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Quelle crise des déchets en Corse ?

La société corse est dans l’impasse non par l’insuffisance de ce qu’elle produit et de ce qu’elle consomme mais par l’abondance de ce qu’elle rejette.
Prendre au sérieux le traitement des déchets peut paraître inintéressant. Et pourtant. Il y a bien un contenu philosophique à cette question brulante de l’actualité.
Marcel Mauss, l'un des fondateurs de l’anthropologie n’hésitait pas à affirmer : « Ce qu’il y a de plus important à étudier dans une société, ce sont les tas d’ordures ». Tâchons donc d’examiner les faits pour donner des pistes de compréhension à cette interminable crise des déchets et pour tenter aussi de mieux nous connaître. Dis-moi ce que tu jettes et je te dirai qui tu es...



Kawanable Kyōsai’s Night Parade of One Hundred Demons (1890)
Kawanable Kyōsai’s Night Parade of One Hundred Demons (1890)
Le déchet, en tant qu’excédent, trop plein dont il faut se débarrasser, est apparu avec la modernité. L’ordure est une catégorie urbaine. Elle est née d’une séparation à la fin du XIXe siècle entre la ville et les activités artisanales, industrielles et agricoles. Jusqu’ici, les déchets étaient considérés comme des ressources générant, en ville comme dans les campagnes, un faisceau d’activités de recyclage.
En Corse, nos communautés rurales étaient plus « propres » en terme systémique car plus sobres et plus économes, tout ou presque était réutilisé. La question des déchets est une question récente en Corse. Il y a peu, les déchets ne faisaient pas problème. Les rumenzule étaient mises à l’écart des lieux de vie, sans être toujours à l’abri des regards et des odeurs. Beaucoup d’entre nous ont connu ce temps-là. L’industrialisation couplée au consumérisme va faire du déchet un objet juridique, politique puis social.  Lesquels vont se traduire par un appareil normatif et légal, national et européen.
La Loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse confie à la Collectivité Territoriale de Corse  l’élaboration des plans d'élimination des déchets. Le Plan de Prévention et de Gestion des Déchets Non Dangereux est finalement arrêté en 2015. Les principes et les responsabilités sont définis peu ou prou selon la doctrine qui a cours en Europe. Le plan est conçu pour réduire la quantité des déchets, les traiter et les valoriser selon les principes d’une économie circulaire et de proximité. Quant aux responsabilités, la CdC a la charge de la planification et avec les communautés de communes du financement du plan. Ensuite, les 17 communautés de communes et les deux communautés d’agglomération de Bastia et Aiacciu se voient attribuer les responsabilités de collecte, de traitement et de valorisation.  Enfin, le SYVADEC (Syndicat de Valorisation des Déchets de la Corse) est un service public créé en 2007 par la quasi-totalité des intercommunalités. Il assure en leur nom le traitement et la valorisation des déchets ménagers de l’ensemble de la Corse. Enfin, par voie contractuelle, des opérateurs privés assurent aujourd’hui le transport et l’enfouissement.
En mai 2016, devant le retard accumulé, l’Assemblée de Corse adopte après délibération, des mesures d'urgence.

Prise de conscience tardive

Les Corses, quant à eux découvrent l’ampleur du problème lorsqu’en 2016, 4000 tonnes de déchets s’accumulent dans les rues de Bastia pendant les fêtes de Noël. Il y aura ensuite l’épisode de la mise en balles et de l‘exportation qui va consacrer l’échec collectif de notre île, de sa population et de ses représentants, à tous les échelons, actuels et passés.
On le voit, la prise de conscience aura été tardive et son effectivité est toujours aux abonnés absents. Voilà pour le paysage.
 
Après l’examen des faits, voyons les chiffres, ceux qui concernent le citoyen (à l’exclusion des déchets professionnels). En 2018, la Corse a produit 236 000 tonnes de déchets ménagers et assimilés (chiffres Syvadec).
  • 73 000 T font l’objet d’un tri vers des filières de recyclage, 23 000 sont issues de la collecte sélective (les fameux bacs de couleur) et 50 000 passent en déchetteries,
  • 163 000 T sont enfouies, dont 148 000 tonnes d’ordures ménagères,
Ce qui veut dire que la plus grande partie de nos déchets part sous terre sans être recyclée. Ce sont les sacs noirs qui constituent l’essentiel de ce qui est enfoui (91% en 2018) et qui sont à l’origine des nuisances olfactives et des pollutions non contrôlées.
 
