ministre des Finances du cabinet Aristide Briand, qui déposa le premier projet de loi supprimant le régime particulier et appliquant à la Corse le droit commun douanier. Les députés Adolphe Landry et Louis Pierangeli et le maire de Bastia unirent leurs efforts malgré leurs divergences politiques pour demander que la Corse bénéficiât, sous forme de dotation, des 500 000 francs or que le Trésor allait récupérer afin de subventionner le rattrapage économique et social de l’île dont le rapport Delanney avait montré la nécessité. Ils obtinrent qu’un deuxième projet de loi prévoie l’attribution au département de la Corse d'une subvention de 500 000 francs or par an pour améliorer la situation de l’île, mais une majorité de députés continentaux s’opposa à cette dotation. La presse locale se fit l’écho d’une réelle impatience. Au printemps 1911, une délégation des syndicats d’initiative, très actifs en ce début de XXe siècle, reçue par Joseph Caillaux successeur de Klotz au ministère des Finances, le pressa de hâter le retour au droit commun. Il aurait fait remarquer à ses visiteurs qu’ils demandaient la suppression d’une spécificité avantageuse, et leur aurait dit ironiquement qu’ils étaient « comme les femmes qui aiment être battues » mais qu’ils obtiendraient satisfaction puisque c’était l’intérêt du Trésor.
Finalement, Klotz, redevenu ministre des finances dans le ministère Poincaré, déposa un nouveau projet de loi dont le texte combinait la suppression du régime douanier particulier et une subvention de 500 000 francs or dont le Conseil Général de la Corse pourrait disposer pour rattraper le retard économique et social de l’île. Cette loi fut votée le 8 juillet 1912. Le régime spécifique n’était pas complètement aboli. Deux dérogations étaient maintenues : l’une, pour les importations de café sous le prétexte soutenu par Adolphe Landry qu’il était absolument indispensable d’en consommer en Corse en raison de la malaria… l’autre, pour le tabac par crainte d’une improbable confusion avec l’erba tabaccu… Ces deux exceptions favorisèrent l’activité de deux filières qui se prolongèrent tout au long du XXe siècle ; preuve que le régime douanier particulier n’était pas complètement néfaste… Quant à la subvention, sa valeur diminua considérablement en raison de la Grande Guerre : l’or devint papier. Elle fut supprimée en 1943 par Pétain et ne fut pas rétablie par le Général De Gaulle. On l’oublia en raison même de son insignifiance.
 

Conclusion

En conclusion, l’histoire douanière de la Corse au XXe siècle illustre moins une maltraitance économique que l’État français aurait délibérément infligée à la Corse, comme on la présente habituellement, qu'une évidence : un régime fiscal ou douanier spécifique avantageux vaut mieux qu’une dotation, à condition toutefois que les autorités locales bénéficient de compétences législatives et réglementaires pour adapter précisément et rapidement ce dispositif particulier aux besoins et attentes du territoire… et éviter que la spécificité n’ait pour objectif que de satisfaire des impératifs étrangers aux intérêts locaux. 
 

 

Biographie

Coppolani Jean-Yves,
_ « Le régime douanier de la Corse de 1768 à 1912 », Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, n° 647, 4e trim. 1984, pp. 225-258.
_ « La politique douanière en Corse de 1768 à 1912 », Corse : du local aux espaces lointains, Ajaccio, Piazzola, 2020, pp. 87-102.
Laot Albert, Histoire de la douane en Corse, Ajaccio, La Marge, 1987.

La première partie de cet article de Jean-Yves Coppolani se retrouve

Et sur le régime douanier, vous pouvez aussi lire l'article de Sampiero Sanguinetti
 
 
Vendredi 26 Août 2022
Jean-Yves Coppolani


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