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La nation : héritage, création et re-création



En ces temps de fortes inquiétudes au sujet du commun, de ce qui fonde les communautés et leur destin, il paraît opportun de présenter et discuter quelques grandes conceptions de la nation et certaines de leurs implications, en particulier pour la Corse. Lors de l'événement Nazione&Creazione organisé le 8 décembre 2023 à Corte, André Fazi est intervenu sur ce sujet. Il développe ici les propos alors tenus.



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Si elle n’est pas l’unique forme de communauté politique, la nation est assurément le type-idéal de la communauté politique moderne, ce que souligne le concept consacré d’un système international. L’État ne serait, selon la célèbre expression d’Adhémar Esmein, que la « personnification juridique de la nation », l’autorité supérieure indispensable qui la « constitue en droit ». En d’autres termes, du moins dans un système démocratique, l’État serait l’outil que se donne la nation afin d’atteindre ses objectifs.
Une telle simplicité est pour le moins trompeuse. La définition de ce que sont et de ce quoi doivent être les nations est une intarissable source de polémiques.

Pendant longtemps, la réflexion sur la nation a été grossièrement divisée entre :
- D’un côté, une perspective tendant à l’objectivation et même à la naturalisation des nations, qui se fonderaient sur des caractéristiques objectives comme l’unité de la langue et seraient donc des réalités naturelles. Ses figures tutélaires sont deux penseurs allemands dont les propos ont été – sans surprise – caricaturés, Johann Gottfried Herder et Johann Gottlieb Fichte.
- D’un autre côté, une perspective volontariste qualifiant de nation une communauté humaine singulière, qui revendique à la fois un héritage commun et le droit de s’autodéterminer politiquement, en d’autres termes la volonté commune de se projeter, d’où l’idée de communauté de destin. La personnalité emblématique en est l’historien français Ernest Renan, avec sa conférence « qu’est-ce qu’une nation ? », prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.
 

Gastronomie et géologie

Cette opposition, essentiellement structurée autour de l’enjeu de l’Alsace-Lorraine – devenue territoire allemand en 1871 – est, elle aussi, caricaturale. De nombreux auteurs contemporains, tels qu’Anthony D. Smith, n’ont cessé de mettre en exergue l’importance de traits culturels partagés, tout en signifiant bien que ces traits sont eux aussi des constructions humaines et qu’ils ne sauraient être suffisants. Le même Smith proposait ainsi de conjuguer deux conceptions antagoniques de la nation : une conception « géologique » et une conception « gastronomique ».
Suivant la première, les nations sont le produit « des expériences et traditions sociales, politiques et culturelles transmises par les générations successives d'une communauté identifiable ». Elles sont ainsi formées historiquement « par étapes, chaque strate reposant sur les précédentes ».
Suivant la seconde, elles sont « composées d'éléments distincts et leurs cultures intègrent une multitude d'ingrédients aux saveurs et origines différentes ». Et ce sont les nationalistes qui « ont assemblé les différents ingrédients de la nation – histoire, symboles, mythes, langues – de la même façon que les patrons de pubs composent le déjeuner du laboureur ».

Toutefois, considérant l’évolution des sociétés occidentales contemporaines, fondées en théorie sur des communautés de citoyens égaux, mais en pratique sur une grande fragmentation sociale et culturelle, on ne s’étonne pas que la perspective volontariste – rebaptisée constructiviste ou instrumentaliste pour signifier le rôle décisif des élites politiques et culturelles – soit devenue dominante dans les pays occidentaux.
Aussi singuliers soient-ils, les traits culturels et historiques communs ne sauraient suffire. Pourquoi Malte est-elle unanimement reconnue comme une nation indépendante, alors que la Sicile voisine, infiniment plus grande et peuplée, à la très riche histoire, n’a pas cette dignité ? Et pourquoi le nationalisme corse, si puissant et si éminent au XVIIIe siècle, a-t-il connu une éclipse de plus d’un siècle et demi avant de renaître dans les années 1970 ? Comment expliquer cela si ce n’est par l’échec ou la réussite d’une mobilisation lancée par des acteurs parfois très minoritaires ?
 

