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Niccolò Tommaseo & a Corsica : tra canti è paese



À l’occasion de la commémoration des 150 ans de la mort de Niccolò Tommaseo le 1er mai 1874, la Bibliothèque Patrimoniale Tommaso Prelà a réuni à Bastia une dizaine de chercheurs pour réévaluer de divers points de vue ce que le patrimoine ethnopoétique, linguistique et musical de la Corse doit à cet esprit libre et engagé. Françoise Graziani résume ici sa contribution à ce colloque, où elle cite et traduit d’importants extraits des Canti corsi qui disent la nécessité de reconnecter les traditions savantes et populaires pour restaurer l’harmonie sociale.



Jean Chieze, détail
Jean Chieze, détail
Perpétuel exilé engagé dans le Risorgimento, Tommaseo pensait que la Corse avait un rôle à jouer dans la construction d’une unité méditerranéenne rêvée, capable d’accorder le présent, le passé et le futur. Ses convictions républicaines l’ont conduit d’abord à Paris et en Bretagne, mais c’est à Bastia qu’il a trouvé en 1838 son lieu d’asile. Ce séjour qui a duré plusieurs mois lui a permis non seulement de consolider une longue amitié littéraire avec Salvatore Viale,  mais aussi de relier symboliquement les traditions chantées en Corse à celles de la Grèce et de ses deux patries, la Toscane et la Dalmatie (alors appelée Illyrie).
La publication des quatre volumes de Canti popolari toscani, corsi, greci e illyrici (1841-1842) a été conçu par Tommaseo comme un engagement républicain, et la composition même de cet ensemble cohérent s’accorde avec le principe d’harmonie musicale dont se réclamaient les anciens poètes de tradition savante, d’Homère à Virgile et de Dante à Torquato Tasso, qui y trouvaient une métaphore de la concorde sociale.
       

« Poesia storica la Corsica non ha »

En citant un lamentu anonyme qui déplore la mort d’un Corse noyé dans l’Arno, loin de chez lui, Tommaseo prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas là d’une improvisation spontanée mais d’une composition savante qui renvoie à l’antique conception de la poésie comme harmonie des contraires. Il commente longuement le dernier vers, où le mort est qualifié, comme dans un madrigal amoureux, de fiore delli paesani (« fleur de notre pays »), et qui témoigne ainsi d’une communauté de pensée qui l’identifie lui-même, en tant que poète, au poète corse inconnu :

Finisce Fiore delli paesani, che in Corsica vale non contrario di cittadino (nessun paese in Corsica è contado) e però non ha senso villano di spregio che ha nelle bocche di certi citadini italiani ; ma dice la comune patria. Il paese è la vera e più dolce e più intimamente amata patria : che patria veramente non saprei dire le grandi città. […] Città è arte, paese è natura : paese ha origine da una voce che suona fonte ; e porta seco l’imagine d’acqua viva, perenne, commossa quietamente, armoniosamente commossa, dal commoversi purificata ; l’imagine delle ombre che, da lei avvivate, la guardano ; delle gregge, primo anello di società, che convengono intorno a lei […] e delle danze e de’ canti e degli amori primi che intorno le sorgono come fiori ; e delle prime casucce, come tenere piante. A tutto codesto mi fa ripensare il semplice verso del Corso incognito ; e grato il mio spirito al suo prega pace. (p. 499-502)
 
« Il finit par Fiore delli paesani, mot qui en Corse n’est pas le contraire de citadin (car aucun paese en Corse n’est un fief seigneurial) et qui n’a pas non plus le sens méprisant qu’il a dans la bouche de certains citadins italiens ; mais il nomme la patrie commune. Le paese est la véritable patrie, la plus douce et la plus intimement aimée : car en vérité on ne saurait appeler patrie les grandes cités. […] Cité est art, pays est nature : l’origine du mot pays est un mot qui signifie source, et qui porte en lui l’image d’une eau vive, pérenne, au mouvement doux et harmonieux et que son mouvement purifie ; l’image des ombres qui, ravivées par elle, la protègent ; des troupeaux, premier anneau de société, qui convergent autour d’elle, et des danses et des chants et des premiers amours qui surgissent tout autour d’elle comme des fleurs ; et des premières cabanes, comme plantes nouvelles. C’est à tout cela que me fait penser ce simple vers du Corse inconnu ; et mon esprit reconnaissant prie pour qu’il trouve la paix. »
 
Tommaseo signale qu’il n’y avait dans la Corse de son temps (du moins celle du Cismonte) ni città ni contadi (c’est-à-dire ni cités-états ni grandes propriétés agricoles comparables à celles d’Italie) mais de multiples paesi qui étaient la « commune patrie » de ces « paysans » qui vivent ensemble sur un même territoire en partageant les mêmes sources. C’est pourquoi, dira-t-il plus loin, la « source vive » du sentiment national qui nourrit la grande poésie historique doit être cherchée dans la poésie des illettrés (poesia illetterata). Dans son Dizionario della lingua italiana Tommaseo explique ainsi le sens archaïque du mot paese :

Questo vocabolo pullula dalla viva terra : il gr. pêgê, sorgente ; perche intorno alle acque [sono] le prime abitazioni degli uomini ; e le stesse generazioni degli uomini somigliano ad acque correnti che crescono nello scendere, ma sovente perdono limpidezza, straripano, stagnano, si confondono al mare, se non ad altri maggiori correnti. (cité par Nesi, p. 502) 
 
« Ce mot est plein de la terre vivante : il vient du grec pêgê, source, parce que c’est autour des points d’eau que sont les premières habitations humaines, et les générations humaines elles-mêmes ressemblent aux eaux courantes qui s’accroissent en descendant, mais souvent perdent leur limpidité, débordent, stagnent, sont absorbés par la mer, si ce n’est par des courants plus forts.
 
