Robba
 



Robba & ghjustizia, viste da Leonardo Sciascia



À l'heure où la Corse connaît une criminalité de type nouveau, de type mafieux, il est d'autant plus opportun de redécouvrir ou découvrir ce très grand auteur (et aussi homme politique) sicilien que fut Leonardo Sciascia (1921-1987). Bien qu'il fût une grande figure de l'antimafia, certains auteurs et universitaires considèrent qu'il a participé à la mythification de Cosa nostra et d'une "culture mafieuse" à travers ses romans, et il adressa des critiques - parfois très mal perçues - à la législation d'exception. Que ces quelques extraits puissent pousser chacun à approfondir ces questions!



Sicilia ! Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, 1999
Sicilia ! Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, 1999
Cette passion de « l’avoir » qu’est l’amour de la roba, comme disait Giovanni Verga. La roba, qui peut être terre, maison, vaisselle, linge, animaux, provisions, n’est qu’accidentellement source de profit ; on ne l’utilise pas, on la laisse après la mort; elle est liée aux sentiments que l’on porte à la famille, à l’appréhension pour le devenir de la famille et à  la présence de la mort. Plus la richesse augmente, plus augmente la quantité de ce que nous laisserons après la mort, et plus notre mort elle-même augmente et s’amplifie. Le rythme de l’accumulation comme rythme de la mort ; elle est liée aux sentiments que l’on porte à la famille, à l’appréhension pour le devenir de la famille et la présence de la mort. Plus la richesse augmente, plus augmente la quantité de ce que nous laisserons après la mort, et plus notre mort elle-même augmente et s’amplifie. Le rythme de l’accumulation comme rythme de la mort…
Brancati lui aussi s’est penché sur cette appréhension du futur, ce sentiment d’insécurité des Siciliens. Insécurité historique, qui investit les affections et les biens de façon obsessionnelle. Il est courant qu’une banale histoire de mur mitoyen, de voie de passage, passe des mains de l’expert du cadastre à celles de l’expert en balistique – non par avarice sordide, mais par appréhension pour ainsi dire préventive. La terre sous le soleil n’est jamais sûre, les malheurs, ou les voisins, peuvent vous la rogner, mieux vaut la protéger à l’avance, de la même façon qu’il vaut mieux protéger les membres de la famille en les tenant bien au chaud. Que peut-il advenir en effet de quelqu’un qui quitte, même provisoirement, la maison ? Il peut être volé, détroussé, violé, il peut perdre l’honneur et même la vie. Le Sicilien vit l’ensemble de ces sentiments sous les couleurs obsessionnelles de l’appréhension.
 

Produire ?

Paradoxalement on peut dire que seule une grande crise énergétique risquerait d’apporter des ressources à la Sicile en provoquant un retour massif à la terre, le choix d’une économie moins orientée vers l’industrie que vers l’agriculture, et un souci moins de consommer que de produire des choses durables .

Aspiration à la justice

Mais je me suis éloigné de mon sujet, qui était la mentalité du Sicilien. J’étais parti de Cicéron qui a consacré un certain nombre de pages à l’amour de la controverse et du sophisme, qu’il jugeait typiquement siciliens, et je m’étais demandé s’il n’y avait pas au fond une nature éternelle du Sicilien.  Mais je suis en même temps convaincu que l’on ne peut tout expliquer avec la seule nature, et qu’il faut avoir recours aux mécanismes historiques. 
La passion juridique du Sicilien a dû alors se former au cours des siècles, parce qu’il a dû « faire les comptes », comme on dit en Italie, avec une quantité de lois, de données desquelles découlaient des privilèges. La Sicile était devenue la terre où les juridictions (ou forums) privilégiées étaient les plus nombreuses. […] Les conflits entre ces juridictions souvent antagonistes étaient continuels. J’ajoute que lorsque l’Etat tentait de mettre un peu d’ordre dans les usurpations de biens publics, en revendiquant par exemple la priorité de certains domaines, la mesure était comble et le Sicilien ne comprenait plus rien.
Qui s’étonnera qu’un mode de discussion, de litiges, de jurisprudences variées en soit nées, que le Sicilien soit devenu un expert en droits de toutes sortes, et qu’une classe de juristes aguerris se soit constituée dont l’une des principales fonctions a été de diffuser dans les milieux populaires une culture essentiellement juridique ? À l’origine de tout cela, il y a peut-être d’ailleurs l’aspiration à une justice véritable, non formaliste, dont la Mafia n’aura été, après tout, que l’une des expressions.
 
Dimanche 28 Mai 2023
A squadra


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