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Le concours régional des fromages de Venacu


Le succès du locavorisme – nom donné à l’engouement pour les productions locales - interroge les manières de vendre, d’acheter, de consommer mais aussi de juger les produits alimentaires. Les produits traditionnels n’échappent pas en effet à l’évaluation de leurs qualités que celle-ci se fasse dans le cadre d’une transaction marchande ou non marchande, à distance ou... à proximité. Jean-Michel Sorba s’intéresse ici à la définition et à la formation de la valeur des productions alimentaires Corses dans leurs modalités pratique et organisationnelle. Il montre comment le jugement des fromages insulaires traditionnels est aujourd’hui rendu possible par l’entremise du Cuncorsu Rigiunale di i Casgi Casani de la Fiera di u casgiu de Venacu.



Pompei, Temple d'Isis
Pompei, Temple d'Isis
La pandémie a consacré la tendance déjà bien en vogue depuis quelques années de l’achat local. En Corse, les termes de « produit local » et de « circuit court » ont fait leur apparition dans une région où pourtant, la pratique de la vente directe constituait il y a peu le cœur des échanges alimentaires.

Vers une évaluation locale de la qualité des produits

Le phénomène du locavorisme met en évidence combien l’approvisionnement alimentaire a changé dans notre île et combien les Corses ressentent le besoin de se reconnecter, eux aussi, aux productions de l’île. Mais en ont-ils seulement les moyens ? Ou plutôt savent-ils encore reconnaitre la qualité des produits locaux ? Car faut-il le rappeler, le produit local n’équivaut pas par nature à un produit de qualité. De même, que produit local ne signifie pas bien sûr produit traditionnel. Juger de la qualité et de l’authenticité d’un aliment suppose un équipement cognitif et sensoriel. Prendre au sérieux le goût, le sensible, et les savoirs auxquels ils sont attachés est un prérequis pour rendre possible l’élaboration du jugement. L’enjeu est d’importance. Il en va de la reprise en main de l’alimentation par l’individu, le groupe familial et les communautés de mangeurs. Cette dimension du choix alimentaire, bien connue des nutritionnistes, trouve un prolongement dans la réflexion à tenir en Corse sur la mise en place d’une démocratie alimentaire active.
Les conséquences de l’éloignement des Corses de la vie villageoise et l’adoption de pratiques d’approvisionnement urbaines, « sourcées » aux références de grandes surfaces, sont facilement observables. L’industrialisation de la distribution et la normalisation de la qualité ont conduit à déléguer à d’autres (personnes et dispositifs) l’évaluation de ce que nous consommons. Les professions du marché (marketeurs, influenceurs, et autres prescripteurs), les opérateurs publics (services des fraudes, de la santé etc.), les associations de consommateurs agissent sur les marchés et contribuent, de l’extérieur, à façonner nos préférences. D’autant plus facilement que les repères appris en famille, nécessaires à la reconnaissance et au jugement des aliments, sont aujourd’hui largement délités. Du côté de la production, les ruptures diverses dans la transmission des savoir-faire agropastoraux et de transformation contribuent également à fragiliser les repères alimentaires. Ainsi, sous l’effet de la standardisation et de l’éloignement de la production, le paysage alimentaire insulaire s’est en quelques années, profondément modifié.

Or, les crises actuelles - et celles que l’on doit craindre - redonnent une pertinence aux anciennes pratiques d’approvisionnement et aux connaissances des produits qui leur étaient attachées. La réorganisation des marchés vers une plus grande proximité suppose de reprendre à nouveaux frais la question du « jugement de qualité » des produits traditionnels et plus généralement des aliments produits en Corse. Comment faire pour que ces savoirs d’évaluation soient réappropriés, transmis et socialisés ? Quels nouveaux dispositifs concevoir pour que les corses reprennent goût aux aliments issus de des activités agrialimentaires de leur île ?
U cuncorsu rigiunale di i casgi casani constitue un exemple d’intérêt par sa longévité (22 ans) et son impact sur la réputation des fromages en Corse et à l’extérieur. Il montre comment la définition et l’évaluation du goût au sens large constitue un cadre pour reconnecter les pratiques de production aux usages des aliments. Bien au-delà de l’émulation qu’il a engendrée autour des fromages traditionnels, la figure du concours constitue une forme d’organisation sociale susceptible de répondre aux nouveaux enjeux de définition et d’évaluation locale des aliments. Les lignes qui suivent en restituent la chronique et les principaux enseignements.

U cuncorsu rigiunale di i casgi casani : 22 anni d’esistenza !