La nation comme création

Parmi les thèses essentielles auxquelles cela renvoie, la première est celle d’Ernest Gellner, suivant laquelle ce n’est pas la nation qui produit le nationalisme mais le nationalisme qui invente la nation « là où il n’en existe pas », souvent au prix de bricolages hasardeux voire honteux de l’histoire, et de manipulations de la masse des citoyens. La seconde est celle de Benedict Anderson suivant laquelle la nation ne saurait être qu’une « communauté imaginée », dans le sens où contrairement à une communauté naturelle telle la famille ou le village, un membre de la communauté nationale ne peut connaître personnellement qu’une infime minorité des autres membres.
Dans le sens de Gellner et d’Anderson [1], même si la nation a des bases historiques et culturelles plus ou moins solides, elle ne peut donc être que création et re-création régulière, pour ne pas dire permanente. Comme le préconise Rogers Brubaker, on peut d’ailleurs juger plus pertinent d’étudier le sentiment national – ou le sentiment d’appartenance à une communauté politique distincte – que la nation en elle-même, qui serait trop abstraite, insaisissable et changeante.

Pendant des siècles, le récit national français présentait la France comme la fille aînée de l’église ; ce n’est évidemment plus le cas. Quant à notre festa di a nazione, dont les origines ont été placées en 1735, elle n’est pourtant célébrée que depuis 1989 à l’initiative de quelques militants nationalistes férus d’histoire ; on n’en connaît aucune trace antérieure. Certes, on lui a trouvé une base historique intéressante puisque, après de nombreux doutes, l’authenticité de ce texte constitutionnel de 1735 a été récemment confirmée par Antoine-Marie Graziani, qui l’a retrouvé dans les archives du gouvernement génois. En revanche, cette fête n’est en aucune façon une pratique populaire immémoriale. Elle a été récemment inventée et progressivement popularisée par quelques acteurs suffisamment déterminés et convaincants.
Pourquoi s’en offusquer, a fortiori quand des États en font tout autant ? Par exemple, c’est en 1892 que le 12 octobre a été pour la première fois proclamé fête nationale de l’Espagne, en commémoration du 12 octobre 1492, caractérisé comme le jour de « la découverte de l’Amérique ». En 1918, ce jour a été renommé « fête de la race espagnole ». Puis en 1958, le régime franquiste l’a qualifié de « jour de l’hispanité ».
 

[1] Pour des critiques détaillées des thèses de Gellner et d’Anderson.
 

Inclure et/ou exclure

L’essentiel est que si la nation est une création et re-création, généralement déterminée par une minorité qui y trouve un intérêt, elle peut d’autant plus facilement être conçue de façons extrêmement diverses. Souvent, pour ne pas dire toujours, l’héritage commun et la volonté politique commune sont l’héritage et la volonté politique définis par quelques-uns, qui parviennent – avec plus ou moins de difficultés – à imposer leur conception ou plutôt leur récit à la masse des individus. Lorsqu’il s’agit de revendiquer une réalité nationale, les représentations, les mythes, et même les mensonges, ont normalement plus de poids que la vérité historique.
Cela implique des risques. Pour pouvoir unir, ce qui est l’essence de toute démarche communautaire, la nation doit se fonder sur des éléments communs. Or, ces derniers ne sont jamais définis par tous les individus intéressés, et ne sont jamais communs à tous.

Ainsi, il est très facile d’exclure au nom même du rassemblement. C’est évident pour les formes de nationalisme fondées sur l’ethnicité, sur des caractères prétendument objectifs, dits primordiaux, qui excluraient donc tous ceux qui ne correspondent pas à ces caractères. Cela a généré et génère toujours de terribles atrocités.
Toutefois, l’exclusion peut aussi procéder de formes de nationalisme que l’on a dit civiques et inclusives, dont le nationalisme des révolutionnaires français est l’archétype. Ce nationalisme-là prétend transcender toutes les différences culturelles et territoriales, comme l’indique la célèbre phrase du comte de Clermont-Tonnerre le 23 décembre 1789, suivant laquelle « il faut tout refuser aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus ». Au demeurant, d’un côté ce nationalisme est loin d’être authentiquement égalitaire. Il est en fait dominé par sa part la plus influente, au hasard masculine, blanche, catholique, très aisée et vivant dans la capitale. D’un autre côté, il est loin d’être authentiquement libéral. Il admet difficilement qu’on puisse rejeter sa proposition si généreuse, et cherche à imposer, avec plus ou moins de finesse, sa culture et son récit aux communautés et individus récalcitrants.
 

