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Quelle gestion des territoires corses ?


Indiscutablement, la gestion des territoires est un enjeu crucial. Et la question des bonnes échelles de cette gestion territoriale est particulièrement vive en Corse. François de Casabianca a souhaité prolonger la réflexion récemment soulevée par Dominique Taddei dans un article qui interrogeait l’absence d’un échelon pertinent entre la collectivité de Corse et les communes. Cette situation administrative, souvent ressentie comme un handicap, a été dénoncée et traitée de longue date par d’autres pays et même par la Commission européenne. Aussi les nombreuses formes de résolution expérimentées ailleurs peuvent-elles nourrir nos projections.



Josef Hubacek, Corsica 1926
Josef Hubacek, Corsica 1926

Avant d’engager des propositions, une interrogation essentielle me semble devoir être posée : Quels objectifs se donne-t-on dans une telle entreprise d’organisation territoriale? 
S’agit-il d’essayer d’améliorer la gestion administrative ? Ou s’agit-il plutôt de promouvoir le développement ?


Améliorer la gestion administrative ?

Ce premier objectif est en soi louable, mais dans le cas de la Corse il me paraît clair qu’un échelon politique intermédiaire entre la commune et la région – comme on l’a connu avec les conseillers généraux – générerait les mêmes effets, sans doute amplifiés par la nouvelle dimension territoriale, et la création d’une importante cellule administrative au service de ces élus : on verrait alors se créer une série de « super-capurali » territoriaux qui seront par la force des choses préoccupés avant tout de gérer leur clientèle électorale – et ils en auront les moyens. Pas de doute que de nombreux élus locaux verraient dans de telles dispositions l’occasion de structurer leur clan local, le pérenniser et l’insérer dans un clan régional pour maîtriser les ressources possibles.
Accessoirement, on verrait on verrait apparaître une nouvelle couche de fonctionnaires territoriaux – seule solution que savent réaliser la plupart de nos élus corses pour créer des emplois… (Il serait bon un jour de réfléchir sur le taux de fonctionnariat dans la région et sur l’efficacité du système…).


Promouvoir le développement ?

Si le souci de structurer les territoires vient d’une volonté de créer du développement, les schémas créant des pouvoirs locaux issus d’élections classiques est à proscrire absolument, de même que des mini-régions décidées par le haut.
En effet, il est établi par des centaines d’études que le développement d’un territoire ne peut se réaliser et s’amplifier que s’il est initié et contrôlé par des acteurs économiques de base, que s’il répond à une aspiration ressentie et exprimée par la population: la dynamique doit être ascendante et participative.
La prise en compte de ces aspirations, la structuration et l’amplification de ces dynamismes territoriaux est une affaire délicate à mener, et si l’on veut un développement qui ne soit pas seulement économique mais qui prenne en compte la vie sociale et culturelle, la gestion durable du milieu, il faut penser une gestion innovante de la microrégion, avec des mécanismes appropriés de participation : toutes choses qui vont à contre-courant de la conception de la plupart des responsables politiques locaux.

M’étant spécialement intéressé pendant plus de trente ans aux conditions d’émergence du développement territorial, et ayant réuni pendant quinze ans une centaine d’experts méditerranéens (le réseau et groupement européen d'intérêt économique DYNMED) pour échanger les expériences et pouvoir proposer de meilleures approches de terrain, je me permettrai au moins de présenter deux structures ayant eu un impact exceptionnel à l’échelle européenne : les comunità montane italiennes [1] et les programmes Leader européens.
 
[1] "Vers une maitrise du développement rural montagnard en Italie" (INRA, 1983) et "Des microrégions vivantes : les Comunità montane" (INRA et IDIM/Université de Corse, 1983).
 


Le cheminement italien

Avant d’entrer dans la présentation des comunità montane, il parait utile de noter ce fait : pendant la 2e guerre mondiale un rassemblement de leaders de la résistance antifasciste a élaboré un manifeste très détaillé revendiquant l’autonomie de gestion des vallées alpines dans la future Italie : La « Carta di Chivasso  » (19 décembre 1943). Aussi, la constitution italienne de 1947 a-t-elle prévu que « la loi définira des dispositions en faveur des zones de montagne » (art. 44).
Plusieurs lois et décrets ont voulu concrétiser cette volonté [2]. Mais les entités créées n’avaient pas de structures particulières de gestion et donnaient la part belle aux élus locaux « inspirés le plus souvent par des considérations politiques sinon électorales » [3]. Le Docteur Bignami de Cuneo [4] disait : « il était indispensable de démocratiser, d’élargir la base de contrôle de la gestion comme des initiatives et des responsabilités : c’est ce qui a guidé l’élaboration des comunità montane ».