Les Corses et leurs hôtes, les résidents non permanents, produisent 721 KG /hab/an. La masse des ordures ménagères résiduelles destinées à l’enfouissement reste élevé : 524 kg/an/habitant contre 254 kg/an/habitant en moyenne nationale.
Le taux de tri réalisé par les particuliers est de 13% (2018) alors qu’il est de 70 % en Sardaigne !
Si le tri est en progression, la masse des déchets à traiter augmente plus que proportionnellement du fait de la croissance de la population.
Les difficultés de mise en œuvre du plan tiennent à la faiblesse du tri, notamment des bio déchets. Mais elles sont dues surtout à la logique d’un « traitement aval » qui conduit à une faiblesse structurelle et indéfinie de la capacité de stockage. De là, un coût de gestion publique des déchets ménagers par habitant bien supérieur à la moyenne nationale, + 64 % par rapport aux zones touristiques. Le surcoût est notamment dû au transport (25 % contre 8%) et à la collecte (50% contre 37%).

Plusieurs enjeux

Parce qu’il engage plus que nous-mêmes, l’enjeu premier est écologique.
Il est acquis que nos habitudes à brûler la chandelle par les deux bouts, en surconsommant et en rejetant plus que de raison, doivent prendre fin, rapidement. L’écologie scientifique et politique, et aujourd’hui nos milieux de vie, nous enseignent qu’il n’est plus possible d’enfouir et/ou de brûler nos déchets en pensant faire disparaitre la question. La pandémie sanitaire actuelle montre que l’invisible n’est pas moins dangereux que la part visible de nos problèmes.
On reste pantois quand on pense à ces camions qui traversent notre île da la punta à la Giraglia sinu à Capu Pertusatu pour se rendre à Vighjaneddu. Pas moins de 40 000 kms (une fois le tour de la Terre) sont parcourus chaque semaine par la quarantaine de camions qui acheminent les déchets de la Corse sur le seul site de Vighjaneddu. Leur impact n’est pas uniquement financier mais environnemental et sanitaire puisque ce sont 6 tonnes de carbone par semaine et 300 tonnes par an qui sont émises par ces véhicules. Comment ne pas être alarmés par cette situation alors même que l’OMS cite comme causes cancérigènes majeures les émanations de gaz d’échappement des moteurs diésels. Quid du bilan carbone, du surcoût économique, de la dangerosité et au final de la raison humaine…? Des camions non remplis et trop nombreux qui transportent beaucoup d’eau et beaucoup d’air du fait d’un compactage insuffisamment réalisé et du caractère fermentescible et de l'humidité des biodéchets.  Il n’est pas étonnant que le coût actuel soit parmi les plus élevés d’Europe et le plus élevé de France, 58€ la tonne transportée contre 20€ ! Sachant que le transport et la collecte des déchets constituent les 4/5 du coût.
 
Le deuxième enjeu concerne le contrôle des richesses engendrées par le traitement des déchets.
Comme indiqué plus haut, le déchet a changé de statut, sous nos yeux et en une seule génération. De matière indésirable, il est devenu une ressource. Une ressource à l‘origine d’un marché public particulièrement attractif. Grosso modo, le marché des déchets en Corse s’élève à 35 Millions d’euros par an. Pour le grand banditisme, les déchets sont du « pain béni ». Les affaires sont légales, lucratives et le financement public est fiable. Une délinquance verte aux accents écologiques se déploie de partout dans le monde. Cosa nostra à New York, la ‘Ndrangheta en Calabre, la Camorra napolitaine, les mafias géorgiennes, celles de Taiwan, et plus proche de nous celle de Marseille, sont toutes très impliquées dans ce secteur d’activité.
Il est vrai que la chaîne de valeur des déchets est loin d’être transparente. Personne ne connait précisément les flux, les destinations, et les marges que procurent chacune des opérations et encore moins le coût des différents scénarios de gestion possibles.
 
