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Préserver les massifs, protéger les communs



Né en mars 2023, u Cullittivu paisanu di a muntagna rucchisgiana s'est constitué autour d'un constat largement partagé dans les massifs de Cagna, d'U Spidali, du Cuscionu et de Bavedda : la nécessité et l'urgence de prendre en compte les risques environnementaux et les problématiques sociales dans le développement de la montagne. Sa démarche s'inscrit dans le contexte d'une augmentation de la fréquentation touristique locale, de discours institutionnels et politiques récurrents sur l’opportunité d’une mise en tourisme de la montagne, et des changements climatiques et environnementaux globaux qui affectent la Méditerranée. Le 6 mai dernier à Zonza, une rencontre publique a permis d'aborder l'enjeu crucial de la protection des communs et de la préservation des massifs.



Imre Kertesz in Corsica, 1933
Imre Kertesz in Corsica, 1933
Dicidini certi populi, riflittindu è pinsendu à i cunsiquenzi annant'à setti ghjinirazioni, val'à dì 175 anni...Chì ni sarà di u populu corsu?
Daretu a prumuzioni cuntinua di paisaghji « carti pustali », « d'incantevuli dicori » è di « tarreni di ghjoca » pà turisti, femu ci 'ssi dumandi: semu oghji primurosi di trasmetta à i nosci fiddoli è bisfiddoli, a tarra, noscia lascita ? Mà dinò, 'tissuta da secula pà i nosci cumunità paisani, ssa leia sinsibuli, affittiva chì c'unisci ad idda, à u locu di manera fida è putenti? Semu pronti à fà noscia a sfida posta pà u riscaldamentu climaticu chì pesa annant'à u sviluppu'lla noscia isula è quissa solu in i trent'anni à vena, val'à dì dumani ? Avemu da lacà spariscia u nosciu propriu rapportu à u mondu, a noscia mimoria'lli loca, u nosciu imaghjinariu ?
 

I scopi di u scontru

Comme les autres îles, la Corse est soumise à des pressions qui appauvrissent ses ressources et dégradent son écosystème, en particulier en haute saison lorsque sa population croît de façon exponentielle. Alors que partout en Méditerranée une prise de conscience a émergé sur la nécessité de limiter les flux touristiques, la Corse prise dans ses contradictions, semble totalement à contre-courant. Comment une île qui fut à l'avant-garde de la conscience écologique liée à des aspirations politiques et culturelles, est-elle devenue « parc d'attractions » pour un tourisme de masse ? L'organisation d'un scontru paisanu à Zonza, au seuil de la saison, visait à ouvrir un espace de débat public et de réflexion collective sur le thème hautement sensible de la sur-fréquentation et surexploitation touristiques des grands massifs du sud.

Avant d’inviter les responsables politiques à se positionner sur ces questions[1], le Cullittivu a brossé à grands traits son constat sur ces massifs, enjeux aujourd'hui d'intérêts croissants: fréquentation et sur-fréquentation, processus de « paillotisation », privatisation des espaces, économie de cueillette, précarité, multiplication des conflits d'usages, dépossession des habitants de certains lieux de vie, raréfaction des ressources naturelles et atteinte aux écosystèmes, augmentation des risques incendie et sanitaire, mobilisation des secours et saturation des services de soins, pollution des rivières, forte augmentation des déchets dans une problématique plus globale du traitement de ces derniers qui n'est toujours pas réglée et de son corollaire mafieux.
 

[1] Le Cullittivu avait invité à la tribune Mme Angèle Bastiani, présidente de l’ATC, M. Guy Armanet, président de l’Office de l’environnement, M. Gilles Giovannangeli, président de l’Office hydraulique, M. Jean-Christophe Angelini, président de la Communauté de Communes du Sud Corse, Mme Aurelie Morin représentante de l’association U Levante, M. José Colombani, président de la FDSEA de Haute-Corse, et M. Gilles Zerlini, écrivain. Invité lui-aussi, le président de la Communauté de Communes de l’Alta Rocca n’avait désigné aucun représentant.
 

