Ce sont des êtres étranges : des monuments végétaux, mi-arbres mi-rochers, aux silhouettes et aux dimensions sans comparaison avec celles des Chênes verts qui les entourent dans le maquis. Leurs troncs sont souvent éclatés, bosselés, creux, verruqueux ; leur charpente difforme, constituée de ramifications basses et massives prolongées par des tiges épaisses ou, au contraire, confinant parfois à la liane.
Couverts de mousses et de fougères épiphytes, ils peuvent paraître à moitié morts. Même si, derrière leurs formes atypiques, on peut deviner le Châtaignier, l’Olivier, le Peuplier ou le Chêne, ce sont tous des arbres hors du commun. En tous cas, hors de ce qui est devenu notre commun.
Car notre commun, aujourd’hui, au-delà des arbres des parcs et des avenues, bien contenus dans leurs silhouettes archétypales, ce sont les petits arbres des maquis. Autrefois pâturés jusqu’à la dernière feuille, cent fois coupés et recépés, aujourd’hui souvent brûlés jusqu’au cœur du bois : des survivants, des renaissants perpétuels, tordus, rampants, épineux, tellement serrés les uns contre les autres dans cette détresse qui les façonne que la forêt qu’ils forment en devient impénétrable.
Notre fuite vers les villes a effacé les autres arbres : ceux qui accompagnaient la vie quotidienne des villages, nourrissaient les troupeaux, fournissaient à la fois fruits et combustible, ombre et bois.
Qui sont ces arbres-paysans ?
Je ne parle pas, ou pas uniquement, des Oliviers ou des Châtaigniers, ces deux arbres-piliers de la vie quotidienne qui structuraient des vergers spécialisés, dont certains centenaires perdurent malgré l’abandon, l’emmaquisement, les maladies et les incendies. Ni des arbres du circulu, Pommiers, Poiriers, Pruniers ou Figuiers, trop longtemps délaissés, greffés fragiles mourant de vieillesse.
Plus « forestiers », moins visiblement « domestiques » que ces arbres du premier cercle, ce sont des arbres du rughjonu - le saltus corse - : venus dans les interstices des cultures, sur le bord des chemins de liaison, ou dans les anciens confins pastoraux.
Ce sont des Chênes, avant tout, mais aussi des Frênes, des Érables, des Hêtres. Mais l’essence importe moins que la forme particulière que les paysans ont donnée à ces arbres, à travers des pratiques particulières, répétées de génération en génération : des tailles qui raccourcissaient périodiquement l’arbre en lui « coupant la tête ».
Ces tailles étaient moins destinées à contenir la vigueur du végétal qu’à encourager des productions diverses et essentielles à l’économie agropastorale : des nourritures pour les animaux, du combustible pour le fucone, du bois pour les meubles et les constructions. Pratiquées sur le tronc (à au moins deux mètres du sol, hors d’atteinte de la dent du bétail) ou sur les grosses branches, elles réveillaient les bourgeons dormant sous l’écorce et suscitaient des rejets vigoureux au niveau de la coupe : comme un bouquet de tiges porté par une architecture de bois.
Selon les produits recherchés, les tailles se répétaient sur différentes parties de l’arbre tous les 6 ans, tous les 12 ans, tous les 30 ans… Pour produire des architectures végétales les plus productives possibles les paysans sélectionnaient à chaque cycle de taille des branches qu’ils laissaient grossir. Ils arrivaient ainsi à façonner peu à peu des arbres complexes, à tronc court et massif portant de grosses branches horizontales, puis partant de ces branches, des « troncs » secondaires surmontés des rejets issus des coupes cycliques.
Cette figure de style pouvait se répéter, formant un arbre à architecture étagée, capable de produire à chaque cycle de taille de très nombreux rejets : l’arbre devenait alors à lui tout seul comme une jeune forêt aérienne, produisant en abondance un fourrage (les feuilles et les jeunes rameaux) particulièrement nutritif pour les animaux, et donnant en même temps des matières combustibles (les tiges ligneuses) indispensables pour la vie quotidienne.
Pour certains Chênes, le paysan cherchait parfois aussi à booster la production de glands, nourriture de choix pour engraisser les cochons à l’automne. La taille visait alors une couronne plus ouverte, laissant mieux rentrer la lumière pour favoriser les bourgeons floraux, un peu comme on le fait avec les Oliviers. (on retrouve cette façon de tailler dans les parcs à Chênes verts d’Espagne, les dehesas, où l’on produit l’inimitable et très recherché jambon ibérique).
Les paysans qui pratiquent encore ces tailles l’affirment et les chercheurs le confirment : ces arbres sont infiniment plus productifs et plus vigoureux que leurs congénères forestiers, et ils vivent beaucoup plus longtemps. Certains font même l’hypothèse qu’ils résisteraient mieux à la sécheresse que des arbres non taillés.
Qui plus est, ces arbres témoignent d’un ancien génie paysan qui savait se couler dans les dynamiques végétales pour orienter la production de l’arbre vers les besoins de l’Homme et de ses troupeaux.
En France continentale, ces arbres-paysans lentement façonnés et régulièrement taillés étaient désignés par une grande variété de termes locaux : « trognes », « têtards », « queules », ou encore « émondes », « chapoules », « ragosses ». On les appelle aujourd’hui, de façon générique, des trognes.
En langue corse, il n’y avait apparemment pas de substantif dédié, bien qu’on relève une certaine diversité de termes pour les tailles. [1] : scapa, s’il s’agissait d’une décapitation totale de l’arbre, ghjamba si l’on coupait des branches de gros diamètre, frasca pour les petites branches feuillues. On pouvait aussi qualifier les arbres affectés par la pratique qui leur était appliquée : arburu scapatu, l’arbre « décapité », a leccia scapata si c’était un Chêne.
