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Le maquis, ressource agro-pastorale

Considérer le maquis comme un écosystème productif ne va pas de soi. L’envisager comme un milieu-ressource de l’élevage pastoral obscurcit un peu plus encore son rôle. Malgré des siècles et des siècles de coévolution, l’agronomie mainstream et les cadres règlementaires peinent à concevoir des activités d’élevage qui puissent valoriser le maquis et sa biodiversité. Comme si le domestique ne pouvait sérieusement et utilement frayer avec le sauvage. Dans ce second article consacré au maquis, le sociologue Jean-Michel Sorba montre que l’ambivalence du maquis fait écho à celle du pastoralisme. D’aucuns voient dans cette forme d’élevage les fondements de la culture de l’intérieur figurée notamment par le berger. D’autres l’associent à la divagation des animaux, aux incendies, à la surabondance supposée des aides publiques ou à la dégradation des milieux. Enfin, certains défendent l’idée d’une activité traditionnelle qu’il convient de préserver au nom d’une identité collective jusqu’à justifier l’existence d’animaux en divagation. Au final, pastoralisme et maquis demeurent dans une indéfinition mortifère.



Niolu, 2021
Niolu, 2021

Le pastoralisme n’est toujours pas parvenu à qualifier positivement le maquis en ressource, au contraire : c’est plutôt le maquis qui disqualifie l’élevage pastoral[1]. L’intérêt pastoral des parcours de maquis ne semble être connu que des seuls éleveurs, et le pastoralisme est encore perçu comme une forme d’élevage archaïque imposée par la pauvreté des milieux, il est même décrit comme une exploitation abusive de la nature « Notre berger reste fidèle à ses procédés d’élevage sous la forme extensive et déprédative du libre parcours » (Simi). On oppose le pastoralisme à un élevage mettant en scène l’animal « à l’herbe ». La prairie, ces espaces gagnés sur le maquis, symbolise la maîtrise alors que les parcours emmaquisés sont toujours perçus comme « le produit du feu et de l’abandon des cultures » (Comité technique de coordination et d’étude du Plan, 1949).
Pourtant, de nombreux travaux de recherche montrent la valeur des ressources fourragères du maquis (Santucci et al.). Pour comprendre sa valeur pastorale et la réhabiliter, il faut accepter la complexité d’un système de production original. La valeur de la « ressource maquis » ne peut se réduire à la valeur intrinsèque de la ration alimentaire. Elle combine de façon solidaire les aptitudes des animaux et du troupeau de race locale, la nature de la ressource (herbacée, semi-ligneuse, ligneuse, fructifère), la biodiversité des espèces consommées, le relief et enfin et surtout la maîtrise par le berger de savoirs pastoraux. Ces savoirs pastoraux, longtemps ignorés et marginalisés au contact d’autres pratiques d’élevage font rarement l’objet de conseils techniques et d’enseignements adaptés.
 

[1] A l’inverse de l’apiculture corse qui a réussi, à travers une action collective longue et complexe liée à l’AOP Mele di Corsica (1998), à valoriser une gamme de « Miels de maquis ».
 

Le maquis et la chèvre corse : deux marges impensées des «cadres officiels»

L’élevage caprin est sans doute l’élevage qui présente la plus forte originalité parmi les espèces du pastoralisme insulaire. Malgré ses atouts, l’élevage caprin ne parvient pas pour l’heure, à tirer avantage de la transition agroécologique en cours. Bien au contraire, ses effectifs sont en régression constante, la race corse subit une érosion génétique qui remet en cause son avenir productif. Les jeunes chevriers ont de plus en plus recours à des races exogènes (Alpine, Saanen ou encore Anglo-nubiennes).
Pourtant, les institutions publiques régionales, les organisations professionnelles, les corses eux-mêmes, manifestent un attachement pour la race et son élevage. Le chevrier et ses chèvres sont souvent les figures emblématiques du pastoralisme. Ce paradoxe apparent interroge et met en évidence la difficulté de concevoir une réponse politique associant le sort de l’élevage caprin à celui, finalement homologue, du maquis.
La régression de l’élevage caprin n’est pas l’effet d’un manque d’intention ni même d’attention des décideurs mais la conséquence d’un processus de marginalisation ancien lié aux rôles assignés à la chèvre et à sa ressource principale, le parcours de maquis. Ce double processus de marginalisation : La naturalisation puis l’empaysagement du maquis et la diabolisation archaïque de la chèvre aboutit à une disqualification du maquis et à une perte de son contrôle.
L’action publique nationale et communautaire peine à stabiliser les règlements d’aides aux surfaces de parcours de maquis. Ces derniers apparaissent étranges, reliques patrimoniales d’un autre temps, et finalement une concession faite aux territoires de la marge. Les institutions et les organismes de conseil ne disposent pas toujours des modèles et des référentiels techniques utiles à un contrôle efficace. Quant aux décideurs politiques, les appuis professionnels leurs font défaut pour projeter une politique durable bâtie sur des modèles d’élevage partagés.
 