Un ambienti in piriculu

De ce constat général, quelques questions concrètes ont émergé : comment étaler la saison alors que dès le mois d'août les habitants doivent se soumettre à des restrictions en eau, et qu'en septembre les réserves sont déjà au plus bas ? Dans son rapport sur la politique de l'eau, présenté le 31 mars dernier à l'Assemblée de Corse, le président de l'Office d'équipement hydraulique, lui-même considère « qu'il est désormais l'heure d'instaurer un contrat social et écologique autour de notre ressource la plus précieuse » et pointe que « la consommation journalière d'eau potable d'un touriste est au moins le double de celle d'un résident, et considérant l'allongement de la période touristique, il conviendra également en concertation avec les territoires de mener une réflexion sur les orientations à donner en ce domaine. »
Comment gérer la consommation électrique dans un contexte de réchauffement qui risque fort de faire tourner les climatiseurs à plein régime[1] ? Comment faire respecter la législation sur les pistes DFCI qui depuis quelques années, loin de leur vocation légale de lutte contre les incendies et d'exploitation forestière, se sont transformées en espace de loisirs ? Comment stopper l'ouverture de sentiers tous azimuts et la marchandisation incontrôlée de nos espaces naturels ? Comment maîtriser la communication et la promotion touristiques dans le contexte de la concurrence croissante des réseaux sociaux ?
À Bavedda, qui accueille chaque année près d'un million de touristes et tend à devenir le contre-exemple absolu, les premières mesures prises pour gérer les flux se sont révélées peu efficaces. Lors du scontru, les habitants ont rappelé qu'ils n’étaient pas des «touristes»: ils demandent à conserver l'accès aux lieux qu'ils ont toujours fréquentés et occupés. Une demande qui a eu une résonance jusque dans l'hémicycle de l'assemblée de Corse, le 26 mai dernier, lors d'un débat autour du rapport d'information, présenté par le président de l'Office de l'environnement, sur les dispositions mises en place pour la gestion de la fréquentation estivale des sites naturels patrimoniaux. Le président de l'exécutif a en effet évoqué la souhaitable différenciation entre les 700 000 personnes de passage, dont certains viennent pour une activité de plein air comme le canyoning ou la randonnée et les « derniers habitants historiques ».
 

[1] Selon l’INSEE, les zones de montagnes seront particulièrement touchées notamment les habitats situés en dessous de 1 000 mètres d’altitude, soit la totalité des villages de la Rocca.
 

L'impussibuli unanimità

Au terme d'un débat de plus de trois heures, nous avons pu constater un grand écart entre les questions posées, les attentes du public venu en nombre, et les réponses qui ont été données ou pas. Ainsi lorsque institutionnels et professionnels ont été interpellés par une participante sur les flux touristiques: « C’est quoi le bon niveau de tourisme? on y est ? on n’y est pas encore ou c'est déjà trop ? Ce constat là on devrait le faire, et le faire un peu plus, de façon plus transparente et plus exacte parfois que ce que j’ai entendu. »
Certaines voix se sont aussi élevées pour reprocher au Cullittivu d'avoir une vision passéiste, nostalgique de la société corse opposée au progrès économique dont l'acmé serait le tourisme. Une querelle entre anciens et modernes en quelque sorte ! Opposer ceux qui vivent du tourisme et ceux qui n'en vivent pas, est un faux procès intenté au Cullittivu dont certains membres ont vécu de cette activité et d'autres en vivent encore, et qui dénonce principalement la surexploitation voire la prédation des espaces naturels et des lieux de vie.

