Robba
 



Pour une approche écologique de l’alimentation



L’autonomie alimentaire de la Corse recoupe de vastes enjeux. Il y a les flux de marchandises entrants et sortants, les stocks qui relèvent d’une analyse quantitative et il y a également la partie moins visible de nos dépendances, plus qualitative mais non moins importante. Jean-Michel Sorba s’interroge sur nos habitudes alimentaires, ce que nous en disent les historiens de l’alimentation, leurs liens avec les milieux naturels, ce que nous observons de leur évolution et finalement ce qu’il convient de changer relativement aux effets de nos pratiques alimentaires sur notre santé et celle de nos milieux de vie. Ce faisant sont introduites quelques pistes en faveur d’une approche écologique de l’alimentation.



Parata, VBL
Parata, VBL

Les historiens font état d’une relative homogénéité des aliments consommés et des pratiques culinaires dans la corse traditionnelle. La diète du sgiò se révèle peu différente de celle du berger. La structuration segmentaire et villageoise de la société corse bien décrite par José Gil, n’a pas produit une élite susceptible de prescrire les bonnes manières de table à l’image d’une société de cour, fut-elle génoise ou française. La modeste place de la bourgeoisie naissante dans les villes côtières n’a pas joué comme ailleurs le rôle d’accélérateur pour l’adoption d’un style alimentaire unique.
 


Une alimentation frugale proche des ressources naturelles

Si les pratiques distinctives existent probablement, elles n’empruntent pas les processus réputationnels sophistiqués de la société de cour ou de la bourgeoisie marchande. En Corse, pas de véritables recettes écrites susceptibles de prendre statut de normes sociales à imiter nous dit Philippe Pesteil. Le cadre alimentaire se définit selon un calendrier de production agropastoral qui fixe une alimentation populaire, ponctuée de repas festifs inscrits dans des rituels magiques ou religieux. L’alimentation est gouvernée autant par la culture technique des communautés villageoises, les savoir-faire domestiques, les cycles et les rythmes propres à la vie paysanne que par une gastronomie normative.
Ce sont les ressources de milieux riches par leur diversité, qui façonnent une alimentation d’abord vivrière. Les aliments sont proches des matières brutes issues des ressources naturelles soit par le fait de techniques de report peu artificialisées soit par l’intermédiaire des troupeaux alimentés à partir des ressources locales. Les animaux mobilisent leurs propres aptitudes physiologiques et comportementales pour transformer et valoriser des ressources spontanées non directement utilisables par l’homme. Viandes séchées, fruits et légumes secs et produits laitiers constituent ainsi, avec la châtaigne, les aliments les plus sûrs et les plus réguliers du régime alimentaire.

Si les aliments sont peu apprêtés selon des règles sociales codifiées, ils sont par contre soumis à des procédés de transformation anciens qui mobilisent des techniques de report robustes. Par le sel et la dessiccation, une soudure alimentaire est ainsi assurée d’une année sur l’autre. Charcuteries et fromages fournissent, grâce au sel, des protéines animales tout au long de l’année alors que les légumes (cecci, fasgioli, favule è lentichje), châtaignes et autres fruits séchés apportent les autres composants de la ration. L’usage fréquent des mots comme passu, seccu ou fattu est le signe linguistique de la place des procédés de report (uva passa, brocciu passu, fichi secchi...).
S’agissant des poissons, là encore le jugement de goût s’établit à partir de l’aliment peu cuisiné, salé et séché. Au demeurant, les spécialistes soulignent la faible place accordée aux produits de la mer réduite à l’alimentation des cités côtières, génoises pour la plupart (Bunifaziu, Calvi, Bastia, Prupià et Capicorsu...). Ailleurs, dans l'intérieur, ce sont les truites et les anguilles qui sont les poissons les plus régulièrement consommés. Au quotidien, l’alimentation traditionnelle des Corses est frugale, saisonnière et peu transformée en dehors des procédés de conservation. Il n’est pas étonnant que la gastronomie corse, en tant qu’énoncé de normes et de règles du « bon goût » et de la « bonne chère », soit apparue tardivement.
À partir des années 90, la réputation de la cuisine corse s’est bâtie à partir de l’authenticité culturelle et de la naturalité des matières premières mises en œuvre. Des associations comme Cucina corsa, les restaurateurs et un certain nombre des prescripteurs toujours plus nombreux (émissions radio, de télévision, revues) se sont engagés dans une création culinaire mobilisant les produits agricoles plutôt que la simple reproduction d’anciennes recettes. Le succès des produits dits identitaires, dont la protection est  désormais inscrite dans le Droit au moyen des signes officiels de qualité (AOP, IGP et label rouge), obtenus dans le cadre d’une dynamique de réappropriation culturelle et d'une économie touristique, concourt à l’établissement d’une gastronomie corse marquée par sa naturalité.