Le pastoralisme et le programme de l’agroécologie

Étrange paradoxe que celui d’une île épargnée par les dérives de l’agro-industrie qui refuse de prendre au sérieux l’originalité et les atouts de son élevage. Pourtant, l’élevage pastoral corse « coche toutes les cases » du projet de l’agroécologie tel qu’il se déploie dans le monde entier.
L’agroécologie est un contre-programme qui s’oppose à une agronomie promouvant le productivisme, l’artificialisation et la sectorisation des procédés de valorisation.  Elle vise à concevoir une gestion des ressources naturelles renouvelables fondée sur la fertilisation croisée entre les méthodes et concepts de l’agronomie, de l’écologie et des sciences sociales en mobilisant largement les savoirs locaux.
La survenue en quelques années de nouveaux enjeux associés aux crises écologiques peut-elle donner un nouveau sens et un surcroit de valeur à l’élevage pastoral ? Nous posons avec d’autres, que les conséquences du dérèglement climatique, ses effets sur les agricultures irriguées et sur la prolifération prévisible des incendies, la crise du modèle agro-industriel, les changements sociétaux notamment alimentaires fondent une période de transition favorable à la relance du pastoralisme corse.
Mieux, la multifonctionnalité du pastoralisme donne une réponse aux enjeux généraux de la Corse des villages. Faire du pastoralisme corse un modèle d’avenir suppose de déconstruire la conception commune de la performance agricole mais, avec autant de force, une vision souvent erronée du pastoralisme traditionnel.
 

La prime à la vache allaitante et ses effets pervers

S’il n’est pas faux que la vache allaitante tire un (maigre) parti des espèces fourragères du maquis, le moins que l’on puisse dire est qu’elle est l’espèce domestique qui le valorise le moins. En vérité, les vaches lâchées sans contrôle sont le produit d’un pastoralisme dégradé. Dans la Corse traditionnelle, celle de l’avant-guerre où le pastoralisme « produisait » encore l’espace, les bovins sont des animaux élevés pour le travail, notamment pour la céréaliculture. C’est par le truchement d’une politique publique européenne inconséquente aux effets pervers, l’Aide aux Bovins Allaitants (ABA), que la majorité des vaches doivent leur présence dans l’île[1].
Les cadres réglementaires qui définissent la fraction fourragère du maquis se déclinent depuis Paris et Bruxelles jusqu’au territoire insulaire au titre du soutien au revenu des agriculteurs (aides dites du Pilier 1). En Corse, la mesure a vampirisé les aides publiques au point que l’élevage des espèces laitières, la chèvre et la brebis, bien plus contraignantes en travail et en compétence sont moins aidées.
Les plaintes récurrentes formulées par les maires et les populations des communes de Corse suite à la succession d’accidents liés à la divagation animale vont-elles avoir raison des effets pervers des aides publiques européennes ? La nouvelle PAC et ses règlements sont en cours de négociation, on devrait en savoir plus dans les mois à venir. Pour l’heure, l’action publique européenne conduit à un processus d’indifférenciation du maquis et des activités d’élevage plutôt qu’à une requalification des maquis en ressource pastorale effective.
 

[1] Il serait faux et injuste de mettre dans le même sac tous les éleveurs de vaches allaitantes. Nous leur devons de magnifiques pièces de boucherie pour notre grand bonheur et celui de nos visiteurs.
 

Le maquis et les chèvres : un commun à repenser ensemble

L’élevage caprin peut devenir un levier efficace pour réduire l’extension aujourd’hui incontrôlable du maquis tout en proposant un gisement d’emplois et de richesses dans l’intérieur de l’île. Concernant la gestion des espaces, aucune activité humaine ne peut rivaliser avec l’élevage pastoral de petits ruminants dans la lutte préventive contre les incendies. Menace majeure de notre temps, amplifiée par le réchauffement climatique, la forte probabilité de méga-feux en Corse, fait du pastoralisme une activité d’intérêt public face à un risque majeur.
Concernant la valorisation des laits issus de nos élevages, nous savons que l’offre de fromages est bien inférieure à la demande. La promotion d’une forme d’élevage utilisatrice, à des périodes de l’année, des espaces de maquis ne pourrait que conforter la production de fromages au lait cru auprès de clientèles choisies.
Le changement cognitif est double : Il s’agit de ne pas répliquer les conceptions qui structuraient les modes d’élevage du siècle dernier sous peine de maintenir les anciens stigmates d’une société en partie clivée entre agriculture et élevage.  Mais il s’agit tout autant de ne pas se laisser tenter par le modèle intensif dominant, peu ou pas consommateur d’espace, sous peine de tourner le dos aux atouts de l’élevage corse et par là même aux opportunités contemporaines (environnementales, alimentaires et climatiques) [1].
Le programme des communs (Ostrom, 1990) appliqué à l’élevage, fournit un cadre théorique pour inventer et expérimenter de nouveaux modèles de gestion pastorale intégrant de façon conjointe la chèvre et son milieu. Il fournit des clés pour penser les collectifs de gestion et les conditions d’existence et d’exercice de l’activité caprine au bénéfice de la société. Il fixe les prérequis pour penser la constitution d’un commun pastoral : un collectif de chevriers, l’apprentissage à un métier réinventé pour intégrer les nouveaux enjeux, des règles de gestion des troupeaux et de gouvernance des territoires pastoraux, et enfin des politiques d’appui en faveur de la qualification du produit pastoral.
 
