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Petite histoire des stratégies d’aménagement : l’impossible dialogue ? (3)



En 1965, les premiers attentats contre la Société de mise en valeur agricole de la Corse (Somivac) ont représenté un signal d'alarme. Apaiser ceux qui contestaient, publiquement ou pas, le processus d'attribution des terres agricoles apparaissait comme une nécessité. Cependant, la contestation régionaliste n'a cessé de croître et de se structurer.



Tonì Casalonga
Tonì Casalonga
Comme nous l’avons vu précédemment, la stratégie d’aménagement définie par l’État en 1957, fondée sur le développement agricole et touristique, et conditionnée par l’installation des rapatriés d’Algérie, a très rapidement suscité des doutes, des réticences et des résistances.

Des signes d’apaisement

Les premiers attentats à l’explosif contre la Somivac, en 1965, ont logiquement généré beaucoup d’inquiétudes. Les élus corses ont fait preuve d’une écoute plus attentive des critiques, et se sont même directement mobilisés dans le Fiumorbo. Quant à la Somivac, elle s’est engagée à ce que les 18 lots créés sur le domaine de la FORTEF, à Prunelli-di-Fiumorbo, soient tous attribués à des agriculteurs corses. La tension était ici particulièrement vive, puisque depuis sa mise en liquidation en 1936, le domaine faisait office de terre communale, notamment utilisée comme pâturage d’hiver. Cet objectif sera déclaré atteint deux ans plus tard (Bulletin de la Somivac et de la Setco, n° 45, janvier 1968).
Des propos d’apaisement ont été constatés aussi de l’autre côté. Dans le journal régionaliste Arritti, dirigé par Max Simeoni, on ne manquait pas de dénoncer les rapatriés, « heureusement rares », « qui adoptèrent une attitude inadmissible et dangereuse, génératrice d’incidents et de représailles regrettables », tout en défendant une vision globale très positive et inclusive. « Parce qu’ils sont arrivés ici dépouillés et malheureux, parce qu’ils ont été contraints de partager notre vie dans ce qu’elle a de beau et ce qu’elle a de triste, parce qu’ils risquent surtout de se retrouver – avec nous – en difficulté une fois de plus, nous considérons les rapatriés comme des nôtres. […] les Corses seront heureux de les retrouver fraternellement associés dans notre combat pour le salut d’une terre devenue la leur » (n° 8, janvier 1967).
 

Un problème insoluble ?

Cependant, ces signaux étaient loin de signifier l’extinction de la contestation, car le sentiment de dépossession ne faisait que croître. La croissance de la productivité agricole et du PIB était indiscutable – la Corse a produit 180 000 hectolitres de vin en 1959, 320 000 en 1963 et un million en 1968 ! –, mais la question fondamentale restait celle de la répartition de la richesse.
Même les scientifiques continentaux, choisis par le conseil général pour élaborer un projet de parc naturel, l’affirmaient dans leur rapport de 1966  : « tant sur le plan de l’aménagement touristique que du point de vue de la production agricole, ce serait une erreur grave que de vouloir systématiquement investir des capitaux venus d’ailleurs, utiliser une main-d’œuvre venue d’ailleurs, pour exporter enfin les bénéfices acquis au-delà des limites de l’île. Car on ne fera pas la Corse sans les Corses. »

Rappelons que les bénéficiaires des quelques dizaines de lots distribués par la Somivac étaient loin d’être les seuls rapatriés à s’installer en plaine orientale. Françoise Brun a comptabilisé 291 exploitations créées par des rapatriés, couvrant plus de 18 000 hectares (plus que dans le Languedoc !), soit une taille moyenne largement supérieure à celles des exploitations locales. En 1951, la superficie moyenne des 5 334 exploitations viticoles était d’à peine un hectare, et en 1955 la moyenne générale des surfaces agricoles était de 14,9 hectares. Loin de là, en 1968 on comptait 107 domaines viticoles dépassant les 50 hectares, dont 90% appartenaient à des rapatriés. Cela explique en partie pourquoi la question viticole occupera une place particulière dans la contestation, symbolisée par l’action de la cave d’Aléria en 1975.
Non seulement les rapatriés bénéficiaient de prêts fort avantageux – avec un taux d’intérêt maximum de 2,5% sur 30 ans – mais le sous-développement de l’île leur offrit des opportunités supérieures en matière d’achat. En 1955, 41,3% de la superficie de la Corse étaient classés « territoire agricole non cultivé », et 29,1% classés en prés. Même sur les plaines et coteaux cultivables mécaniquement, moins d’un tiers des surfaces agricoles utilisables étaient exploitées. Pour les Corses, la question se posait forcément : pourquoi refuser de vendre des terrains au mieux improductifs, au pire abandonnés ? Janine Renucci parle même d’une « fièvre de transactions », avec des prix initialement très bas.
Enfin, la loi de finances pour 1963 exonérait totalement de TVA les importations, ventes et livraisons « de matériaux de construction, de charbons, d’engrais, de gros matériel agricole et de matériel d’équipement affecté à l’industrie hôtelière et touristique » (en 1968, cette exonération sera transformée en réfaction de 50%). C’était extrêmement intéressant pour tout investisseur, mais d’autant plus pour ceux qui avaient le plus d’argent à investir… En somme, si la Somivac a réellement infléchi la répartition des lots en faveur des agriculteurs locaux, cela n’empêchait pas les rapatriés de racheter des milliers d’hectares de terres mis en valeur, suscitant une colère persistante et qui encouragea les régionalistes à se structurer plus efficacement.
 