Un grand coup a été marqué avec la loi 1102 de 1971 instituant et généralisant les comunità montane - nouvelles institutions microrégionales de plein exercice [5] - et définissant les « nouvelles normes pour le développement de la montagne ».
L’objectif exprimé dans l’article 1 était de « réaliser une politique générale de rééquilibrage économique et social … en favorisant dans leur structure même la participation des populations à la préparation et l’application des programmes de développement locaux et des projets des divers groupes d’actifs montagnards ».
La loi définit les objectifs généraux, le cadre et les moyens - en insistant sur les plans de développement - la délimitation géographique, leur structure interne, leur rôle foncier, etc…
Elle donne compétence aux régions pour approuver les limites territoriales, les statuts et organisations internes, les critères d’attribution des crédits, les plans de développement.

En fait, par rapport aux structures antérieures, il faut noter deux innovations essentielles qui les caractérisent :
La première est le rôle donné aux représentants des groupes professionnels – agriculteurs, artisans, entreprises – dans la définition des objectifs de développement, l’approbation des plans et le contrôle de leur exécution, en participant le plus souvent aux conseils et même aux exécutifs (Giunte). Autrement dit, on a mis en place des structures de gestion où les acteurs économiques sont partie prenante, à côté des représentants des élus.

La seconde est que la reconnaissance, la faculté opérative de la comunità a été conditionnée à la préparation, l’adoption et la présentation à la Région d’un Plan de Développement quadriennal. Ce plan sera négocié avec la Région, mais il aura eu une gestation particulièrement soignée : des financements avaient été prévus pour les comunità en formation pour effectuer des études préalables (indagini cognoscitivi), à réaliser par des universitaires ou bureaux d’études, avant même la confection des plans quadriennaux, mais quand ces financements tardaient, des giunte des comunità ont souvent fait appel aux universités, et ont même levé des contributions communales pour pouvoir les réaliser au plus tôt.
Ces études-enquêtes devaient mettre en évidence les potentialités économiques mais surtout les groupes d’acteurs ayant des projets en matière de développement. C’est à partir de ces éléments que seront convoqués les représentants de ces corps de métiers pour débattre les propositions pour le Plan, dans des commissions ad hoc.

Sur les bases de cette loi on a assisté à des options assez diverses dans les décrets d’application des régions : les mises en place qui ont suivi, comme l’usage fait de ces instances pour générer le développement, sont assez instructifs.
En fait, la loi de 1971 offrait une structure potentielle aux territoires ayant des handicaps physiques pour engager des actions de développement, mais en exigeant un travail réflexion avec les acteurs économiques et une gestion qui les associent. Dans bien des zones de moyenne montagne les élus n’étaient pas disposés à entrer dans une telle mécanique où ils craignaient de perdre pied, d’être débordés. Aussi les bénéfices en matière de développement ont pu varier considérablement selon les régions :

On peut au moins relever les options extrêmes, notamment celles décidées dans le Nord de l’Italie et celles observées dans le Sud et les îles (dans l’Apennin, au nord de Naples on trouve des situations intermédiaires). Ainsi, au début des années 1980, presque toutes les comunità de l’Arc Alpin en étaient à la confection de leur quatrième plan de développement, tandis que les régions méridionales renâclaient à la mise en place des comunità, sous des prétextes fallacieux : en fait les élus et les organisations mafieuses préféraient en rester aux structures anciennes qu’ils avaient apprivoisées pour orienter les investissements publics à leur guise, et ils rejetaient l’esprit et les formes de gestion des comunità.
On ne s’étonnera pas que les Comunità du nord de l’Italie aient été vite très opérationnelles et aient obtenu d’excellents résultats pendant près de deux décennies, du fait qu’il y avait une forte demande citoyenne en matière de développement, et un suivi attentif de la part des acteurs de base. Un des résultats qui en attestent est que les courbes de dépopulation se sont nettement infléchies et souvent même stabilisées. Ces structures ont cessé de fonctionner quand le pouvoir central a décidé de couper les financements destinés au développement local.

[2] Notamment en 1955 pour instituer les conseils de vallées et les consorzii di Bonifica montana.
[3] Selon le professeur Palavicini de l'Université de Turin.
[4] L’un des animateurs du mouvement revendicatif en faveur des structures de gestion promues en 1971 : les comunità montane.
[5] « Ente di diritto publico ».
 


