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Pourquoi l’autonomie est-elle si difficile à concevoir ?



Il suffit de jeter un œil à la liste des entités territoriales autonomes à travers le monde pour se rendre compte de la banalité de ce régime politique. Plus près de nous, en Europe, c'est l'ensemble des territoires insulaires qui jouissent d'un statut d'autonomie. Pourtant, lorsqu'il s'agit de la Corse, le concept continue de faire polémique. Sampiero Sanguinetti interroge ces crispations et blocages entre une République française qui reste profondément jacobine et une population corse qui doute souvent d'elle même et de sa capacité à s'autogérer.



L’émotion soulevée par l’assassinat en prison d’Yvan Colonna a conduit le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, à venir en Corse affirmer que l’idée d’un statut d’autonomie pour la Corse n’était pas inenvisageable. Affirmer une telle chose c’était aussi reconnaître que l’idée contraire existait au préalable. Un certain nombre de questions se posent. Pourquoi, alors que la France paraît, depuis 1982, s’être engagée sur la voie d’un grand mouvement de décentralisation, l’Etat donne-t-il encore le sentiment d’opposer à ce mouvement une résistance constante ? Pourquoi l’idée d’une République une et indivisible donne-t-elle si souvent l’impression d’une volonté d’uniformisation préventive plus que d’accès consenti à l’unité ? Et pourquoi, ceux-là même qui revendiquent plus de décentralisation jusqu’à l’autonomie finissent-ils par donner l’impression de douter ? Pourquoi des électeurs en Corse, qui ont clairement donné une large majorité à des candidats porteurs de l’idée d’autonomie finissent-ils par se demander si les centralisateurs locaux ne seraient pas en définitive plus dangereux que les centralisateurs parisiens, et les voyous locaux plus dangereux que les voyous parisiens et mondiaux ?
Les questions du « jacobinisme » et du « girondisme » en France révèlent un traumatisme pathologique propre à ce pays depuis la dramatique expérience de la Terreur. 

La France prisonnière d’une conception figée et a-démocratique de la République

Depuis les années 1980, le conservatisme en France s’est réfugié dans une idéalisation hypertrophiée et rigide de la République, de la manière de penser et du système centralisé sur lequel repose l’organisation des institutions. Quelques intellectuels durant les années 1980-1990 se sont mobilisés, ou ont été mobilisés, pour faire l’éloge d’une conception française de la République et d’une école dont on se demande si elle n’envisage pas de mieux préparer les enfants à entrer dans le moule qu’à respecter les différences. Ces intellectuels ne sont pas des moindres puisqu’on trouve parmi eux Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler et… Fernand Braudel. Leur témoignage ne peut donc pas être tenu pour quantité négligeable.
Braudel déclarait, dans le journal Le Monde les 24 et 25 mai 1985 : « Il y a dans l’identité de la France ce besoin de concentration, de centralisation, contre lequel il est dangereux d’agir. Ce qui vous suggère que je ne vois pas la décentralisation d’un œil tout à fait favorable… L’identité de la France c’est ce rayonnement plus ou moins brillant, plus ou moins justifié. Et ce rayonnement émane toujours de Paris ». 
On peut avoir la plus grande admiration pour le travail de Fernand Braudel au sujet de la Méditerranée et ne pas partager toutes ses idées au sujet d’une France réduite au seul et indépassable rayonnement de la capitale. 

Ce n’est pas un hasard si cette mobilisation des intellectuels a immédiatement suivi la mise en place par le pouvoir politique, en 1981-1982, d’une décentralisation qui a incontestablement inquiété l’establishment parisien et une haute administration formés dans la tradition du centralisme français, de la prééminence de Paris sur les provinces, de la République une et indivisible. C’est à ce moment-là que Régis Debray jugeait opportun de renouveler le credo de la République. Ce credo serait fondé sur trois idées : le non au communautarisme, la défense d’une laïcité hypothétiquement menacée, et l’idée d’une République à la française dont il faudrait réaffirmer la spécificité et la supériorité. Ces trois idées sont, depuis lors, au centre du langage politique en France.

Une République à la française

La République à la française, selon Régis Debray, s’opposerait à la démocratie telle que la conçoivent les Anglo-saxons. La République à la française « c’est la liberté plus la raison, l’Etat de droit plus la justice, la tolérance plus la volonté », alors que la démocratie telle que la conçoivent les Anglo-saxons « c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières » (Régis Debray - Etes-vous démocrate ou républicain ? -Le Nouvel Observateur- Novembre décembre 1995). « En République l’Etat est libre de toute emprise religieuse. En démocratie les églises sont libres de toute emprise étatique ». « Notre République explique Régis Debray, n’a pas en Europe de véritable équivalent ». Or, dit-il, la démocratie sans la république à la française est condamnée au règne des églises, de l’égoïsme et des particularismes. « L’idée universelle régit la République, l’idée locale régit la démocratie ». Enfin, et cela nous ramène à l’opposition entre jacobins et girondins, « l’Etat en République est unitaire et par nature centralisé », les choses sont parfaitement claires. Et lorsque Régis Debray veut dire ce qu’il pense de la décentralisation, le mépris n’est pas feint : « il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la gauche, vivre au pays et droit à la différence ».
Ces réflexions furent largement diffusées par plusieurs journaux dans les années 1990. Depuis, cette idée de « La République » est au fondement d’une multitude de discours politiques. 