L'hypothèse du renoncement

En somme, que le nationalisme soit dit ethnique ou civique, il peut discriminer, exclure voire écraser ceux qui sont jugés déviants ou impossibles à intégrer. À partir de là, on doit poser une question qui paraît évidente : pourquoi ne pas simplement renoncer à l’idée de nation ? N’a-t-elle pas fait assez de mal ? et est-elle vraiment utile dans des sociétés individualistes et consuméristes où la majorité des individus semble concentrée sur son bien-être matériel personnel ? C’est probablement aller vite en besogne.

D’un côté, on aurait tort de sous-estimer l’importance de ce sentiment d’appartenance collective, qu’il s’agisse de sentiment national ou non. Pour beaucoup, se reconnaître dans un groupe humain est un besoin naturel et essentiel, et l’individualisme ambiant ne fait pas qu’affaiblir ce besoin ; il renforce en même temps sa nécessité. L’essentiel est que ce besoin ne se fonde pas sur l’inimitié, l’hostilité, voire la haine.
D’un autre côté, on aurait tort de sous-estimer ce que ces sentiments nationaux ont pu générer de positif, au niveau des représentations des citoyens, beaucoup plus égalitaires, et au niveau des politiques publiques de solidarité, qui ont connu au XXe siècle un développement formidable, malgré leurs limites et même si c’est malheureusement au détriment des relations et solidarités interpersonnelles.
Enfin, renoncer à une forme de communauté abstraite, jugée néfaste, ne fera certainement pas reculer les hiérarchies et les oppositions entre groupes sociaux et culturels. Au contraire, si plus rien ne prétend les transcender, les hiérarchies et oppositions existantes devraient plutôt être renforcées.
 
En conséquence, il me paraît plus opportun de chercher à dessiner des formes vertueuses de communauté nationale que de chercher à détruire cette dernière. Toutefois, ce n’est qu’une position de principe, qui ne méconnaît pas la difficulté de la tâche. Comment, dans des sociétés aussi fragmentées que les nôtres, définir ce qui est commun à tous, puis le mettre en valeur ?
 

Construire, mais comment?

Le défi est d’autant plus compliqué, d’une part, lorsqu’on ne dispose pas des moyens normatifs, financiers et répressifs d’un État ; d’autre part, lorsqu’on ne peut identifier un ennemi commun, c’est-à-dire une institution ou une autre communauté très majoritairement identifiée comme une grave menace dont il faut impérativement se prémunir. Dans la construction des nationalismes, la figure de l’ennemi est évidemment centrale, à tel point que ledit ennemi puisse être fantasmé, inventé et/ou stimulé. Pourquoi des individus accepteraient-ils de sacrifier une part de leur confort, de leur liberté, voire même leur vie, en l’absence de menace ?
L’ennemi peut être extérieur, comme dans l’opposition France/Allemagne entre 1870 et 1945. Il peut aussi être intérieur, comme le montre l’histoire de la Révolution française, où le roi, les girondins et les hébertistes ont été successivement désignés comme ennemis de la nation et conséquemment conduits à l’échafaud. Néanmoins, cet ennemi a été de plus en plus souvent défini à travers sa culture, sa religion ou sa couleur de peau, donc comme un corps irréductiblement étranger à la nation, constituant forcément un péril pour la cohésion nationale.

Inversement, il est peu probable que la définition d’un contrat social unanime soit réaliste ; elle ne l’était déjà pas au XVIIIe siècle. Mais cela n’empêche pas d’imaginer et promouvoir – c’est-à-dire de créer – des initiatives visant à restructurer et réinventer le rapport au commun, et à travers celui-ci les liens qui unissent les citoyens et qui leur permettent plus concrètement de se projeter ensemble. Quant à la création individuelle, elle n’aurait rien à perdre à une telle dynamique ; au contraire, elle pourrait y trouver de nouvelles inspirations. Il ne serait évidemment pas question de promouvoir une sorte de culture officielle.
Dans des sociétés où l’indifférence et les tensions sont déjà très inquiétantes, et où des acteurs cherchent non pas à réduire mais à accroître les fractures, en arguant d’une incompatibilité naturelle et définitive entre certains groupes, l’enjeu est crucial. Même si elles sont loin de disposer de la puissance d’un État, les collectivités territoriales peuvent faire beaucoup. Cependant, cela ne saurait suffire, sauf à croire que la qualité des liens entre individus ne dépendrait que des institutions. La capacité citoyenne à créer du commun, qu’on l’appelle national ou pas, sera assurément déterminante pour notre avenir. Ne le perdons pas de vue.
 
 
Samedi 27 Janvier 2024
André Fazi


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