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Que faut-il relancer de notre économie ?

Jamais dans l’histoire des sociétés industrielles, les populations auront connu une abondance matérielle aussi manifeste. Dans le même temps, jamais société n’aura eu une telle emprise sur les conditions d’existence du vivant. Paradoxe de l’anthropocène, de sociétés absorbées par la surconsommation et le matérialisme marchand, les hommes ont perdu pieds vis-à-vis des conditions matérielles de leur propre existence.
Faut-il emprunter la voie dominante et se repaître de l’illusion d’un progrès sans fin et sans limite, ou faut-il y renoncer et affronter les crises écologiques à venir ? Dilemme vertigineux formulé en moins d’une génération.
Qu’en est-il de la Corse, de ses milieux, de l’habitat des vivants, humains et non humains qui la peuple ? La démesure consumériste se poursuit ici comme ailleurs, de façon croissante sans considération pour des ressources réputées illimitées. Devenus urbains et consommateurs, les Corses n’habitent plus vraiment la Corse, ses lieux et ses espaces. Et que veut dire "relancer" à l'heure de l'anthropocène ?



Cloud Shadow With Red Diffusion Light During the Disturbance Period. (Midday) — Jena, April 24th 1884.
Cloud Shadow With Red Diffusion Light During the Disturbance Period. (Midday) — Jena, April 24th 1884.
La Covid est devenu de fait le baromètre de nos capacités individuelles et collectives à réagir face à une crise de l’ampleur d’une crise sanitaire. Au-delà de sa nocivité biologique, le virus inquiète et interroge.
Alors que la crise sanitaire mime la crise écologique à venir en impactant le quotidien de tous, les solutions semblent se limiter à l’élaboration de réponses micro-économiques ou à des mesures de soutien à la personne. Le mot d’ordre est à la relance. La Corse a emboîté le pas des autres régions du monde sans se donner (qu’on lui donne) le temps de réfléchir sur le cap à donner. L’urgence sanitaire n’a d’égal que l’urgence de la relance économique. Deux courses poursuites, l’une contre le virus et l’autre pour la reprise des affaires. Prise en étau entre ces deux défis, la Corse improvise son tout nouveau statut de “Collectivité de Corse” et engage ses faibles ressources.
A l’initiative des organisations consulaires et des syndicats, un plan de sauvegarde et de relance a été élaboré par la Collectivité de Corse. Les rapports avec l’Etat traitent du montant et finalement peu du contenu.
Dans ce climat d’incertitude généralisée engendré par la pandémie et l’anxiété diffuse d’une mutation écologique sans précédent, quel sens donner au plan de relance ?
 

U pianu di salvezza e di rilancia : Que faut-il sauvegarder et que faut-il relancer ?

L’emploi bien sûr. Un devoir autant qu’une nécessité. La profondeur de la crise sanitaire impose a minima une médecine d’urgence, à savoir la mise sous perfusion des entreprises et la préservation des moyens de subsistance des populations, une prérogative assurée pour l’instant par l’Etat régalien. Mais une question demeure, toutes les activités doivent-elles être sauvegardées en l’état, à l’identique ?
La sauvegarde de l’existant est a priori indiquée pour une société dont l’économie apporte bien être et prospérité à sa population. En l’occurrence, le portrait économique et social de l’île présente les traits paradoxaux – sans équivalent en France - d’une île toujours à la recherche de son modèle de développement. La région connait le taux de pauvreté le plus élevé et les salaires sont les plus faibles de France métropolitaine. La part des familles monoparentales est parmi les plus fortes. Le taux de chômage est peu interprétable tant la structure de l’emploi est gauchie par le surpoids de l’emploi saisonnier, de l’emploi tertiaire et par l’importance du nombre de fonctionnaires. Il est élevé mais reste en dessous des valeurs de l’arc méditerranéen français. Le niveau général des prix à la consommation des ménages est parmi les plus élevés de France, particulièrement dans le secteur alimentaire (sources Insee) alors même que le taux de progression des m2 de surfaces commerciales rapporté à la population caracole en tête des régions.
Le parc de logement présente le taux de résidences secondaires le plus fort de France, alors que l’on enregistre un très faible nombre de propriétaires et un retard important des logements sociaux. Enfin, la Corse est, d'après l'INSEE,  la troisième région la plus touchée par la suroccupation des logements.
Pourtant, la statistique régionale établie par l’INSEE pour la période 2019 faisait état d’une « activité économique bien orientée ». Dans sa note de conjoncture, l’Institut souligne une forte croissance du PIB, de l’emploi, un tertiaire dynamique en notant toutefois le surpoids structurel du BTP, l’importance du tourisme dans le PIB (33% pour 18% de l’emploi régional) et la faiblesse de l’agriculture. La croissance démographique de la Corse est présentée comme « l’une des plus dynamiques de France ». Une donnée que l’on sait liée aux migrations vers la Corse de populations en provenance de France continentale, notamment de la région PACA. Le solde naturel lui est négatif. On meurt en Corse plus que ce que l’on nait. Plus qu’un réel dynamisme démographique, la hausse accélère l’urbanisation de l’île et accentue l’importance des déséquilibres territoriaux entre le littoral et les vallées.
Suite aux deux vagues de la pandémie de Covid, la Corse serait la région de France la plus touchée.
On le voit, la santé d’un pays ne peut se calculer depuis l’extérieur, en dehors du vécu des habitants. Elle ne peut non plus se réduite aux critères de la comptabilité régionale fixés du point de vue d’un modèle économique dominant en faillite.

