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Ripensà a croce incù u filosoffu Benedetto Croce




De tendance libérale, très attaché à la séparation de l'église et de l'Etat, le philosophe et homme politique italien Benedetto Croce (1866-1952) publia en 1942 un bref essai qui fit sensation, intitulé: Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens ». Si la propagande fasciste aux abois l'interpréta comme un revirement et une victoire idéologique, il ne s'agissait pas d'affirmer une foi personnelle mais d'interpréter ce qu'a représenté la "révolution chrétienne" et ce qu'elle implique dans les pays qui l'ont connue. Un texte que notre époque de malaise identitaire invite à à (re)découvrir.



Sant'Antone, Calvi
Sant'Antone, Calvi
Je viens de redécouvrir dans ma bibliothèque, coincé entre les dos épais de la Bible de Jérusalem et de la traduction du Coran par Jacques Berque, un modeste opuscule de 75 pages, mais dont la préface à elle seule n’en fait pas moins que 27 ! Il est intitulé Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » [1] et m’a semblé tout particulièrement résonner en Corse, après ce qu'il faut bien appeler "la regrettable affaire de Quasquara".
Benedetto Croce, son auteur, le publia en 1942 et il n’est pas anodin de citer à ce propos le commentaire du préfacier Jean-Luc Nancy : « il suffit de nous rappeler quelle figure l’Europe montre alors, d’Italie en Allemagne, en France et en Espagne ». Et en le relisant aujourd’hui il m’apparut que, somme toute, ce bref essai était aussi de parfaite actualité pour des raisons politiques.
 

[1] Benedetto Croce, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, Editions Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2010.

Une révolution

Croce y soutient que « le christianisme a été la plus grande révolution que l’humanité ait jamais accomplie : si grande, si complète et si profonde, si féconde de conséquences, si inattendue et si irrésistible dans sa réalisation, qu’on ne s’étonne pas qu’elle ait paru ou qu’elle puisse encore apparaître comme un miracle, une révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les choses humaines qui ont reçu de lui une loi et une orientation complètement nouvelle.

Aucune autre révolution, aucune des plus grandes découvertes qui marquent des époques dans l’histoire humaine ne soutient la comparaison, elles semblent toutes particulières et limitées comparées à elle. Toutes, y compris celles que la Grèce a faites de la poésie, de l’art, de la philosophie, de la liberté politique et Rome du droit : pour ne rien dire des révolutions plus anciennes de l’écriture, des mathématiques, de la science astronomique, de la médecine, et de tout ce que nous devons à l’Orient et à l’Egypte. Et les révolutions et les découvertes qui ont suivi à l’époque moderne – en tant qu’elles ne sont ni particulières ni limitées comme les révolutions de l’Antiquité, mais qu’elles ont concerné tout l’homme, l’âme même de l’homme – ne peuvent être pensées sans la révolution chrétienne, dans une relation de dépendance vis-à-vis de celle à qui revient la primauté parce que l’impulsion originelle a été et reste la sienne.

La raison en est que la religion chrétienne a agi au centre de l’âme, dans la conscience morale et que, en mettant l’accent sur l’intimité et la particularité de la conscience, elle semble presque avoir donné à celle-ci une nouvelle vertu, une nouvelle qualité spirituelle qui avait jusque-là fait défaut à l’humanité. Les hommes, les génies, les héros qui ont précédé le christianisme ont accompli des actions extraordinaires, ils ont créé des œuvres magnifiques et nous ont transmis un immense trésor de formes, de pensées et d’expériences ; mais ce que l’on cherche en eux, tous autant qu’ils sont, c’est ce qui nous unit et nous rend frères, et que seul le christianisme a donné à la vie humaine. 

Une historicité

Mais Croce relativise le processus d’apparition de cette révolution en indiquant que « pourtant, ce n’est pas un miracle qui a fait irruption dans le cours de l’histoire et qui s’y est introduit comme une force transcendante et étrangère ; et ce ne fut pas non plus cet autre miracle, métaphysique, que certains philosophes (surtout Hegel) ont construit quand ils se sont mis à penser l’histoire comme un processus au cours duquel l’esprit acquiert l’une après l’autre ses propres parties constitutives, ses catégories – à un certain stade, la connaissance scientifique ou l’Etat ou la liberté et, avec le christianisme, l’intimité morale – parce que l’esprit est toujours la plénitude de soi-même, et que son histoire, ce sont ses créations, continuelles et infinies, par lesquelles il célèbre l’éternel soi-même. Et de même que ni les Grecs, ni les Romains, ni les Orientaux n’ont introduit dans le monde les formes dont, non sans exagération, on les dit créateurs, mais en vertu desquelles ils n’ont fait que produire les œuvres et les actions par lesquelles ils ont atteint des sommets inconnus auparavant et provoqué des crises solennelles de l’histoire humaine ; de même, la révolution chrétienne a été, elle aussi, un processus historique qui s’inscrit dans le processus historique général comme sa crise la plus solennelle. »