C’est à la Fiera di u casgiu qu’a été relancé l’usage des dénominations traditionnelles des fromages. Jusqu’ici la littérature spécialisée française et internationale ne faisait que rarement mention des spécialités fromagères corses. Tout au plus étaient cités sous des appellations variables et une orthographe incertaine le « niolo » et le « sarteno ». Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer une identification demeurée longtemps lacunaire. La présence sans partage des industriels de Roquefort qui ont utilisé le lait insulaire pour la seule fabrication du fromage aveyronnais. La disqualification du monde pastoral et de ses productions par la société corse et ses élites (en ce début du XXe siècle durant lequel un secteur productif aurait pu s'édifier à partir de la tradition fromagère corse).
C’est donc dans un contexte d’ignorance ou de déni des fromages locaux qu’est lancé en 1999 sur le champ de foire un premier débat ayant pour objet l’organisation d’un Concours de Fromages. À l’issue des échanges auxquels participent des producteurs (dont certains se réuniront le même jour pour fonder l’association des producteurs fermiers Casgiu Casanu), des techniciens et des amateurs de fromage, il est convenu d’élaborer la charte du futur Cuncorsu Rigiunale di i Casgi Casani. Le document prévoit de réserver l’accès au concours aux seuls produits fermiers, la conception d’épreuves ad hoc prenant en compte les différences constatées entre les territoires fromagers de l’île et enfin la constitution d’un jury multi-produits. L’idée d’une typicité territoriale naît et se concrétise autour des cinq types de fromage les plus fréquemment cités par les informateurs consultés et présents dans la (faible) littérature disponible.

Définir et évaluer pour valoriser les fromages

La définition des types débute par l’élaboration d’un descriptif sensoriel, évolutif par principe et ouvert aux producteurs par méthode, en organisant des dégustations préparatoires. Le dispositif est définitivement mis en place et éprouvé l’année suivante le 7 mai 2000. Pour sa première édition, le concours concerne simultanément les cinq types de fromages. Plus tard, deux sessions seront organisées pour prendre en compte des durées d’affinage différentes. Une première session qui se tient au mois de mai est réservée aux fromages pouvant être consommés à un ou deux mois d'affinage comme le bastilicaccia, le venachese et le sartinesu. Une seconde session dédiée aux fromages niulincu et calinzanincu qui a lieu au mois de septembre.
Derrière cette appétence pour les fromages se cache également un intérêt partagé des organisateurs pour les activités pastorales. Car comment penser qu’une des rares régions d’élevage où prédominent encore une conduite à caractère pastoral puisse se passer d’un modèle agricole congruent en tous points avec les enjeux contemporains ? Dans le projet, le lien entre la valorisation des fromages et la réhabilitation des activités pastorales est établi dès le départ.
Les dégustations commencent par un travail de définition auquel sont attachés un nom et un territoire. La réception de l’idée par la profession n’est pas homogène. Pour certains, le retour aux types traditionnels brouille les projets du développement d’un fromage unique en Corse. Pour d’autres, le concours réhabilite une production fromagère traditionnelle mise sous le boisseau durant la présence de Roquefort dans l’île. Le choix est finalement fait. La diversité des productions fromagères de Corse est bien là et ne se distribue pas de façon aléatoire sur le territoire insulaire. Au Sud, dans la continuité de ce qui est rapporté dès le XVIIIsiècle, l’usage est la fabrication de pâtes pressées non cuites. Dans les vallées et les plaines ajacciennes environs, le fromage est à pâte molle et présente une croûte fleurie. Dans le Nord, on distingue u casgiu venachese de forme ronde, et dont la pâte présente une morge de couleur jaune-orangé, des autres fromages de forme carrée et à croûte lavée que sont les casgiu niulincu et calinzanincu.

Ces fromages sont l’objet d’une réputation ancienne à laquelle les Corses sont attachés. Si la controverse va bon train, la société locale, villageoise et urbaine ainsi que la quasi-totalité des bergers-fromagers voient dans le concours un moyen de rendre compte de leurs pratiques fromagères et des usages de consommation locaux passés et actuels.
Dans un tel contexte, les organisateurs du concours et le jury régional s’engagent dans une construction progressive des territoires fromagers en mobilisant la notion de « berceau de production ». Des territoires appréhendés à partir de leur cœur culturel, là où le raisonnement contemporain s’élabore souvent à partir des seules frontières, de leurs limites administratives comme dans le cas des AOP.
Fondamentalement, la territorialisation des fromages achoppe sur une vision de la Corse indivisible, sans nuance et sans différence. Comme si l’on se préservait de la marginalisation en se privant de sa richesse. Il s’agissait de défendre l’idée d’un développement affrontant la différence sans perdre en cohésion.
Car en effet, sans noms et sans ancrage territorial, comment est-il possible d’attribuer des qualités aux fromages corses ? Comment les valoriser, entreprendre de les distinguer, de les prescrire, ou tout simplement d’en parler ? Comment envisager la présentation d’un plateau de fromages corses ? En les désignant par des noms de lieux, se constituait du même coup un patrimoine collectif là où n’existe encore aujourd’hui qu’un patrimoine familial, le nom d’un producteur derrière une appellation souvent hasardeuse, celle du village ou d’un lieu-dit. Bref, il s’agissait de poser des noms signifiants en lieu et place de dénominations de l’entre-soi, souvent contingentes.

