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A tarra di i cumuni, repenser les communs de Corse



Le terme de commun est la racine de nombreux mots, le radical de nombreuses catégories de pensée qu’elles soient sociale, politique, philosophique ou religieuse dont beaucoup ont marqué et marquent encore le cours de l’histoire des sociétés du siècle dernier et de ce début de siècle : communion, commune, communisme, communautarisme, et aujourd’hui communauté virtuelle, autant de notions, de courants et de pratiques qui se réfèrent, avec des sens différents, au commun, à la chose commune.
L'équipe de Robba interroge la notion de commun dans sa définition première à partir de la Corse et en l’illustrant de faits d’actualité. Il s'en tient aux communs de Corse, ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont devenus et surtout ce qu’ils pourraient devenir à la faveur du renouveau de la pensée consécutive aux multiples crises en cours.



Nikolai Astrup, Digitales
Nikolai Astrup, Digitales
Le commun est aujourd’hui abondamment utilisé - au risque de sa banalisation : tout ou presque semble aujourd’hui être éligible, jusqu’à la redondance - pensons à la communauté de communes - Le risque est grand d’en faire une notion fourre-tout et d’en affaiblir sa portée.
Quel sens doit-on finalement donner aux cortèges de communs qui désigne des catégories aussi diverses que l’eau, le sol, la mer, les montagnes et autres forêts ? Leur prolifération contraste avec la progression de l’individualisme et de la sphère privée. A moins qu’il ne faille précisément voir dans cet usage non maîtrisé de la notion une réaction généreuse face à l’emprise croissante du chacun pour soi et du chacun chez soi ?

Avec Elinor Ostrom

Avant d’aborder le vif du sujet, un éclairage sur l’inscription du concept dans la pensée économique est nécessaire. Le retour des communs s’appuie sur une littérature scientifique de plus en plus fournie qui prend naissance avec les travaux précurseurs, il faudrait dire déclencheurs, de la politologue et économiste Elinor Ostrom.
Première femme (et premier politologue) à avoir reçu, en 1990, le prix Nobel d’économie, Ostrom propose de repenser la propriété à partir de la gouvernance des ressources et de la régulation des usages d’un bien. Elle interroge le statut des ressources et leurs effets sur le bien-être des individus, celui des usagers, qu’ils soient propriétaires ou non propriétaires. L'auteure de "Governing the commons" a produit une théorisation à la fois convaincante et stimulante qui a surpris le landerneau des économistes, dominé par le courant orthodoxe - et très masculin - de la discipline.

Jusqu’ici la théorie économique conduisait à une impasse réputée indépassable : l’usage à plusieurs d’une ressource sans droit de propriété privée ou d’Etat, débouchait immanquablement sur une surexploitation de la ressource. On doit à l’écologue américain Garrett Hardin la publication en 1963 d’un article au titre percutant « La tragédie des communs  ». Cet article princeps publié en 1963 dans la revue Science connaitra un grand succès. Hardin s’appuie sur le cas d’éleveurs qui utilisent les ressources fourragères en libre accès d’une prairie appartenant à la communauté villageoise. Chaque éleveur augmente progressivement et unilatéralement le nombre de brebis. Ce comportement conduit à la ruine la ressource collective. Hardin en conclut que la privatisation foncière constitue la seule gestion durable de la ressource. Cette formulation tragique et sentencieuse a eu valeur d’axiome chaque fois qu’il s’est agi de penser la gestion d’un commun, les forêts, les pêcheries, les sous-sol mais aussi des fréquences radio, des places de parkings ou encore le traitement des déchets.  
A partir d’un travail particulièrement documenté, riches de nombreux exemples extraits de l’histoire et saisis à partir de dynamiques des communautés contemporaines, Ostrom démontre études de cas à l’appui, qu’une autre voie que celle de la propriété privée ou de la propriété d’Etat est non seulement possible mais qu’elle a déjà été pratiquée par de nombreuses communautés dans l’histoire de l’humanité. Les fondements de la gestion des biens communs reposent sur le triptyque : l’existence d’une ressource simple ou complexe, d’une communauté d’usagers et d’un corps de règles, lesquelles sont issues de pratiques de délibération locale et collective.

Terra di u cumunu

Avec A terra di u cumunu, la Corse dispose d’une référence historique qui nourrit un récit positif reçu en héritage. Peu importe dans le cadre de cet article - qui ne fait qu’introduire la notion - si l’origine de ce mode de gestion collective est issue de la révolte paysanne de Sambucucciu d’Alandu décrite par Giovanni della Grossa ou s’il s’agit plus prosaïquement d’un contrôle astucieux effectué à distance par Gênes et la Banque de l’Office de St Georges. Ce qu’il est important de retenir ici c’est que l’usage de ressources collectives était encore effectif il y a seulement quelques années notamment dans les villages. Les nombreux témoignages de ce vécu collectif rapportent que les communs pouvaient être de différentes natures : des pâturages communaux, des forêts, des équipements collectifs comme les ouvrages hydrauliques (cf. Robba), des fours à pain ou encore des moulins à farines de châtaigne et de blé. Le souvenir de ces communs de Corse sont encore très présents dans la mémoire populaire et dans la pensée contemporaine insulaire. Ce dernier point est essentiel puisqu’il offre des prises mémorielles pour raisonner les enjeux auxquels les Corses sont aujourd’hui confrontés.
L’actualité est en effet riche d’exemples qui montrent les enjeux d’une réflexion sur les communs de Corse. Car en fait de commun, il s'agit de rendre compte de la variété des problèmes auxquels nous sommes confrontés et considérer ces modes de gestion dans leur pluralité.