Que faut-il relancer et au service de quel projet de société ?
Peut-on continuer à faire fond de modèles qui d’évidence tournent le dos à la résolution des défis écologiques ? La question vaut d’être posée. Sur le contenu, les instances politiques, économiques ou sociales ne sont toujours pas parvenus à concevoir le modèle tant attendu d’une petite économique insulaire. Masquée par une économie de rente en passe d’être tarie, les vulnérabilités de l’économie corse se sont accentuées au fil des années. La crise sanitaire ne fait que les amplifier.
La période est cependant propice à une réflexion prospective sur l’avenir de la Corse. Celle-ci doit être conduite avec ses instances représentatives élargies à des membres de la société non élue. Par souci de méthode et d’efficience, seuls les corses savent ce à quoi ils tiennent et ce qui peut les faire tenir ensemble sur la même terre. Car en la matière, la Corse est la seule à pouvoir dire ce qui est bon pour elle, que ce soit dans le cadre d’une région autonome ou dans celui d’une nation souveraine. La crise que nous vivons exige un changement de rupture. Plus qu’une transition molle, elle commande un esprit de transgression et l’expérimentation de nouvelles formes de délibération plus proches des habitants et de leur territoire de vie.

De la nécessité de bifurquer : Réinterroger ses valeurs et changer de modèles

D’évidence, l’heure n’est pas plus à la sauvegarde qu’à la relance de logiques nocives. Celles qui dorénavant font partie du monde auquel il nous faut renoncer. Celles qui ont conduit la Corse dans la situation de dépendance dans laquelle elle se trouve. L’heure commande aux corses comme à l’ensemble des habitants de la planète d’abandonner leurs habitudes et de considérer en profondeur ce à quoi ils tiennent localement. Il s’agit d’agir, mais tout autant de penser, localement pour agir globalement. Concrètement, la Corse est confrontée à un double défi. Celui de s’affranchir de tutelles étatiques largement obsolètes et celui d’une transformation plus profonde qui interroge ses valeurs.  L’île surconsomme ce qu’elle ne produit au demeurant pas ou en très faible quantité. Elle mobilise une énergie qui excède largement ses capacités propres et rejettent dans son milieu de vie des quantités de déchets très peu recyclés. Une telle dissipation énergétique est rendue possible par une infrastructure couteuse elle-même fortement carbonée. 
L’heure est à la bifurcation. Dans la perspective du philosophe Bernard Stiegler, il s’agit de lutter contre l’entropie à l’origine d’un métabolisme pathologique et toxique. Comment lutter contre la dissipation de l'énergie dans une île ouverte à tous les vents de l’hyperconsommation et comment inciter à la transformation du mode de vie de ses habitants ?
La doxa économique recluse dans ses modèles et ses indicateurs de richesse oriente encore les politiques publiques nationales mais aussi territoriales. « L’économie discipline » est aveugle. Elle est incapable de raisonner au-delà de ses cadres. Il s’agit de désacraliser le modèle économique à l’œuvre en Corse non sur des bases idéologiques mais sur des bases pragmatiques. Le modèle que nous subissons s’objective par une comptabilité univoque dont les fondements sont souvent ignorés de leurs adeptes eux-mêmes.
En conséquence, le premier challenge est de revoir une grande partie de nos cadres cognitifs, de nos schémas de pensée qui gouvernent les rapports que nous entretenons avec nos milieux de vie. La plus forte résistance au changement se niche dans les esprits.
En second lieu, il s’agit de faire l’inventaire à nouveaux frais, de nos atouts en les considérant depuis les dimensions de la Corse et à partir du désir de ses habitants. Revenir à nos dimensions conduit à s’affranchir du mimétisme, de la pensée déléguée, des besoins conçus pour et par d’autres.