 


Une transition alimentaire dirigée par la grande distribution

Cependant, l’émergence d’une véritable gastronomie corse, susceptible d’orienter les habitudes de consommation des insulaires (et au-delà), est largement contrebalancée par des habitudes alimentaires qui, au contraire, mettent à distance les mangeurs de l’alimentation locale.

Si l’on reprend le modèle académique de la transition alimentaire pour comprendre l’alimentation des Corses, on mesure la rapidité avec laquelle nos habitudes de consommation ont changé. Par habitude de consommation, il faut entendre la nature et l’apprêtement des aliments consommés, les manières de table, la cuisine mais aussi et surtout les modes d’approvisionnement.
Le modèle de la transition alimentaire décrit une première période de sortie des régimes traditionnels par une alimentation centrée sur les céréales. Cette première étape est suivie d’une période durant laquelle les céréales cèdent la place à une forte diversification, où la part qu’elles représentent diminue au profit d’aliments sucrés, plus gras et où augmente la consommation de protéines animales.
Cette phase qui constitue le bain alimentaire dans lequel nous vivons est marquée en Corse par la généralisation tardive de l’approvisionnement en grandes surfaces placé aujourd’hui sous l’emprise du modèle de l’hyper. Dans une région qui jusqu’ici se caractérisait par une forte activité des réseaux d’interconnaissances et où l’achat direct chez le producteur était particulièrement actif, la manière de s’approvisionner détermine en grande partie ce qui est consommé.
 


L’occidentalisation rampante des pratiques alimentaires

Il serait injuste d’ignorer ce que le libre-service (self-service) a apporté de confort, de liberté et de variété à notre alimentation. Mais l’essor incontrôlé de l’implantation des hypers en Corse, au cours de la dernière décennie, a accéléré la transition de notre alimentation vers un modèle qui nous éloigne peu à peu de l’alimentation traditionnelle et par là des ressources locales.
La conséquence est un affaiblissement de notre relation matérielle à l’île qui s’accompagne d’une perte de connexion au vivant. Sous l’effet combiné de l’urbanisation, de l’implantation massive des enseignes commerciales, de la globalisation des échanges, les Corses tendent à rejoindre les habitudes de consommation dominants.

Certains auteurs qualifient cette orientation de processus d’occidentalisation de l’alimentation laquelle se caractérise par une consommation élevée d'aliments sucrés, trop souvent frits, de céréales raffinées, de viandes rouges issus d’élevages en stabulation, d’un excès de produits laitiers. Une direction dont les effets négatifs sur la santé sont de plus en plus documentés (métabolisme dysfonctionnel, maladies inflammatoires, dysbiose, maladies cardiovasculaires, santé mentale et cancers). Une orientation qui accélère l’effondrement de l’agriculture paysanne, se traduit par un métabolisme pathologique du système alimentaire de la Corse et par suite... celui des Corses eux-mêmes.
La forte croissance de la consommation de produits dits ultra-transformés en est la meilleure preuve. Ces aliments issus de procédés industriels sont plus riches en sucres, en graisses et en sel, plus pauvres en fibres et en micronutriments, ils contiennent divers additifs gustatifs, de coloration, de conservation et de texturation suspectés à risques pour la santé. Ces derniers ne cessent de croître en France suivant en cela les pays du nord de l’Europe et des Etats-Unis.
Selon le site statistique allemand Statista, la proportion d’aliments transformés est la plus élevée en Suède (42 %), au Royaume-Uni (41 %) et en Allemagne (38 %), tandis qu'elle est la plus faible en Italie (13 %), en Roumanie (15 %) et en Hongrie (18 %). Quant aux Français (29 %) et aux Espagnols (25 %), ils se situent autour de la (mauvaise) moyenne européenne. Compte tenu de la tendance générale à leur croissance et du paysage commercial de la Corse, il est fort probable que notre alimentation suive le sillage de la France plutôt que celui de l’Italie dont on connait la vitalité du petit commerce de détail relativement aux autres pays et la prégnance des habitudes d’approvisionnement auprès de l'agriculture de proximité.