Le lyrisme de cette figure poétique savante évoque dans l’esprit de Tommaseo une autre tradition archaïque, celle des étymologies qui contiennent toute une série d’images poétiques. Il suffit d’un mot, paese, évoquant cette « nature » qui est la « patrie commune » de l’humanité, pour réveiller la mémoire d’un paysage originel qui contient aussi toute l’histoire du chant lyrique.
Si du point de vue des linguistes cette étymologie peut être considérée comme fausse, elle est pourtant riche d’enseignements et historiquement attestée : il est vrai que le corse a directement hérité du grec pêgê à travers sa transcription latine pagus, d’où sont venus en français le pays et le paysan. Mais Tommaseo savait aussi que l’histoire comparée des langues latines et grecques a reconnu depuis longtemps dans cette source nommée pêgê la source des Muses, que Pégase, le cheval ailé né du sang de Méduse avait fait jaillir de la montagne en frappant le rocher d’un coup de sabot.
 

« Amano il sapere »

C’est dans les chants populaires, qui rendent compte de la singularité de la nation corse et contiennent l’histoire de sa langue, que Tommaseo trouve finalement une « poésie historique » aussi stimulante et durable que les épopées savantes dont elles répercutent aussi l’écho. En comparant entre elles les anciennes traditions méditerranéennes (latines, corses, grecques et illyriennes), on comprend que les traces de poésie savante contenues dans les chants populaires rendent gloire à ce désir « naturel » d’apprendre qui est à l’origine de toute civilisation fondée sur le partage des savoirs :

Fatto è ch’amano il sapere ; e fin nella campagna e sulle strade, se trovano ch’insegni, apprendono con brama. […] E le memorie antiche e’ conservano quanto sanno. E amano il canto. E le donne chiamano qual’è più valente di loro, e la conducono vicino alla fonte, e sedute intorno filando si dissetano della modulata parola. […] Prete Guglielmi cieco, quando versi venivano, scendeva in piazza, gridando : c’è egli nessuno che sappia scrivere ? E questo alla Corsica ripetono il cielo e la terra, l’odio e l’amore : “scrivette, dettiamo”. (p. 721-722)
 
« Le fait est qu’ils aiment le savoir ; et jusque dans la campagne et sur les routes, s’ils trouvent quelqu’un pour enseigner, ils apprennent avec désir ardent. […] Et la mémoire des anciens ils la conservent autant qu’ils savent. Et ils aiment le chant. Et les femmes appellent celle d’entre elles qui est la plus vaillante, et la conduisent près de la fontaine, et assises tout autour en filant elles s’abreuvent aux modulations de sa parole. […] Le curé aveugle Guglielmi, quand les vers lui venaient, descendaient sur la place en criant : n’y a-t-il personne qui sache écrire ? Et c’est ce qu’à la Corse répètent le ciel et la terre, la haine et l’amour : écrivez, nous dictons. »
 
Les Canti toscani, que Tommaseo a publiés la même année que les Canti corsi, opposent de la même manière l’enseignement de ce qui s’appelait alors les « humanités » et était réservé aux élites urbaines, à « l’expression de sentiments naturels » par des paysans « illettrés » qui sont en réalité autodidactes. La préface qui ouvre la série des quatre recueils de chants populaires, ainsi reliés par un même « désir de savoir », rappelle que ce qui rend vraiment plus humains c’est de considérer la poésie comme un « besoin naturel » à tous les humains :

Non è la poesia delle corti e delle scuole di umanità, che ne' canti popolari cerchiamo ; è l'espressione, più o meno felice, di sentimenti naturali, o sulla natura innestati da inveterate opinioni; sentimenti, che quand'anco non fosser poetici, sarebbero degni di studio. (p. 27)
La poesia pare che a que'poveri montagnuoli sia come bisogno. Leggono il Tasso, che forse vivrà più a lungo sotto gli abeti che tra le gondole ; e di rimembranze cavalleresche non sono digiuni.

 
« Ce n’est pas la poésie des cours et des écoles d’humanités que nous cherchons dans les chants populaires, c’est l’expression, plus ou moins heureuse, de sentiments naturels, ou greffés sur la nature par des opinions consolidées par le temps ; des sentiments qui, même s’ils n’étaient pas poétiques, seraient pourtant dignes d’être étudiés. La poésie semble être pour ces pauvres montagnards comme un besoin. Ils lisent le Tasse, qui peut-être vivra plus longtemps sous les sapins qu’au milieu des gondoles, et ils sont nourris de souvenirs chevaleresques. »
 
Dans leur diversité même, ces « canti amorosi o storici o sacri » dont se nourrit le petit peuple des montagnes corses, toscanes, grecques ou illyriennes, sont plus conformes à l’idéal républicain que Tommaseo rêve pour le futur que les traditions trop urbanisées, qui figent et dévitalisent le patrimoine qu’elles prétendent conserver. Si la poésie héroïque du Tasse peut être reconnue comme un parfait modèle d’harmonie, et en tant que tel fait pour durer, ce ne sont ni les écoles ni les gondoliers de Venise, qui plaisent tant aux touristes de tous les temps, qui peuvent en assurer la pérennité, mais ces bergers et ces paesani qui ne la chantent que pour eux-mêmes, en accordant leur désir de connaissance à la « simplicité » de leurs vers anonymes.
 

NDLA: Les citations sont tirées de Nicolo Tommaseo, Canti corsi, éd. A. Nesi, Fondazione Pietro Bembo/Ugo Guanda editore, 2020.

 
Vendredi 31 Mai 2024
Françoise Graziani


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