L’engagement de l’Europe pour le développement local

L’Europe, qui avait mis en place une politique agricole orientée vers une agriculture productiviste à grande échelle – notamment sous l’influence de la puissante FNSEA (syndicat agricole français) - marque une inflexion importante en 1991 en promouvant les programmes Leader dans le but de promouvoir une dynamique de développements équilibrés (pas seulement agricoles) dans les zones rurales en difficulté, par des démarches ascendantes, expérimentales et innovantes de développement local [6].
La Commission européenne a voulu pour cela soutenir directement des initiatives territoriales ayant mis en place une structure locale de gestion autonome associant élus et acteurs locaux du développement - les Groupes d’Action Locale (GAL) - ayant conçu des programmes pluriannuels ouverts à la pluriactivité, la gestion du milieu naturel, et aux stratégies sociales conçues sur place.

Les acteurs locaux constituent le cœur de la démarche Leader. Les plans d’action sont issus de comités de programmation, qui sélectionnent les projets portés par les acteurs des territoires.
On perçoit nettement, dans cette démarche, l’inspiration reçue de l’expérience des comunità montane italiennes, dont on a retenu les conditions de succès. En particulier la constitution des GAL et la confection des programmes de développement étaient possibles même si certains élus communaux ne les appuyaient pas. Du reste, les GAL ne devaient pas avoir une majorité d’élus dans leurs instances de décision et comités exécutifs.
Je ne vais pas présenter ici un bilan de ces programmes Leader diffusés dans toute l’Europe, mais je peux garantir que leur mise en œuvre a été un succès éclatant là où ils ont été soutenus par les régions (les financements européens supposaient une participation en « contrepartie »). Je signalerai seulement qu’en Italie, de même que le Mezzogiorno avait rejeté les Comunità Montane, il a largement boudé les programmes Leader…
J’ajouterai qu’avec le principe d’une démarche ascendante, l’Europe a voulu promouvoir un autre principe complémentaire: celui de « subsidiarité » voulant que chaque échelon assume le maximum de responsabilités de gestion, en partant des territoires et en remontant vers le haut.

[6] Programme d’Initiative Communautaire (PIC) soutenu par le FEADER (Fonds Européen pour l’agriculture et le développement rural) qui jusque-là finançait exclusivement la PAC. Hélas, les syndicats agricoles ont obtenu une réduction considérable de l’enveloppe financière du PIC au profit des subventions agricoles classiques.
 


Quelles leçons pour la Corse ?

Il est clair que l’analyse de ces expériences plaide fortement en faveur de structures territoriales pour concevoir, réaliser et gérer les programmes de développement de ces territoires. Mais il faut examiner de près les mécanismes qui ont contribué au succès et ceux qui les ont enrayés.
Il est significatif que dans les années 1970, tandis que dans tout l’Arc Alpin et le nord de l’Italie fleurissaient d’importants programmes de développement, en Corse un projet de ce type conçu en Castagniccia par A Rustaghja, avec la participation des acteurs économiques et culturels, appuyé par des milliers de citoyens, était violemment contré par une majorité d’élus qui avaient refusé toute collaboration mais qui ont voulu et obtenu in fine la gestion de l’enveloppe budgétaire qui avait été concédée par l’Etat : de fait ils n’en ont consommé qu’un cinquième, mais pas pour des actions de développement [7].

D’autres tentatives ont connu les mêmes entraves et rejets de la part d’élus qui dans leur majorité ne connaissent pas les conditions du développement et ne savent concevoir que des opérations de travaux publics ou autres, pouvant satisfaire des groupes d’électeurs âgés mais pas des acteurs du développement. En Corse aussi, comme dans l’Italie du Sud, on a constaté les mêmes réticences par rapport aux programmes Leader (les très rares qui ont percé étaient très timides et peu soutenus).

Faut-il une autogestion des territoires corses ? Veut-on des microrégions corses avec des capacités de gestion confiées aux seuls élus locaux ? Une chose doit être claire :
Si l’on veut leur développement, il n’y a pas d’autre stratégie sérieuse que celle ascendante et participative engageant les acteurs de terrain, avec une unité de gestion mixte élus-acteurs, et des programmes pluriannuels conçus localement (avec les aides techniques voulues) et négociés avec la région. Pour la définition des limites territoriales, plutôt qu’une décision venue d’en haut, je préférerais qu’on parte d’initiatives et volonté locales, certes négociées, mais pouvant évoluer dans le temps. Une remarque pour finir : l’avantage d’une telle formule est qu’elle peut être décidée au niveau régional et financée sur programmes, sans nécessaire recours à une loi nationale…

[7] Je renvoie au chapitre consacré à cette question dans mon ouvrage Corsica Mia  (en librairie et distribué par Eoliennes).

 

Mardi 26 Septembre 2023
François de Casabianca