Pour autant, Croce n’élude aucune de questions relatives à ce processus historique, et nous rappelle que « cette nouvelle attitude morale et cette nouvelle idée se sont présentées en partie sous la forme de mythes – le royaume de Dieu, la résurrection des morts, le baptême pour s’y préparer, l’expiation et la rédemption qui effacent les péchés des élus du nouveau royaume, la grâce et la prédestination et ainsi de suite - ; elles sont passées laborieusement de mythes plus grossiers à d’autres mythes plus fins et d’une vérité transparente ; elles se sont embrouillées dans des pensées qui n’étaient pas toujours portées à l’harmonie et elles ont connu des contradictions devant lesquelles elles se sont arrêtées, incertaines et perplexes ; mais elles n’en furent pas moins ce que nous avons brièvement énoncé et que chacun sent résonner en soi quand il prononce intimement le nom de "chrétien" ».   

Il précise, comparant la longue histoire de ce simple mot à « une nouvelle action, une nouvelle idée, une nouvelle création de poésie », et que « si l’on veut [la] comprendre dans son caractère propre et original, on doit [la] distinguer de ces faits étrangers, dépasser ces accidents, ne pas la voir dans ses embarras et ses arrêts, dans ses apories et ses contradictions dans ses errements et ses égarements, mais dans son élan premier et dans sa tension dominante, de même qu’une œuvre de poésie vaut pour ce qu’elle a en soi de poésie et pas pour le non poétique qui s’y mêle ou dont elle s’accompagne, pour les faiblesses que l’on trouve même chez Homère et chez Dante. »

À l’épreuve des Eglises

Mais, s’interrogeant sur l’usage que les Eglises ont fait de ce mot, il allègue qu’«il était également naturel et nécessaire que le processus de formation de la vérité, que le christianisme avait si extraordinairement intensifié et accéléré, s’interrompe à un certain moment, provisoirement, et que la révolution chrétienne marque un temps d’arrêt (un arrêt qui dans l’histoire peut durer chronologiquement des siècles) et qu’elle se donne une forme stable. Et là aussi on a accusé et regretté, et l’on regrette aujourd’hui encore, la chute à partir des hauteurs où l’enthousiasme chrétien opérait, et la fixation, la politisation de la pensée religieuse, l’interruption de son flux, sa solidification qui est comme la mort. Mais la polémique dirigée contre la formation et l’existence de l’Eglise ou des Eglises est aussi peu raisonnable que le serait celle qui vise les universités et les autres écoles où la science, qui est une critique et une autocritique continuelles, cesse d’être telle et est fixée en catéchisme et manuels et où on l’apprend déjà toute prête, que ce soit pour s’en servir à des fins pratiques, ou bien, pour les intelligences bien disposées, comme une matière à garder à l’esprit pour les nouveaux progrès scientifiques à réaliser ou à tenter. »

Croce rappelle alors que « l’Eglise chrétienne catholique a forgé ses dogmes – ne craignant pas de formuler parfois le non-pensable parce que non pleinement résolu dans l’unité de la pensée - , son culte, son système de sacrements, la hiérarchie, la discipline, le patrimoine terrestre, l’économie, la finance, son droit et ses tribunaux et leur jurisprudence, et elle a étudié et pratiqué des accommodements et des transactions avec des besoins qu’elle ne pouvait ni tarir ni laisser libres et sans frein : elle a vaincu le polythéisme païen et les nouveaux adversaires qui lui venaient de l’Orient (d’où elle-même provenait et qu’elle avait surpassé), et ceux qui étaient particulièrement dangereux parce qu’ils possédaient maints traits de sa propre physionomie comme les gnostiques et les manichéens, et elle a reconstruit sur de nouvelles fondations spirituelles l’empire de Rome croulant et écroulé, dont elle a accueilli et conservé la tradition comme celle de toute la culture antique. Et elle a connu une longue période de gloire qu’on a appelé le Moyen-Âge […] pendant laquelle non seulement elle a mené à terme la christianisation et la romanisation des Germains et d’autres barbares, non seulement elle a triomphé des pièges qui lui étaient constamment tendus, […] mais elle a pris parti pour l’exigence morale et religieuse qui domine l’exigence unilatéralement politique et la plie à soi et, en tant que telle, elle a affirmé à juste titre son droit de domination sur le monde entier, quelles que fussent souvent de fait les perversions ou les inversions de ce droit. »