Le droit à la différence

Quelques années plus tôt, en 1989, le même Régis Debray, en compagnie d’un groupe d’intellectuels (Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler), lançait en direction des professeurs, (dans le Nouvel Observateur une fois de plus), un appel à « ne pas capituler » face à quelques jeunes filles qui voudraient venir à l’école coiffées d’un foulard.
Dénoncer les symboles de ce qui se cache derrière le port du voile n’est évidemment pas choquant en soi. Mais l’argumentation proposée par ces intellectuels est problématique.
Tout d’abord le mot capituler est fort. Il signifie qu’une forme de guerre est engagée. Ces intellectuels paraissent donc, alors, se placer dans l’hypothèse défendue par Huntington d’une guerre de civilisations.
Ensuite, tolérer le foulard à l’école disaient les auteurs du texte, « ce n’est pas accueillir un être libre ». Il y aurait donc des enfants qui sont des êtres libres et des enfants qui ne le seraient pas ? L’école publique n’est-elle pas destinée à accueillir tous les enfants pour tenter justement de leur donner les clés d’un savoir qui en fera des femmes libres et des hommes libres ? Il y aurait des êtres libres avant d’avoir appris, qui mériteraient l’école, et des êtres asservis, condamnés à l’asservissement, qu’il faudrait rejeter ?
« Ce n’est pas en réunissant dans un même lieu un petit catholique, un petit musulman, un petit juif que se construit l’école laïque ». Faut-il comprendre que c’est en éradiquant les enfants différents, porteurs de différences, encombrés de l’histoire de leurs parents qu’on construit cette école ? Penser par soi-même ne serait pas une conquête sur soi-même mais comporterait des formes de préalables : l’oubli de ses racines, le rejet des anciens. Les enfants devraient admettre que leurs pères sont suspects, suspects de ce qu’ils sont ? L’école ne devrait donc pas apprendre à nos enfants le respect des différences mais leur apprendre l’oubli et la négation des différences ?
Ces dogmes sur le voile, la République, le droit à la différence, le communautarisme sont devenus depuis les années 1990 les points de référence constants du discours politique en France.
Dès lors, faire reconnaitre sa différence dans une République convaincue de la supériorité absolue et universelle de ses principes est devenu très difficile. Cette reconnaissance passe soit par des crises violentes et récurrentes, soit par la déconstruction des dogmes.  
 

Le débat sur les institutions

C’est à partir de cette idéologie que la France refuse depuis des années de ratifier la Charte des langues minoritaires et qu’elle n’accepte des avancées institutionnelles que sous la pression d’évènements violents. Une fois les avancées concédées, la haute administration semble en permanence chercher à créer artificiellement des limites qui n’avaient pas été actées. La bataille qui s’ensuit est d’autant plus pénible et irritante qu’elle se fait sous le regard d’interlocuteurs parisiens condescendants quand ce n’est pas méprisants.
 
Face à la revendication d’autonomie qui émane de la Corse, leur réponse consiste à dire dans un premier temps que des statuts particuliers ont été concédés et qu’avant de demander une extension de ces statuts il faudrait déjà apprendre à maîtriser ce qu’on nous a accordé. Dans un deuxième temps, cela les conduit à dire qu’on ne sait pas en quoi consistent ces statuts d’autonomie. Aucun de ces deux arguments ne tient la route.
 
Oui un statut particulier a été accordé, il y a quarante ans, sous l’autorité de Gaston Defferre, complété et corrigé plus tard sous l’autorité de Pierre Joxe. Ces statuts particuliers contiennent une clause fondamentale qui est le droit d’adaptation des lois et règlements. Or l’expérience a prouvé que ce droit était impossible à honorer. Plus de quarante demandes d’adaptation ont été adressées en vain aux gouvernements par les élus insulaires en l’espace de vingt-cinq ans. Ces gouvernements dans la plupart des cas ne se donnent même pas la peine de répondre. Les élus insulaires ont donc cherché comment obliger les gouvernements à respecter ce droit. Sinon pourquoi l’avoir inscrit dans la loi ? La Constitution étant ce qu’elle est, la seule manière de rendre ce droit concevable est de faire accéder la Corse au statut d’autonomie comme c’est le cas pour la Polynésie française ou pour la Nouvelle-Calédonie.

L’argument, ensuite, qui consiste à dire qu’on ne sait pas en quoi consiste un statut d’autonomie est parfaitement malhonnête. D’abord parce que toutes les grandes îles de Méditerranée sont dotées de tels statuts et qu’il n’est pas difficile d’en prendre connaissance. Ensuite parce que la France elle-même a été obligée de concéder à plusieurs territoires d’outre-mer de tels statuts et que nous savons donc parfaitement de quoi il s’agit.
L’octroi de clauses impossibles à honorer dans un cas, l’ignorance feinte de ce qu’est un statut d’autonomie dans l’autre cas, sont des artifices qui découlent du refus d’évoluer. Et le refus d’évoluer découle de la conviction d’une supériorité sans égal de la conception française jacobine de la République.