Face à l'argument de la nécessité économique, il est apparu, encore une fois, comme incontournable de se doter d'un observatoire du tourisme afin d'évaluer très précisément ce qu'il rapporte (et à qui) et ce qu'il coûte en termes d'infrastructures publiques à l'ensemble des contribuables (ports, aéroports, routes, assainissements, déchets), de dommages environnementaux (impact sur les espèces sauvages, sur la flore et le milieu) et de dépossession (confiscation de certains espaces et disparition de certaines pratiques, augmentation du coût de la vie et des prix des terrains, précarité sociale et pauvreté). Dans un article sur le tourisme, en date du 27 décembre 2022, l'économiste Guillaume Guidoni pointe ainsi « une tension entre privatisation des profits et socialisation des coûts ».
Le Cullittivu a tenu à cet égard lors du scontru à souligner sa difficulté à avoir accès à certains chiffres de fréquentation, certains rapports et études d'impact qui devraient être rendus publics. Il demeure toutefois important de souligner que sur le Cuscionu, un représentant de la majorité territoriale a confirmé la création d’un centre d’interprétation du pastoralisme corse qui permettra notamment de dynamiser les études scientifiques sur le plateau, en s’inscrivant dans l’histoire du lieu.
 
Une idée semble encore communément admise dans le discours public: la sur-fréquentation ne concernerait que le littoral et se limiterait aux deux mois d'été. Le scontru paisanu et le succès qu'il a rencontré auprès des habitants de la Rocca, et au-delà, démontre le contraire. La montagne rucchisgiana est déjà largement « mise en tourisme » et, depuis cet observatoire, nous ne pouvons croire aux solutions de délestage: démultiplier l'offre ne réglera pas le problème mais le redéploiera!
En seulement vingt ans, nous avons pu observer la transformation profonde et irréversible de nos lieux de vie. Certains villages sont saturés l'été et totalement déserts l'hiver. Si le développement touristique de la montagne en réjouit quelques-uns, nous considérons pour notre part qu'un seuil est déjà atteint et pas de la meilleure des façons. Un membre du Cullittivu antimaffia Massimu Susini s’adressant aux élus leur a rappelé le rapport de l’Hudson Institute, vieux de 50 ans, en ces termes :
« Ci pari di campà una di l’ipotesi di u rapportu. U più goffu di ciò ch’ellu prupunia, ma sta volta ùn sò micca e putenze straniere chì u mettenu in opara ‘ssu prughjettu, sò i Corsi ! E hè quì a difficultà. »
 

Pinsà l'avvena insemi

Sans revenir en arrière, il s'agit aujourd'hui de prendre en compte cette réalité dans l'élaboration d'une stratégie de développement sur le long terme. Nos maisons et nos anciennes terres agricoles commencent à être soumises à la fièvre spéculative qui remonte des plaines. Qui osera encore dénoncer, dans ce contexte, l'essor des locations meublées saisonnières, lesquelles constituent bien souvent l'unique moyen de conserver les biens familiaux ? Un essor qui a pour autre effet pervers la raréfaction des biens en location à l’année et aujourd’hui, les difficultés de logement sont réelles en montagne aussi, notamment pour les jeunes. Le système se nourrit lui-même et comme dans le récit mythique de Giovanni della Grossa, la mouche ne cesse de grossir[1]  !
En définitive, la montagne rucchisgiana tend un miroir à la Corse pour mieux penser notre avenir. Il est crucial de ne pas détourner les yeux comme nous l'avons fait il y a vingt ans au sujet de la plaine et du littoral, avec les conséquences que chacun déplore aujourd'hui. Face à la multiplication des prises de position contradictoires, uniquement destinées à dominer le rapport de force, nous conclurons en soulignant que l'enjeu du débat surplombe la somme des intérêts privés et la seule Rocca ! Comme l'a fort justement rappelé l'écrivain Gilles Zerlini, il s'agit ni plus ni moins que de sauver notre âme!
 

[1] U musconu di Fretu.

 
Samedi 3 Juin 2023
Cullittivu paisanu di a muntagna rucchisgiana


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