C’est pour cela que, selon Croce, « l’Eglise chrétienne catholique s’est revigorée et réformée silencieusement plusieurs fois, y compris au Moyen-Âge, en s’appuyant sur les esprits chrétiens qui de nouveau flamboyaient spontanément en son sein ou hors de ses rangs et en les faisant servir à son but ; et quand, plus tard, d’abord à cause de la corruption de ses papes, de son clergé et de ses moines, puis à cause du changement de la condition politique générale qui l’avait privée du pouvoir qu’elle exerçait au Moyen-Âge et avait émoussé ses armes spirituelles, et enfin à cause de la nouvelle pensée critique, philosophique et scientifique qui rendait sa scolastique obsolète, elle a failli se perdre, elle s’est réformée une fois encore avec prudence et diplomatie, sauvegardant d’elle-même ce que la prudence et la diplomatie pouvaient garder. »
Croce nous dit, en conclusion de ce chapitre consacré au rôle des Eglises, qu’« il faut considérer comme les continuateurs effectifs de l’œuvre religieuse du christianisme ceux qui, partant de ses idées et en les complétant par la critique et par de nouvelles enquêtes, ont produit des avancées importantes dans la pensée et dans la vie. »

Hors de l’Eglise

« Ce furent donc, poursuit-il dans le chapitre suivant consacré aux chrétiens hors de l’Eglise, « malgré parfois une apparente hostilité au christianisme, les hommes de l’humanisme et de la Renaissance qui ont compris la vertu de la poésie et de l’art et de la politique et de la vie mondaine, en revendiquant sa pleine humanité contre le sur-naturalisme et l’ascétisme médiévaux, et, par certains aspects, parce qu’ils ont donné un sens universel aux doctrines de Paul en les dégageant de leurs références particulières, des espoirs et des attentes de l’époque, ce furent les hommes de la Réforme ; ce furent les austères fondateurs de la science physique et mathématique de la nature, avec les découvertes qui donnèrent de nouveaux moyens à la civilisation humaine ; les champions de la religion naturelle et du droit naturel et de la tolérance, prodrome des conceptions libérales à venir ; les hommes des Lumières et de la raison triomphante, qui ont réformé la vie sociale et politique, en éliminant ce qui restait du féodalisme médiéval et des privilèges médiévaux du clergé et en dissipant d’épaisses ténèbres de superstitions et de préjugés, et en insufflant une nouvelle ardeur et un nouvel enthousiasme pour le bien et le vrai et un esprit chrétien et humanitaire renouvelé ; et, après eux, les révolutionnaires qui, en fait, ont étendu à partir de la France leur influence dans toute l’Europe ; puis les philosophes, qui ont donné une forme critique et spéculative à l’idée de l’Esprit, substituée par le christianisme à l’ancien objectivisme, Vico et Kant et Fichte et Hegel, lesquels, directement ou indirectement, ont inauguré la conception de la réalité comme histoire, concourant à dépasser le radicalisme des encyclopédistes par l’idée du développement, et l’anarchisme abstrait des Jacobins par le libéralisme institutionnel, et leur cosmopolitisme abstrait par le respect et la défense de l’indépendance et de la liberté de toutes les civilisations variées et individualisées des peuples ou, comme on les appela, des nationalités ». 

Depuis la Corse aujourd’hui

Nous voici donc, en cette année où l’idée même d’Europe vacille pendant que l’on célèbre en Corse le tricentenaire de Pasquale Paoli, revenu au cœur de notre histoire et à ce qui fait que, comme le soutint Benedetto Croce en son temps, « nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens ». Mais je récuse aux quelques voix qui, de ci ou de là, se font aujourd’hui entendre pour tenter d’usurper ce beau nom, le droit de le revendiquer et encore moins de s’en emparer, tout simplement parce qu’elles n’en acceptent ni même ne reconnaissent la totalité de l’héritage. Ces mêmes voix contre lesquelles luttait Benedetto Croce en 1942 et qui, elles, ne peuvent vraiment pas se dire chrétiennes.

 
Dimanche 26 Octobre 2025
Tonì Casalonga et Benedetto Croce


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