 
[1] Des solutions techniques existent notamment numériques (GPS) pour soulager une conduite en plein air à la fois harassante et chronophage.
 

Conclusion

Emblématique des communautés villageoises de la montagne corse, l’avenir du pastoralisme et le contrôle du maquis sont marqués par l’incertitude.  L’élevage caprin notamment souffre d’une situation dégradée et insuffisamment pensée. Malgré ses ressources et ses atouts, il ne parvient pas à tirer avantage de la transition qui s’opère dans les milieux montagnards, de ses conséquences environnementales et touristiques.
Nous assistons aujourd’hui à l’aboutissement d’un processus de marginalisation ancien des rôles et des attributs assignés au pastoralisme et au maquis. Ce processus est en partie à l’origine de l’absence d’un cadre socioéconomique et d’un statut technique et administratif spécifique à l’élevage pastoral et à sa ressource principale, le parcours de maquis.
A cet égard, la faiblesse des moyens pour la connaissance de la conduite des élevages sur parcours de maquis (zootechniques) tranche avec les moyens et les connaissances (écologique et naturaliste) des écosystèmes et des espèces qui le composent. Un des enjeux est de conjoindre les programmes de recherche pour produire des connaissances interdisciplinaires sur l’écosystème productif maquis dans toutes ses composantes.
Pour penser un meilleur ancrage de l’élevage au maquis corse, il convient de ne plus appréhender le pastoralisme comme un archaïsme à l’origine de problèmes environnementaux ni comme une activité isolée de ses autres valorisations.  L’urgence est d’affirmer la place du maquis dans un rôle de milieu-ressource multifonctionnel qui intègre la nouvelle donne agroécologique. Aux côtés de l’élevage, il convient d’associer l’apiculture (arbousier et asphodèle), la foresterie (bois d’œuvre et de chauffe), les loisirs notamment la chasse, le tourisme et toute autre activité humaine en relation avec l’importante biodiversité de ce milieu.
Si cette requalification du pastoralisme, dont dépend la requalification du maquis échoue, le risque est grand d’abandonner une grande partie de notre île à une orientation exclusivement naturaliste particulièrement exposée. L’empaysagement du maquis dans ce seul registre ne ferait que conforter la légitimité exclusive du tourisme comme activité productrice de richesses. Une orientation qui rendrait difficile la conception d’une politique rurale tant l’emprise du maquis sur l’espace insulaire est forte.
Le défi est de réussir à transformer une ressource complexe - le maquis - en un panier de spécificités locales. Il s’agit de concevoir et de mettre en œuvre un travail collectif d’intégration d’activités plurielles composées d’un faisceau de ressources significatives, c’est-à-dire agencées pour donner sens aux composantes humaines et non humaines qui les composent. Pris isolément, les races locales, les milieux, les savoir-faire pastoraux qui permettent leur expression ont peu de chance de résister aux modèles clé-en-main de l’élevage industriel.
 

Repères bibliographiques

Figuié M., Hubert B., 2012, « Pour qui, pourquoi une ressource est-elle jugée dégradée ? Pâturages et agriculture familiale au Brésil », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, n° 3, 2012, pp. 297-309.

Santucci P., Bernard E., Le Garicgnon C., 1996, « Utilisation du territoire pastoral par l’élevage des petits ruminants en zone méditerranéenne », Rencontres Recherches sur les Ruminants, 1996, 3, pp. 45-48.

Pernet F., Lenclud G., 1979, « Berger en Corse. Essai sur la question pastorale », Études rurales , 76, pp. 135-136.

Simi P., 1981, Précis de géographie physique, humaine, économique, régionale de la Corse, Bastia, Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, collection « Corse de Demain », n° 11.

 
Mercredi 29 Septembre 2021
Jean-Michel Sorba