L’union ratée du régionalisme

Les deux premières organisations régionalistes contemporaines, L’Union Corse l’Avenir [UCA] et le CEDIC, respectivement apparues en 1963 et 1964, ne comptaient que quelques dizaines d’adhérents très concentrés géographiquement. La première était centrée à Paris, la seconde à Bastia, et elles n’avaient guère que leurs plumes pour convaincre.
Néanmoins, les tensions de 1965, notamment dans le Fiumorbo, ont aidé à révéler le potentiel politique de ce nouveau régionalisme. C’est ainsi que l’UCA et le CEDIC ont organisé à Corte, le 31 juillet 1966, des « assises régionalistes de la jeune Corse » lors desquelles sera annoncée la création du Front régionaliste corse [FRC].

Économie et politique sont intimement liées. C’est même le non-développement de l’île qui conditionne la mobilisation politique et la revendication institutionnelle. Selon ses statuts (L’Union Corse l’Avenir, n° 24, février 1967), le but du FRC est « d’œuvrer en vue du développement économique, social et culturel de la Corse – par la reconnaissance de la personnalité de la région corse sous la forme de l’érection de l’île en région autonome de programme. – et par son organisation dynamique dans l’organisation de la Méditerranée et de l’Europe ».
La réunion des deux tendances sera éphémère. L’une exige un clair ancrage à gauche et refuse de s’engager dans la compétition électorale, alors que la seconde rejette toute affiliation idéologique au nom de l’union et souhaite se soumettre au verdict des électeurs. Quelques mois plus tard, les membres du CEDIC fondent l’Action Régionaliste Corse [ARC], dont le premier congrès, le 3 septembre 1967, est organisé à Cateraggio (Aléria) afin de signifier l’importance de la question du développement de la plaine. Selon Aimé Pietri, ce congrès attira un millier de personnes (Le Provençal, 4 septembre 1967). C’était une affluence bien supérieure à celle qu’escomptaient les organisateurs, qui montrait que la mobilisation était entrée dans une phase nouvelle.
 

La montée progressive de la contestation

Rapidement, l’ARC va réussir à accroître de façon significative sa présence et son impact. Les premières candidatures aux élections législatives, municipales et cantonales ne se traduiront pas par de grands succès, mais l’essentiel était d’abord de se faire connaître et reconnaître, dans un système politique écrasé par les notabilités traditionnelles, et de diffuser ses thèses. Toutefois, cela n’engageait absolument pas son retrait de la contestation. L’ARC condamnait aussi bien les changements du statut fiscal de la Corse (demandant même aux Corses de ne plus payer la vignette automobile), la fermeture de la mine d’amiante de Canari, les licenciements de cheminots, les retards de financement de la conserverie de Casamozza, etc.
Surtout, les actions contestataires ont pris de l’ampleur, avec généralement l’implication très active des militants et sympathisants de l’ARC. En mai-juin 1968, une quinzaine de lots non attribués à des locaux sont occupés à Linguizzetta et à Prunelli -di-Fiumorbo, durant au moins un mois. Puis, ce sont les terres de l’ancien aérodrome de Ghisonaccia qui sont occupées afin d’empêcher leur vente à la Somivac (décembre 1968/janvier 1969). De façon générale, l’ARC recherche de façon de plus en plus nette le rapport de forces. En juillet 1969, toujours au sujet de la vente de terres agricoles, elle mène de fait l’occupation de la mairie de Ghisonaccia, qui s’achève par un affrontement avec les gardes mobiles. En août, elle organise le blocage du pont du Fiumorbo durant plusieurs jours, notamment pour dénoncer l’état du réseau routier. En septembre, sur ce même thème, elle participe – à la demande d’un élu local – à un barrage de la route de Porto, lequel donna lieu à des échauffourées qui firent quatorze blessés selon Le Provençal.