Deux exemples illustrent ce penchant à renoncer à une pensée locale. Dans le domaine économique, on observe en Corse un recours quasi systématique aux bureaux d’études, particulièrement ceux venus de l’extérieur. L’effet entropique est double. Il conduit les décideurs à s’exonérer de toute formes de délibérations (mise en problème et leur résolution) incluant les bénéficiaires de l’action publique : d’autres savent ce que ne vous n’êtes pas en mesure de comprendre et ce qui est bien pour vous. L’ingénierie experte se substituant alors aux débats sur les valeurs, ce qui compte vraiment pour les gens. Le deuxième effet dissipatif vient de l’érosion de la capacité collective telle que la définit Amartya Sen. Faute d’être sollicitée, stimulée, l’intelligence des acteurs locaux s’affaiblit et s’érode au profit de la pensée dominante.
Le second exemple est tiré de la notion de « site remarquable » notion pivot des stratégies territoriales de l’attractivité touristique. L’entropie est ici le fruit d’une décompensation identitaire : ce qui importe pour moi, habitant régulier de ce pays, est ce qui est souhaité et mise en visibilité pour et sous le regard de l’autre qui me visite. Par la perte de la capacité de jugement de ce qui compte ici au profit de ce qui est remarquable là-bas, se produit une disqualification à la fois de l’habitant et du visiteur. La réduction de la Corse à sa « nature sauvage » en est l’expression la plus tangible.
Pour faire valoir ses atouts, les Corses doivent être maîtres de la table et du jeu. Il s’agit d’accepter et de tenir l’idée qu’une autre politique est possible en dehors des cadres dominants, en assumant voire en tirant parti, de son statut de marge. Cela suppose de se départir des règles immuables de l’économie orthodoxe qui réduit la vie aux critères de performance du secteur ou de la filière de marchés globalisés. Sur ce point, le plan de sauvegarde et de relance montre la force des adhérences à l’ancien monde. Nos gouvernants locaux sont en butte avec l’attachement des corporations, la faiblesse de la société civile et l’insondable entêtement de l’Etat.

La centralité des savoirs

Bifurquer consiste avant tout à redonner la centralité au travail et aux savoirs qui le constituent. Lorsqu’on parvient non sans mal à s’extraire de la vision commune du travail, celle qui assujettie, désenchante et altère les forces, il devient possible de prendre conscience de l’ampleur de la perte des savoirs qui lui sont attachés. Rien ou peu de chose de ce qui faisait vivre les Corses avant le second conflit mondial ne trouve une place dans les modèles économiques actuels.
Avec les défis que pose la crise écologique - celle qui affecte nos milieux de vie et nos modes de subsistance -  un grand chantier associant réhabilitation et réinvention s’ouvre devant nous. L’enjeu est de repenser les lieux de production des savoirs, de leur circulation et de leur transmission en les associant aux milieux-ressources. Des chantiers de capacitation, des zones atelier d’un genre nouveau sont requis pour constituer de nouvelles communautés de savoir et enclencher un processus de transformation des territoires. En ce sens la Corse constitue bien un territoire-laboratoire susceptible de concevoir des chaines de valeurs d’un genre nouveau ouvrant la possibilité d’intégrer la biodiversité domestique et sauvage, les ressources anciennes actuelles et à venir dans le respect des milieux de vie. Cette grande transformation est la condition d’une individuation collective qui transcende les corporatismes et les postures partisanes. Elle reconsidère le rapport à l’emploi qui ne peut plus se limiter au salariat et à la seule logique de carrière, pour le concevoir en tant qu’activité au service de son accomplissement au sein de la collectivité.
 
Se connecter autrement
Pour la Corse, le défi est de gérer ses dépendances par de nouvelles connexions multilatérales intérieures (entre les territoires de l’île) et extérieures (au-delà du giron français).  Car le métabolisme pathologique de la Corse est également le produit de relations qui dépendent en quasi-totalité du continent français. L’enjeu est de reprendre la main en produisant ses propres connections à partir de ce qui compte pour les habitants. Ici le chemin n’est pas sans embuche ; l’émergence des territoires à laquelle on assiste depuis quelques années est sans cesse sous la menace de nouvelles féodalités fermées sur elles-mêmes. Le pouvoir ajaccien menace par ailleurs la Corse d’une pseudo centralisation. L’interlocalité telle que la propose Bernard Stiegler ouvre à l’exercice de nouvelles solidarités interterritoriales, intercommunales et à une échelle internationale entre communautés de savoir.
L’espace alimentaire est particulièrement concerné. La reconnexion peut se traduire par exemple par la conception de réseaux d’approvisionnement de proximité placés sous la gouvernance de collectifs locaux associant producteurs et consommateurs autour de valeurs marchandes et non marchandes. La Covid a montré de manière spontanée un réel dynamisme. Concevoir ses réseaux fussent-ils numériques est non seulement le moyen de reprendre leur contrôle mais c’est aussi mettre à l’épreuve pratique les points de vue, leur frottement. En ce sens, la construction d’un réseau à partir d’une plateforme numérique constitue un exercice de co-conception et la mise à l’épreuve d’une capacité collective.
Lorsque la sauvegarde de l’ancien « préserve » les injustices et la régression et lorsque la relance ne garantit rien d’autre que l’assurance d’accélérer le crash, changer d’orientation, bifurquer, apparaît bien moins aventureux que la poursuite d’une trajectoire d’échec. 
 

Pour aller plus loin

Nadine LEVRATTO, 2001, Economie de la Corse : Y a-t-il une vie après la rente ?
Bruno LATOUR, 2020, Entretien, Revue Projet
Amartya SEN, 2008, « Eléments d’une théorie des droits humains » in La liberté au prisme des capacités, au-delà du libéralisme
Vivid économics.
Jeudi 7 Janvier 2021
A squadra


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