À l’opposé des produits ultra-transformés, mais tout aussi découplé des enjeux planétaires, l’offre de produits frais s’est considérablement accrue. À la faveur de l’implantation des hypers et de leur connexion structurelle avec les centrales d’achats privées et les grands marchés de gros public et mixte comme les Marchés d’intérêts nationaux (MIN), on assiste à une dictature du produit frais, au point que le consommateur prend pour habitude de manger frais en toute saison tout ce que la planète est en capacité de produire.
L’un dans l’autre, manger frais devient une injonction à laquelle se doivent de répondre distributeurs et consommateurs. Alors qu’à l’opposé, la bien réelle tradition de consommation de produits secs s’efface peu à peu de nos habitudes d’achat... et de nos goûts.
 

Réduire les distances par la cuisine domestique

Dans ce contexte alimentaire particulièrement dégradé, le retour au « fait maison » peut apporter une réponse salutaire à plusieurs niveaux : celui de la santé des mangeurs, de la qualité nutritionnelle et gustative des aliments, de la vitalité de l’agriculture locale et plus globalement de la santé de ce qu’il convient d’appeler ici les socio-écosystèmes. Son rôle social est validé par le travail de nombreuses associations (pensons au travail remarquable de l’association Atlas à Aiacciu) au sein de la famille et à l’extérieur. Le partage de la cuisine fait maison renforce le sentiment d’appartenance par une affirmation « par le haut » de notre identité collective tant il est vrai que l’alimentation est souvent le creuset de la mixité culturelle comme le démontre l’histoire des aliments et de l’alimentation des deux rives de la méditerranée.
La cuisine domestique constitue donc une solution pour peu qu’un certain nombre de verrous éthiques et matériels soient levés et en tout premier lieu son « encastrement de genre » et son déclassement. Assignée à la femme, la charge de travail non partagée engendrée par la cuisine domestique est souvent sous-estimée. Elle suppose une anticipation, une planification de l’approvisionnement et des repas, la gestion de stocks autant d’activités gourmandes en temps bien décrites par la sociologie. La solution est retenue dans de nombreux pays comme au Maroc où l’on assiste à un reclassement de la cuisine et du travail des femmes par l’ouverture de nouveaux circuits alimentaires inscrits dans le travail marchand.

Enfin et par ailleurs, la cuisine domestique est l’antidote de l’emballage et au gaspillage (on jette moins facilement ce que l’on fabrique!) ; un problème non secondaire dans notre île du fait de l’importance du taux de déchets ménagers transportés, enfouis et non valorisés... Il est bien difficile aujourd’hui de penser les nouvelles pistes de valorisation de la cuisine domestique en Corse, mais il est fort probable que les crises systémiques en cours lui redonne force et vigueur.
 

Transformer notre système alimentaire vers plus de durabilité

Renouer, en langage marxien, avec les « conditions matérielles de nos existences sociales » et au-delà de notre condition de terrien, passe donc par notre alimentation. Cela suppose une transformation en profondeur du système alimentaire de notre île ou plutôt une planification et une politique dédiée à l'alimentation tant il est abusif de faire état d’un véritable système alimentaire de la Corse du fait de son extrême extraversion.
Il faut comprendre le système alimentaire (SYAL) comme l’ensemble des activités engagées dans l’alimentation d’une population, c’est-à-dire les activités de production, de transformation, de distribution de consommation, les relations qu’elles entretiennent et les acteurs qui les font vivre. En ce sens, le système alimentaire de la Corse est atrophié, avec une agriculture très peu développée au regard des besoins de l’île, un tissu d’entreprises de transformation composé en grande majorité de TPE et un oligopole de grandes surfaces qui dominent largement un commerce de détail de plus en plus clairsemé. Les activités de distribution qui regroupent les marchés de gros, les centrales d’achat, les circuits marchands, dont les structures de transport, sont autant d’opérations déterminantes pour la survie du système qui sont absentes de l’ile.