Cette aventure collective et humaine – car il s’agit aussi de cela – a donc débuté par des plaisirs gustatifs. Mais définir les qualités sensorielles pour espérer, à rebours, définir les pratiques qui les commandent se révèle être un exercice difficile. Les promoteurs du concours sont parvenus pour partie à atteindre les objectifs de départ. Des syndicats de défense des types de fromage animés par des producteurs ont été créés. Dans ces dynamiques de définition, les descriptifs élaborés sont repris, discutés, approfondis, allégés ; bref les producteurs s’approprient la définition de leur produit.
La constitution de syndicats professionnels aurait pu laisser envisager une contribution accrue du dispositif à la certification des fromages. Les bases étant posées et le principe d’une définition territoriale des types de fromage retenue, les professionnels devaient s’employer à trouver des compromis pour obtenir un signe officiel de qualité. À ce jour, les efforts déployés par quelques-uns d’entre eux pour élaborer et déposer les dossiers de demande n’ont pas été suivis par la totalité de la profession. La commission d’enquête mandatée par l’INAO est aujourd’hui en sommeil.
En termes structurels, Il s’agissait de constituer un jury qualifié pour définir les critères d’évaluation des produits, de concevoir les épreuves, et d’établir les règlements et les modalités de participation. Le choix des membres du jury s’est tourné vers des personnes ayant une connaissance culturelle et professionnelle du produit (culture technique et d’usage). Soit du point de vue de la fabrication, des anciens producteurs et des producteurs en activité, soit du point de vue des usages, des détaillants spécialisés, des restaurateurs et des amateurs. Un vivier composé d’une trentaine de connaisseurs, titulaires et suppléants, est constitué en trois années de fonctionnement. Enfin, la construction des descriptifs des 5 fromages est réalisée au cours de séances de dégustation préparatoires au concours annuel du mois de mai. Dans leur majorité, les connaisseurs ne disposent, au départ, que d’une compétence à juger le type de fromage de leur région ou des régions voisines. La connaissance des autres types se limite à leur nom et à quelques expériences de consommation. Or, le caractère régional du concours exige de décrire chacun des types présents en Corse. Les premières dégustations préparatoires ont consisté à construire une connaissance commune des types de fromage formalisée par la construction de descriptifs sensoriels de chacun des types. L’enjeu est de hisser le jugement au niveau régional et de construire des compétences multitypes, visant à détacher l’évaluation des contextes locaux et du risque de confinement entre producteurs et connaisseurs d’une même région. Deux épreuves sont conçues pour rendre compte d’une part de la dimension culturelle et donc collective de l’évaluation, et d’autre part de la dimension hédonique du jugement. Ainsi, l’épreuve dite de typicité juge les critères d’appartenance à un des 5 territoires fromagers. Alors que le niveau de qualité est exprimé par l’épreuve d’excellence durant laquelle les membres du jury donnent libre cours à une évaluation personnelle du produit.

Une compétence collective au profit d’une gouvernance alimentaire localisée ?

Un autre enseignement du concours tient à son fonctionnement. Le goût n’advient pas comme une compétence naturelle issue seulement des papilles des individus et des caractéristiques de l’aliment. Sa dimension structurante vient précisément du fait qu’il n’y a pas de goût sans partage de savoirs et de plaisirs. Dans le cas des produits à forte dimension culturelle, la nécessité de l’apprentissage est encore plus marquée. Sans capacité de jugement, aucune transmission n’est possible. En formalisant les critères de jugement du goût, le dispositif concours prend le relais des anciennes structures familiales et villageoises. Mobiliser individuellement un point de référence commun conduit à augmenter la compétence collective du groupe et la qualité des délibérations.
De là, le concours offre une réflexion sur les possibilités d’une gouvernance locale de l’alimentation au moins pour les productions locales. L’expérience du concours des fromages fermiers propose en effet une configuration transposable à d’autres produits. Le dispositif de jugement peut dépasser les attributs symboliques d’un concours (jugement à huis clos, proclamation publique des résultats, remise des prix etc.) pour se muer, au moins pour la phase d’évaluation des aliments, en un dispositif participatif localisé. Cette direction suppose l’intégration de consommateurs locaux et une gouvernance spécifique prenant distance avec les corporations et « les forces du marché », au grand profit d’une démocratie alimentaire.

Repères bibliograghiques

Casgi Furmagli e brocci : Les fromages ed. Albiana, 2015
Sorba J.-M., 2002, «Rôles des foires contemporaines sur les activités agricoles et artisanales de Corse». In A fiera di a castagna, ed. Albiana, p. 47-59.

 
Samedi 3 Septembre 2022
Jean-Michel Sorba


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