Nous choisissons trois situations faisant cas d’étude pour problématiser la réinvention des communs de corse:
Le 1er concerne les estives du Verdanese des communes de Tavera, Bocognano et Bastelica. Au début de l’été 2018, une piste d’accès pour lutter contre les incendies, piste également empruntée par les bergers pour conduire les animaux en estive, est défoncée à la pelleteuse avec l’intention d’entraver le passage. L’année suivante, les collectivités locales décident de fermer l’accès pour résoudre les conflits d’usage en invoquant plus ou moins distinctement un possible surpâturage et des nuisances faites au « milieu naturel ». Des menaces sont adressées par divers moyens aux utilisateurs de la piste et aux usagers de la montagne et en premier lieu aux bergers. Ce fait divers peut être interprété comme un point de bascule par son retentissement médiatique et par le désarroi exprimé publiquement par les bergers transhumants. Il remet en cause la pratique et l’usage d’un bien commun pastoral au titre de nouvelles utilisations de la montagne. La dimension symbolique est forte tant le pastoralisme est constitutif d’une identité collective revendiquée comme héritage culturel des sociétés agro-sylvo-pastorales. L’opinion, et la mobilisation qui suivront les dégradations pointent une tentative de privatisation de l’estive avec le risque évident d’une transformation d’un écosystème façonné pourtant par l’homme depuis des temps immémoriaux. On le voit, le bien commun est ici menacé par un processus d’accaparement privé lié à l’abandon de l’ancien droit coutumier nécessaire à une gestion collective. En l’espèce et contrairement à ce que nous dit Hardin, c’est la propriété privée qui menace la ressource.

Le 2ème exemple prend pour cadre l’étonnante histoire des paillottes en Corse. Chaque printemps, à la veille de l’ouverture de la saison estivale et malgré le précédent calamiteux de la paillotte « chez Francis  », la légitimité et la légalité du domaine public maritime sont remises en cause. Il arrive même que les « paillotistes » occupants reçoivent un soutien populaire au nom de la libre entreprise et de l’emploi local. La propriété d’Etat n’est plus assimilée ici à la défense de l’intérêt public mais constitue au contraire un espace d’opportunités ouvert aux objectifs privés. Faute d’un cadre de gestion renouvelé, et en vertu d’une utilisation privative, le commun est régulièrement ensablé dans une oscillation entre logique privée et logique d’Etat donnant des décisions variables à la discrétion de la Préfecture.

Le 3ème exemple est plus général, non situé. Il interroge le statut et les conditions d’existence d’une langue minorée comme la langue corse, bien collectif et immatériel s’il en est. On ne peut douter qu’une langue est un bien patrimonial, c’est à dire le produit d’un héritage intergénérationnel qui fonde l’existence d’une communauté. Dans son usage, il ne peut être la propriété formelle d’un Etat ou celle d’une organisation privée. Mais s’agit-il pour autant d’un bien commun ? A la différence du sort que donne Hardin aux communs - rappelez-vous l’appauvrissement inéluctable des pâturages du commun - la « ressource langue » s’enrichit au fur et à mesure que le nombre de locuteurs augmente, il en va ainsi de nombreux biens culturels.

Un cadre à investir, entre Etat et marché

S’agissant de la langue corse, on pressent la pertinence du cadre proposé par Ostrom pour tenter d’enrayer le processus de sa disparition par la réintroduction du fait communautaire. Toute la charge de la transmission est portée actuellement par la capacité variable et contingente de la communauté des locuteurs. Une charge terriblement pesante qui croît en raison de la menace d’extinction et de façon différente selon les vécus : celui perçu comme illégitime par l’apprenant dans un contexte diglossique marqué et celui du locuteur qui, de fait, a la charge de transmettre, en d’autres termes un sacerdoce quotidien qui se transforme quelquefois en culpabilité voire en ressentiment. Dans tous les cas, la principale menace semble bien être l’insécurité généralisée qui enserre la « ressource linguistique ». Dans le cas de la langue corse, la charge d’apprendre et de transmettre n’est soutenue par aucun dispositif normatif et/ou de régulation.
On retrouve avec la langue les ingrédients des communs d’Ostrom : une communauté d’usagers (les locuteurs), une ressource (la langue corse), un corps de règles (une norme linguistique) auquel il faudrait ajouter un dispositif de gouvernance (une académie ouverte). En suivant Ostom, les conditions pour que la langue corse se constitue effectivement en commun suppose l'établissement d’une communauté linguistique en capacité de gérer la ressource. En creux, cela signifie que cette langue pas plus qu’une autre, ne fait « bien commun » au sens d'Ostrom par le simple fait de son enseignement scolaire, ou de recherches universitaires aussi savantes soient-elles.