Enfin, les actions clandestines n’ont jamais cessé et, à l’exception de celles du groupe Corse libre – apparu et démantelé en 1968 –, étaient non revendiquées. Le siège de la Somivac à Montesoro a été visé par un attentat à l’explosif en mai 1966, et les attaques contre les rapatriés étaient régulières. Par exemple, en octobre 1967, une maison neuve, construite par la Somivac et destinée à un rapatrié à Linguizzetta, était plastiquée. Les inscriptions retrouvées sur les lieux – « la Corse aux Corses », « nous voulons rester maîtres chez nous » – étaient sans équivoque. Selon Le Petit Bastiais (27 octobre 1967), le directeur général de la société, René Watin, avait préalablement reçu des menaces au sujet des quatre lots créés sur cette commune.
Cependant, on voit aussi à cette époque d’autres types de cibles apparaître, comme les pylônes de la ligne électrique à haute tension Carbo-sarde, dont les élus avaient rejeté l’implantation, et peut-être surtout l’industrie touristique à capitaux extérieurs. En mars 1970, ce sont 100 kilos d’explosif qui détruisirent en partie l’hôtel de la Marana, propriété de la Compagnie générale transatlantique, qui avait été inauguré deux ans auparavant.
 

Vers un nouveau schéma d’aménagement

Cela étant, le gouvernement réfléchissait à un nouveau document de planification territoriale dans un contexte très lourd. D’un côté, malgré quelques signes d’apaisement, la contestation ne faisait que croître. D’un autre côté, on voyait poindre un nouvel enjeu décisif en matière d’aménagement : celui de la préservation de l’environnement.
Souvent, le mariage entre écologisme et nationalisme corse est rapporté à la mobilisation contre les Boues rouges – rejets toxiques en pleine mer – de la compagnie italienne Montedison. Néanmoins, la question environnementale avait bien été posée antérieurement. Dès 1963, le président du conseil général, François Giacobbi, lançait la création d’une Association pour la protection de la nature corse [APNACO], avec la perspective d’établir un parc naturel qui ne pouvait alors être que national, puisque les parcs régionaux ne seront fondés que par décret du 1er mars 1967. Afin de renforcer la demande, le conseil général lancera une mission scientifique dirigée par le professeur Bourlière, alors président de l’Union internationale pour la conservation de la nature, en charge d’établir un rapport.
Ce rapport – « Protection et conservation des richesses naturelles de la Corse  » – sera présenté devant le conseil général en janvier 1966 par le professeur Molinier. Il dresse déjà ce terrible constat global qui nous est devenu familier : il est « grand temps [pour l’homme] d’être moins prodigue des ressources naturelles susceptibles d’être exploitées. Aujourd’hui, c’est un cri d’alarme qui s’adresse à l’humanité toute entière. Puisse-t-elle le comprendre avant qu’il ne soit trop tard ! ».
Toutefois, c’est surtout le lien établi entre la politique gouvernementale et ses impacts non seulement écologiques mais sociaux qui nous intéresse ici. Je n’évoquerai que les trois principaux :
1/ Le défrichement et la mise en valeur des plaines ont des effets négatifs puissants, avérés et potentiels, puisqu’ils touchent des « pâturages, souvent de qualité médiocre, mais suffisante pour l’activité pastorale qu’ils contribuaient à maintenir. Il est à craindre que leur suppression n’entraîne obligatoirement un décalage géographique local de cette activité. Et il est indubitable que les bergers frustrés de leurs lieux de pacage primitifs, seront dans bien des cas tentés d’allumer de nouveaux incendies destinés à donner naissance à des pacages de remplacement. »
2/ « L’afflux touristique […] impose à l’hôtellerie des besoins sans cesse accrus qui sont incompatibles avec une bonne conservation des richesses naturelles de l’Île ».
3/ Enfin, la seule présence touristique comporte des dangers sensibles pour l’environnement. Le rapport parle d’une « indiscipline par trop généralisée, offrant le triste spectacle de l’abandon d’objets hétéroclites, débris de verre ou déchets d’alimentation. […]. La dissémination d’objets imputrescibles détériore des milliers de sites enchanteurs, et la nature n’est plus à même d’en effacer seules les traces. »

Le parc national ne vit pas le jour, mais on lui substitua un parc régional d’une extension très supérieure, officiellement créé en 1972. Cependant, cette création ne signifiait pas la prise en considération généralisée des recommandations du rapport Molinier. En cette même année 1966, le gouvernement lançait la mission interministérielle pour l’aménagement de la Corse, devant notamment définir un schéma qui succéderait au programme d’action régionale de 1957.
L’architecte et urbaniste Michel Écochard, qui en reçut particulièrement la charge, cherchera à intégrer plus profondément les aspects sociaux, environnementaux et territoriaux. Néanmoins, il ne put et ne sut convaincre, et cet échec ne fit que stimuler la contestation régionaliste, laquelle changera vite de nature en devenant nationaliste.

 
Samedi 25 Février 2023
André Fazi


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