Le troisième enjeu est démocratique.
Compte tenu du retard des infrastructures, les Corses vont devoir faire un effort financier sans précédent. En retour, ils sont en droit de se demander au profit de qui l’impôt est levé, pour la collectivité ou pour des intérêts privés ? Le transport est confié à deux entreprises de taille régionale, et l’enfouissement est réalisé par deux installations seulement.
Alors, qui est légitime pour décider de la façon de traiter ces déchets ? La loi est sage en laissant aux élus régionaux et aux élus des collectivités le soin d’élaborer le plan de gestion.
A ce titre, on peut douter de la légitimité (l’intelligence ?) de l’Etat lorsqu’il passe au-dessus du vote de l’assemblée régionale (décision de la Préfète de région en janvier 2020) et de la volonté des populations de Vighjaneddu et de Ghjuncaghju. Le motif invoqué, l’urgence sanitaire, est discutable compte-tenu de la solution choisie : la concentration des déchets sur deux sites dont l'un ne sera opérationnel qu’au second trimestre 2021.
 

Quels enseignements tirer de la crise des déchets ?

La meilleure façon de diminuer les déchets et leur coût de gestion est d’en produire le moins possible ! Un truisme qui nécessite pourtant d’être répété autant qu’il le faut.
On le voit, la crise est bien plus que le résultat du dysfonctionnement d’un secteur de l’organisation sociale parmi d’autres.
Elle est l’expression anthropologique d’une crise plus vaste qui interroge les capacités individuelles et collectives d’une population habituée à se décharger de ses responsabilités sur ses élus, dans leur majorité, il faut bien le dire, peu responsables... Plus globalement, la crise des déchets montre que les hommes, particulièrement dans les pays occidentaux, ont désappris la vie sur terre, ils ne savent plus l’habiter. Ils ont désappris à lier ce qui est produit, ce qui est consommé et ce qui retourne à l’usage. La crise des déchets vient de la rupture de liens qui font de nous des terriens. Le consumérisme en est la face visible. Il consacre non seulement la pulsion de possession mais également la simplification de notre rapport au monde. Il nous dés-implique.
 
Peut-on raisonnablement confier le traitement de ses déchets, ceux de sa maison, de son village, de sa ville à d’autres ? Ne doit-on pas voir dans le traitement des déchets l’exercice d’un devoir vis-à-vis de l’extérieur mais aussi vis à vis de soi-même ?
Et oui, l’affaire des déchets a à faire avec la dignité humaine. Les espèces animales sont très respectueuses de leur niche écologique, pour des raisons fonctionnelles. En l’occurrence, l’homme est une espèce oublieuse de sa part animale.
 
Sabines Barles, universitaire et auteur d’un livre roboratif intitulé L’invention des déchets urbains suggère d’utiliser la notion de métabolisme pour mettre en évidence les flux de matière et d’énergie des villes. Elle parle de métabolisme linéaire pour rendre compte des prélèvements et des rejets continus de et vers la terre.
Selon l’auteure « Pour soutenir un niveau d’activité élevé, la ville concentre la majeure partie des flux d’énergie et de ressources sous forme de matières premières et de produits manufacturés importés. Inversement, elle produit des nuisances et des déchets qu’elle déverse hors ses murs. Ce qui la fait souvent appréhender comme un écosystème parasite et désastreux ».
La notion de métabolisme permet d’introduire le métabolisme circulaire qui caractériserait les villes prélevant et rejetant peu. Il s’agit en fait d’un projet de société de grande ampleur fondé sur une économie circulaire. Le recyclage, le compostage et l’énergie créent des filières dont il faudra assurer la transparence.
On le voit la solution est globale. Elle consiste en un changement aussi profond que radical.
 
Le retour à des relations de proximité est le nouveau paradigme qu’impose la transition écologique.
Notre éloignement de la terre, de notre condition de terrien a été rapide. La conception prométhéenne et judéo-chrétienne du progrès et de l’homme disposant sans partage de la générosité illimitée de la nature ne tient plus. Les preuves sont sous nos yeux : les espaces de Teghjime, de Sant’ Antonu et de Teparella sont limités, (tout comme la fine pellicule atmosphérique qui autorise la vie sur la planète. Ces espaces que l’on rejette, que l’on oublie ou que l’on cache aujourd’hui sont les stigmates de nos incohérences. Il va nous falloir dorénavant apprendre à vivre autrement. Et les Corses de se mettre au tri.
 