Pour que ce changement de statut puisse se produire il devient nécessaire de concevoir une assemblée constituée d’usagers de la langue - les locuteurs – en capacité d’orienter ses usages, de maîtriser ses mésusages (au regard de certaines ressources complexes étudiées par Ostrom, la polynomie ne semble pas être un obstacle insurmontable) de façon autonome au regard des ressorts diglossiques (non officialité, incertitudes inhérentes aux pouvoirs normatifs des communautés savantes ou expertes etc.). Si l’on transpose le cadre d’Ostrom au dynamiques linguistiques, une langue est un bien dit « non rival », son partage n’épuise pas la ressource et « non exclusif » car toute personne est en droit de l’apprendre. Enfin, le cadre d’analyse déconstruit de façon formelle l’idée (toujours vivante) selon laquelle la langue corse constitue un facteur de fermeture et ouvre au contraire une promesse de gestion inclusive. Au plus une langue est pratiquée et fait l’objet de délibérations sociales dont il convient de penser les arènes, au plus elle contribue à faire peuple.

La liste des communs qu’il va falloir concevoir, aux côtés de l’Etat, quelquefois sans lui et le plus souvent en dehors du marché est loin de se limiter à ces quelques exemples.  Les changements que l’humanité va devoir affronter compte-tenu du changement radical de nos existences, de nos habitats, des mobilités, de notre alimentation ou encore de nos ressources énergétiques. Dans le cadre des communs, l’innovation se fait, sociale, technique, politique et culturelle. Il nous appartient cependant de faire proliférer les communs sans en perdre la substance. Ceux qu’il faudra gérer collectivement comme l’eau, l’air, les sols. Autant de ressources qui ne peuvent plus être placées sous la seule autorité des Etats et de leur frontière pas plus qu’elles ne peuvent être sous l’emprise de la privatisation et du seul marché.
Pour réduire l’occurrence des échecs qu’elle observe dans la multitude des cas qu’elle étudie, Ostrom préconise de poser des limites qui définissent très précisément la ressource, l’énoncé de règles explicites, une surveillance efficace, un régime de sanctions graduelles pour les contrevenants, des mécanismes de résolution des conflits, une participation étendue à tous les usagers à la gouvernance et une autonomie vis-à-vis des autorités supérieures. Dans cette organisation dotée d’une autorité distribuée qu’Ostrom conçoit comme des « jeux polycentriques », on attend une pratique assurée de la démocratie participative.
Certaines de ces nouvelles autorités dédiées à la gestion d'un commun existent dans le Droit Français.  Pour nos exemples, on peut citer les groupements pastoraux ou les associations foncières pastorales. D'autres appellent à des innovations juridiques ou tout au moins des conceptions nouvelles de l'association. L'instabilité des paillottes Corses démontrent qu'une autre forme de biens est souhaitable entre la propriété privée et le domaine public, entre l'entreprise et l'Etat. Enfin, de quel modèle devrait s'inspirer une académie de la langue corse ouverte aux experts, aux locuteurs et aux institutions ? De la tradition française ou du Rinascimento italien ?

Le fait communautaire est encore trop souvent pensé en France dans les termes des méfaits du communautarisme entendu comme un excès de communauté nocif au rayonnement de la laïcité. Le retour des communs en deçà de l’Etat et au-delà du privé propose une autre vision du commun. Elle évite un choc frontal entre la société et la communauté. Elle peut également éviter le piège d’une laïcité en otage qui fonctionnerait comme la raison morale d’un nationalisme d’Etat.
Les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont sans ambiguïté et la mise en garde est limpide : « le monde devra engager des transformations "rapides" et "sans précédent" ». Les Corses doivent concevoir dans l’urgence non seulement des nouveaux modèles économiques et de gestion des ressources mais également des nouvelles formes d’organisation politique. Nombres de nos compatriotes, jeunes et moins jeunes, corses d’origine et d’adoption s’emploient aujourd’hui à expérimenter de nouvelles manières de produire et d’habiter la Corse. Des initiatives bourgeonnent ici et là en faveur d’une économie de la proximité, de flux circulaires, dans le domaine de l’alimentation, du traitement des déchets… Mais trop encore de nos contemporains demeurent dans le déni.
La réflexion à laquelle nous invite les travaux d’Ostrom sur les communs de Corse fournit un contenu prometteur au débat actuel sur l’autonomie pour peu que ce dernier soit connecté aux grands enjeux territoriaux et planétaires.
 

Indications bibliographiques

Hardin Garrett, The Tragedy of the Commons, revue Science, Vol. 162, No. 3859 (Dec. 13, 1968), pp. 1243-1248 (6 pages).
Ostrom Elinor, Governing the commons, the evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990.
Ostrom Elinor, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Révisé par : Laurent Baechler,| juin 2010 | 301 pages.
 
Dimanche 19 Juin 2022
A squadra


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