Que sont-ils devenus ?
Mais ceux qui ont résisté émaillent encore le territoire de l’île, et marquent parfois profondément les paysages, comme dans le Ghjunsani : les anciens terroirs agricoles des villages abritent de monumentales trognes de Chêne vert (dont le plus vieux et le plus gros Chêne de l’île, un quasi-millénaire dit-on, à Olmi Cappella), positionnées le long des sentiers ou sur le pourtour des anciennes parcelles de culture.
Plus haut, la forêt située sous le col de Battaglia est presque entièrement constituée de trognes de Chêne blanc. Sous le village de Moltifao, la forêt de Tizzarella, et celle, voisine, qui domine le ruisseau de l’Aiale, sont des forêts de trognes de Chênes verts, qui portent dans leur charpente très caractéristique la marque d’une double fonction nourricière : du fourrage pour les petits ruminants, des glands pour les cochons. Les dernières tailles ne semblent pas remonter à plus de 50 à 70 ans, et les arbres auraient plus de 400 ans.
Dans les Vallerustie, à Carticasi, les trognes de Chêne vert serrées les unes contre les autres construisaient des haies et soutenaient les murets des terrasses ; au croisement des chemins, des trognes plus majestueuses marquaient les limites de propriété. On nous a rapporté que jusqu’à une période pas si éloignée, le fermage des terres était payé en bacini de glands. Ce qui confirme l’importance économique de ces fruits forestiers, au moins pour l’élevage.
Au sud, dans la vallée du Taravu, dans l’Alta Rocca, dans le Valincu, on retrouve dans les champs et le long des chemins ces trognes, de Chêne vert majoritairement, avec les Oléastres greffés et les Pistachiers lentisques.
Délestées de leurs anciennes fonctions domestiques par l’exode rural, ces vieilles trognes sont aujourd’hui dissimulées par le maquis. Leur vigueur autrefois contenue dans les tailles saisonnières éclate en rejets et en réitérations, et leurs bois façonnés par l’agropastoralisme s'entrelacent avec leur nouvelle partie sauvage, flirtent avec les lianes et les oiseaux. Elles sont aussi effacées des mémoires paysannes, et les agriculteurs d’aujourd’hui ont du mal à s’en souvenir.
Pourquoi une telle amnésie ? Dans une culture dominante qui loue la céréale et le tracteur, on pourrait y voir le rejet d’un passé indéniablement difficile, et peut-être honteux, où il fallait monter dans l’arbre pour obtenir la pitance des bêtes.
Pourquoi ces trognes devraient-elles alors nous intéresser ?
Ce sont aussi des arbres de mémoire, ces mémoires à peine tues d'un pays qui n’existe plus. Des arbres qui vibrent encore de toutes ces existences additionnées, Hommes et Bêtes, qui les ont construits au fil du temps, dans un monde qui mariait dans un même geste l'arbre et l’animal et qui tremblait d'abeilles. Dernières traces vivantes d’un ancien monde à portée de souffle, juste là, à côté du présent.
Un patrimoine donc, autant végétal qu’agropastoral, entremêlant de façon originale nature et culture. Une raison suffisante pour les faire mieux connaitre et les protéger.
Mais ces anciennes trognes sont aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, la possibilité de quelque chose de nouveau, le début d’un paysage à réinventer, de gestes à retrouver. Derrière la confusion des entremêlements, derrière l’effacement des mémoires, elles représentent un formidable potentiel d’avenir.
Elles nous suggèrent qu’on pourrait reprendre le maquis pour le rendre à nouveau habitable, pour le réintégrer dans une économie pastorale renouvelée, pour retrouver un environnement boisé qui ne soit pas juste une potentielle bombe incendiaire. Nourrir les bêtes, fournir du combustible « vert » ou des matières fertilisantes, entretenir la vie du sol et sa fertilité, assurer localement un cycle vertueux de l’eau, créer de la biodiversité, procurer de l’ombre aux terres sûrement trop assoiffées de demain : les options sont multiples.
Au-delà des aspects productifs et environnementaux, on peut aussi convoquer autour des trognes des dimensions sociales et culturelles, voire philosophiques : ces êtres d’exception peuvent soutenir des chantiers villageois et participatifs, inspirer des démarches artistiques, ou nous aider à développer de nouveaux imaginaires liés à l’arbre et, au-delà, à renouveler notre attention au vivant.
Certains agriculteurs d’aujourd’hui tentent l’expérience de reprendre des vieilles trognes pour leur redonner leur aspect productif. Avec d’anciens gestes mais de nouveaux outils, qui rendent la vie plus facile, ils recréent des connaissances et des savoir-faire.
D’autres façonnent de nouvelles trognes à partir de ces jeunes Chênes du maquis qui peinent vers la lumière. Des chercheurs, des artistes, des habitants, cherchent ensemble à créer de l’animation territoriale autour des trognes : des sentiers, des expositions, des festivals, des démonstrations.
Certains enfin essayent de créer des ponts entre toutes ces expériences, pour les discuter, les mutualiser, ou les élargir, en prenant soin d’associer tous les acteurs au devenir des territoires. A l’image de ceux qui ont restauré les châtaigneraies et les oliveraies, ces pionniers de l’arbre se saisissent du passé non pas pour le vénérer, le sanctuariser ou l’essentialiser, comme ont trop souvent tendance à le faire les nostalgiques, mais pour en faire du futur : inventer avec l’arbre une nouvelle modernité, fertile et productive, collective et sensible aussi, tissée de commun et empreinte de ces anciennes connivences avec le végétal dont on peine encore à prendre la mesure.
[1] Merci à Pierre Casanova de m’avoir transmis ces informations précieuses.