Pourtant, penser la transformation du système alimentaire de la Corse suppose de raisonner ensemble les activités de production et de distribution, leur coexistence avec le système de distribution aujourd’hui en place et les transitions nécessaires tout en limitant les ruptures alimentaires non acceptables dans un système insulaire. Voilà la 1ère équation de la transformation du SYAL de Corse.
Le second enjeu est d’orienter le SYAL corse en intégrant la santé des mangeurs à la durabilité des milieux de production et des milieux de vie. En effet, la spécialisation agricole des plaines, notamment de la plaine orientale, zone où l’occupation des sols concerne essentiellement la vigne et les agrumes, doit trouver son modèle d’équilibre en intégrant une agriculture de la diversité à vocation nourricière (maraichages, céréales, fruitiers, fourrages...). Un équilibre qui suppose de « boucler les cycles » et réduire fortement sa dépendance aux intrants (engrais et autres fertilisants) et aux pesticides dans le cadre d’une agriculture raisonnée.
Sortir d’un modèle agricole « linéaire », c’est-à-dire dépendant de fournitures et de produits importés, nécessite de penser le couplage des activités d’élevage aux autres activités agricoles. En ayant pour objectif de reconstituer (ou de maintenir) la fertilité des sols selon un modèle circulaire à partir de la production locale de fertilisants organiques issus des troupeaux insulaires.
Enfin, la grande transformation attendue suppose une politique volontaire prenant au sérieux l’organisation de communs vivriers pour affronter la redoutable question de l’approvisionnement alimentaire des Corses de l’intérieur. Longtemps disqualifiés par les gouvernements successifs de la Corse, les communs ont su pourtant résister durant des siècles par leur efficience et l’attachement des habitants pour une forme d’organisation collective respectueuse des milieux-ressources.
 

Pour une approche écologique de l’alimentation

Ce qui précède montre combien l’alimentation est transversale à de nombreuses activités humaines et par là, combien ce champ constitue un levier puissant pour répondre aux nombreux enjeux de la Corse : celui de la sécurité alimentaire et de la santé, celui de l’emploi, celui de l’aménagement et des paysages, celui de la durabilité des milieux au profit d’une économie circulaire inclusive des milieux de vie humains et non humains.
La place de l’alimentation conduit de plus en plus d’analystes à proposer une approche écologique de l’alimentation. Ces auteurs précisent qu’il ne faut pas rabattre cette approche ni au strict champ de l’écologie scientifique ni à celui de l’écologie politique. L’approche se veut transdisciplinaire, programmatique et opérationnelle. Il s’agit de comprendre et d’agir sur le système alimentaire en posant l’alimentation comme une des composantes du métabolisme territorial de la Corse et en lui accordant la même place que d’autres grands domaines comme celui de l’énergie, de la mobilité, de l’eau, de l’habitat ou des déchets. 
Reprendre le fil des habitudes anciennes n’a rien d’un recul civilisationnel. Se ressaisir de son alimentation est au contraire une promesse démocratique fondée sur de nouvelles relations tissées avec le vivant et notre histoire. Comme nous l’avons vu, la diète traditionnelle mobilise fortement les ressources des milieux qu’il s’agisse de l’élevage ou de l’agriculture nourricière. Une nourriture connectée aux grands cycles de la vie.

 

Références bibliographiques

Philippe Pesteil, Les productions alimentaires en Corse. 1769-1852. Ajaccio, éditions Alain Piazzola, 2016, 331p.
José Gil, La Corse entre la liberté et la terreur, Etude sur la dynamique des systèmes politiques corses, Editions de la différence
 
Samedi 27 Avril 2024
Jean-Michel Sorba


Dans la même rubrique :
< >