La difficulté d’assumer ses propres ambitions

L’autonomie au demeurant n’est jamais qu’un outil institutionnel destiné à fournir aux intéressés les moyens d’une gestion décentralisée et adaptée, la plus poussée possible, sans rompre avec le tout (alors que l’indépendance définit une rupture totale et définitive avec ce tout). Dans la perspective d’une autonomie, la véritable difficulté ne viendrait pas du droit octroyé mais de la capacité à assumer ce droit. Dans des régions placées depuis trop longtemps dans une situation de tutelle et de dépendance accentuée vis-à-vis d’un centre, les individus ont fini par douter d’eux-mêmes, par perdre confiance dans leur capacité à s’autogérer, par craindre même parfois l’inconfort de la responsabilité nouvelle dont ils pourraient hériter. Face à ce défi, ils voient avec plus de précision les défauts dont ils sont porteurs que les qualités sur lesquelles ils pourraient s’appuyer.
 
Il existe par ailleurs dans nos pays un handicap supplémentaire. La revendication d’autonomie dans le cas présent vient de la Corse; et la Corse est un pays méditerranéen, un pays méridional, un pays du Sud. L’un des a priori qui pèsent sur les méridionaux consiste à penser de manière confuse mais insistante que les Sud sont en définitive porteurs d’un arsenal particulier de tares. Les Nord sont les pays des grands hommes blonds aux yeux bleus. Les Sud sont ceux des hommes noirs dont le soleil aurait un peu plombé le cerveau. L’Europe de la civilisation et des Lumières contre l’Afrique des tribus et des sauvages. La Corse, écrivait Nicolas Giudici en 1997 « définit la Méditerranée par excellence parce qu’elle est une société factieuse par excellence… » Parce que « la situation y reste atypique, approximative, confuse, bref méditerranéenne… La sphère anglo-saxonne forge les peuples. La Méditerranée les dissout »…
 
La Méditerranée serait ainsi la porte de l’Afrique pour y diffuser la civilisation et serait dangereusement en retour celle de l’Europe pour y laisser pénétrer les pires travers. Les gens du Nord seraient efficaces, travailleurs, adaptés à l’économie de marché et à la démocratie. Alors que la Méditerranée, de son côté, serait un espace voué aux vacances et aux bains de mer, béni des Dieux, connu pour la douceur de son climat, la chaleur réconfortante de son soleil et la transparence de l’eau de mer mais peuplée de Méditerranéens, c’est-à-dire de gens sympathiques et truculents, qui cultivent les travers du « farniente », de la paresse et du manque absolu d’efficacité dans le meilleurs des cas, ceux du machisme, de la violence et de l’esprit mafieux dans le pire des cas. Les Méditerranéens, comme les Africains, ont intégré cette vision des choses et ont le plus grand mal à s’en débarrasser.
 
Les évolutions concédées le sont systématiquement à la suite de crises violentes.  Pour sortir de cette logique « crise-violence-réforme », il faudrait ébranler les deux convictions de l’incapacité des Méditerranéens et d’une supériorité sans égal de la conception française de la République. Tant que nous accepterons de penser que l’exemple ne peut venir que du Nord et tant que le personnel politique parlera de « La République » comme si la France était la seule à savoir ce qu’est une république, les concessions obtenues ne le seront qu’au prix de sacrifices bien trop lourds, seront jugées comme attentatoires à l’idéal républicain et menaçantes pour la civilisation et pour l’identité de la France. Ces concessions ne seront donc pas vues comme des progrès, mais comme des reculades. Et le devoir de tout bon républicain en France sera de revenir aux fondamentaux de la « République Française Une et Indivisible ». Cette conception est d’autant plus difficile à contrer qu’elle est entendue de manière transversale au sein des différentes mouvances politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche.
Le doute quant à notre capacité à nous gérer conduit les interlocuteurs à vouloir donner un contenu à l’idée d’autonomie avant même d’en accepter le simple principe. Contenu de droite ou de gauche, élitiste ou social, individualiste ou solidaire… Il faudrait n’accepter l’idée de s’autogérer qu’à la condition d’avoir balisé totalement le terrain au préalable. L’incertitude en l’absence de statut d’autonomie est tout aussi importante, bien sûr, mais elle nous dégage de la responsabilité des erreurs éventuelles. Le coupable des erreurs, alors, est l’Etat. C’est déjà difficile d’être victime mais si de surcroît nous étions aussi coupables, le poids de l’inconfort serait définitivement trop lourd. 
L’entreprise est de longue haleine mais l’unique manière de créer les conditions d’une évolution sereine des choses serait de déconstruire ces discours et de porter le débat de cette déconstruction au niveau de l’opinion. 
 
Samedi 18 Juin 2022
Sampiero Sanguinetti


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