Repartir à la conquête de nos responsabilités

Alors, comment repartir à la conquête de nos responsabilités et refuser la logique du « micca annant'à mè » pour une logique du « piddu a me parti » ?
L’incapacité de la Corse à faire face à ses déchets provient essentiellement du phénomène bien décrit du "Not in my back yard" NYMBY cette forme de repli, de campanilisme étroit, qui en Corse, est alimenté par les difficultés et les nuisances induites par les trop rares centres d’enfouissement existants. Leur surexploitation a entrainé un rejet irrationnel des déchets qu’on ne saurait voir proches de chez soi, fussent-ils les siens.
A ce jour tous les projets d'installations de traitement de déchets, y compris les plateformes de compostage de déchets organiques suscitent la création de collectifs qui craignent de subir le sort des centres d'enfouissement existants. L’acceptabilité sociale de l’idée de territoires perdus, sacrifiés, figure épouvantail de la crise, n’est pas tenable, démocratiquement ni écologiquement. Car l’écologie, comme devrait l’être une république, n’est pas divisible.
Pour ne pas être suspectés de comportements campanilistes, certains élus verdissent leurs arguments. Il s’agit de décrier l’enfouissement au profit du « traitement thermique » (faux nez de l’incinération) ou de prétendre que le tri peut à lui seul régler la question des déchets dans son intégralité. Il n’en est rien. N’en déplaise aux Nymby (élus et quidam), il va falloir trouver une solution collective pour traiter les déchets résiduels. Et la charge devra être partagée…
 
Le Centre d’enfouissement Technique (CET) de Vighjaneddu, arrivé à saturation en 2018 a reçu l’autorisation d’une première extension verticale prenant la forme d’un dôme de 223 000 tonnes, qui s’ajoute à la capacité initiale de 450 000 tonnes. Pour faire face à une saturation régionale récurrente, une nouvelle extension de 75 000 tonnes est demandée en 2021, elle vise à assurer la soudure entre le CET (« Vighjaneddu 1 ») et … la nouvelle installation classée dite Vighjaneddu II (Installation de Stockage de Déchets Non Dangereux (ISDND) !
Ainsi, le traitement des déchets se fera en juin prochain à partir de seulement deux Centres d’enfouissement privés (Prunelli di Fium Orbu et Vigghjaneddu II, et un troisième a obtenu une autorisation d’exploitation à Ghjuncaghju).
La décision prise par la Préfecture d’autoriser l’ouverture de Vighjaneddu II a de fait, perpétué le dispositif du tout enfouissement qui exonère les  communautés de communes et les élus de leur responsabilité locale. Ces sites se trouvent en situation d’imposer leur tarification. Lorsque l’on connaît la convoitise qu’exerce le domaine des déchets, on peut raisonnablement s’inquiéter du potentiel conflictuel et criminogène de la décision prise par L’Etat.
 
Une fois déverrouillé le syndrome du « micca annant'à mè », le champ des possibles s’ouvre à des solutions de proximité, et la crise devient traitable.
La création de sites de taille modeste (autour de 20 à 30 000 tonnes) aux dimensions de 2 ou 3 communautés de communes d’une part et le traitement spécifique des déchets urbains en périphérie des Communautés d’agglomération d’autre part sont de nature à réunir les vertus et les principes que réclament la crise :
 
  • Raisonner en terme de service public (qui limite et maîtrise le recours aux opérateurs privés) dans la double perspective de leur traitement séparé et de leur valorisation ;
  • Raisonner le traitement de la totalité des biodéchets selon un principe de proximité de traitement et de valorisation  
  • En direction d’une autonomisation des communautés aux différentes échelles en concentrant les moyens humains et financiers vers le tri à la source et le traitement séparé des biodéchets,
  • Une prise en charge collective du traitement des déchets résiduels selon les principes de solidarité et d’autonomie,
  • Une rationalisation des dépenses d’équipement qui écarte l’exportation de matières vers d’autres territoires.
A la vision d’une écologie qui finit aux portes de sa maison, gageons que les Corses substitueront une logique de responsabilité citoyenne, Dimmi quant'è tu ghjetti è induve ghjetti, ti diciaraghju quale sì ?
 
Vighjaneddu, u 20 di ghjennaghju 2021
Jean Pereney et Jean-Michel Sorba

Pour aller plus loin

Sabine BARLES, Métabolisme urbain, transitions socio-écologiques et relations ville-campagne, revue Pour
Bruno LATOUR, Où atterrir ?
Mercredi 20 Janvier 2021
Jean-Michel Sorba et Jean Pereney


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