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Tourisme-fiction et dystopie




On a souvent eu l'occasion de rappeler le rôle de Kyrn dans l'émergence d'une opinion publique corse capable de regarder sans complaisance les phénomènes sociétaux ou politiques qui marginalisaient les Corses. En septembre 1972, le magazine, alors mensuel, publiait une étrange nouvelle d'anticipation d'Alain Andriuzzi, alors jeune chercheur et apprenti journaliste intitulé "Groupe vert 1995". Présenté comme un texte de "tourisme fiction" , il s'agit d'une véritable dystopie... dont la réalité semble s'être passablement rapprochée.



Axelle de Russé
Axelle de Russé
« —Mesdames et Messieurs, dans quelques instants le commandant posera notre super-Boeing sur l'aéroport international de Bastia-Ville. »

Cette voix trouva écho dans la mémoire d'Armand. Manquait le mot « international », et l'on disait « Bastia-Poretta ». Il est vrai qu'il n'avait pas refait cet atterrissage depuis longtemps. Surtout sur la ligne Montréal-Bastia. L'avion passa au-dessus de l'étang constellé de voiles multicolores tournant dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Un peu brutalement ils se posèrent sur l'une des cinq pistes de l'aéroport international de Bastia-Ville. L'avion s'immobilisa près d'une rampe d'accès automatique identique à celle de New-York. Le guide rappela au micro que les fanions du groupe vert 1995 se trouvaient dans les sacs près des sièges. Armand avait du mal à se plier aux petites contraintes du voyage organisé, mais depuis trois mois il y était préparé.

Lorsqu'il avait décidé de passer ses premières vacances de retraité en Corse, il s'était rendu à l'Agence. Là, après avoir introduit une pièce dans la machine distributrice de dépliants et composé le mot « Corse » sur le pupitre, il eut la surprise de voir s'inscrire la seule possibilité du voyage de groupe. Il se dirigea vers la jeune fille placée derrière la notice « complément d'information ». Elle eut un sourire amusé lorsqu'il exposa son inquiétude. Comment l'idée d'aller en Corse seul pouvait-elle avoir traversé son esprit. Tout était organisé pour des groupes : voyages, séjours, visites. L'on ne pouvait s'y rendre autrement depuis longtemps déjà. La formule qui l'avait conduit à Bastia-Ville s'appelait 1995. Un titre peu original, tous les ans des groupes prenant pour nom leur année. Toutefois, pour une semaine, durée maximum d'un séjour, cette formule était la plus complète.

Un tapis roulant les amena sur quatre rangs vers la sortie. Le guide et son petit fanion vert les précédèrent dans un énorme car à deux étages. Chacun s'installa devant le numéro communiqué au départ, qu'il devait retrouver partout. Très vite ils furent sur l'immense voie rapide longeant une ancienne autoroute où circulaient quelques cars, plus petits. Lorsque les palmiers semblèrent se serrer les uns contre les autres pour ne former qu'une haie, le guide leur annonça qu'ils arrivaient à Bastia-Centre. « — Notre hôtel sera l'Hôtel Marbeuf, du nom du général qui pacifia l'île au dix-huitième siècle... nous ne verrons la vieille ville musée que demain. »

Armand n'entendit pas les autres précisions du guide. Ecrasé de surprise il découvrit Bastia-Centre. La voie rapide se terminait dans un immense échangeur à l'emplacement du quartier de Lupino, détruit après la grande période d'exode des années 1980-1985. A cette époque la Corse s'était vidée de ses derniers occupants. Le car s'engouffra soudain dans un tunnel à plusieurs voies, poursuivit sur la droite et pénétra dans un immense parking souterrain. « — Le parking Saint-Nicolas, le plus grand de Corse », dit le guide.
Le car s’immobilisa dans un box qui semblait lui être réservé. Des trois côtés du parking partaient de petits couloirs. Des enseignes lumineuses placées au-dessus des entrées portaient le nom de la destination. Un hôtel. Ils empruntèrent le couloir « Hôtel Marbeuf » sur un tapis roulant. Un ascenseur les amena dans le hall. Armand comprit pourquoi l'hôtel s'appelait Marbeuf, il était construit à l'emplacement de l'ancien lycée. « — Le dernier de l'île ! » lui glissa le chasseur qui emmenait ses valises. Le bruit de la porte de sa chambre s'amplifia dans son corps mal à l'aise. Il décida de faire quelques pas pour se libérer de cette sorte de poids sur sa poitrine. Dans le hall, le guide lui remit un carnet de tickets apéritifs. Il marcha très vite, longeant le bord de mer. Tout était modifié. Il ne put aller sur le vieux port car on avait placé une énorme grille qui partant de la mer en bloquait totalement l'accès. Il arrêta un homme en livrée.
« — Pourquoi est-ce interdit ? Mais c’est privé monsieur ! Tous les vieux immeubles que l’on n’a pas détruits sont loués par une société finlandaise, surtout aux yachtmen, regardez leurs bateaux… c'est comme qui dirait un port privé. Les gens ont leurs restaurants, leurs dancings, tout quoi ! Vous voyez la route du bord de mer, celle qui contourne la vieille ville musée et qui rejoint l'échangeur... — Oui… — Ils ont eu du mal à la construire dans le temps. Les gens qui vivaient là disaient que ça allait défigurer la citadelle, comme on l'appelait alors. Ils ne pouvaient pas faire autrement parait-il, à cause de la circulation. Aujourd'hui cette route est bien utile aux gens du port, ils peuvent aller rapidement à une plage de sable qui leur est réservée. — Je ne vois pas de barques de pêcheurs ! — On voit bien à votre teint que vous venez d'arriver, ne vous inquiétez pas, vous en verrez dans la vieille ville musée. Bon séjour monsieur ! »

Armand retourna très vite vers le parking Saint-Nicolas. La partie supérieure qu'il avait tellement arpentée était recouverte d'une immense terrasse de café. C'était le seul endroit de Bastia-Centre où l'on pouvait trouver quelque rafraîchissement. Au quatrième étage des restaurants panoramiques. Armand s'étonna auprès d'un garçon de la disparition des monuments. « — Ils posaient un problème pour la répartition équitable entre les compagnies qui avaient acheté les parts aux promoteurs anglais. — Pourquoi a-t-on enlevé les platanes et remplacé les palmiers qui étaient là ? — Les platanes c'est salissant l'automne et l'hiver c'est moche. Les gens qui viennent alors ont droit au même décor que vous qui êtes privilégié. Et puis le promoteur a trouvé que ces palmiers tahitiens ont beaucoup plus d’allure ! »

Le car progressait en silence sur la voie rapide montant à l’assaut de la montagne par les immenses bonds de magnifiques viaducs. Armand n’arrivait pas à s’intéresser aux beautés des cimes comme le voulait le guide qui s’époumonait dans le micro. Les deux heures passées dans la vieille ville musée l’avaient bouleversé. Les ruelles étaient peuplées de groupes bien ordonnés qui se penchaient à la demande des guides pour voir, à travers les portes, des Corses de cire attablés autour d’un pastis fictif. Du linge séchait éternellement aux fenêtres, parfois un drap était posé en travers de la ruelle, imprimé d’une publicité pour une marque de produit solaire.
Parmi les rares immeubles non transformés en hôtels, l’un d’entre eux abritait le musée. Il consistait essentiellement en une exposition de livres, dans leur totalité des guides touristiques. L’on pouvait feuilleter les plus récents. Un groupe, sans doute au terme de son séjour, riait bruyamment devant des images désuètes de forêts sans restoroutes, de plages désertes. Dans un angle, le traditionnel vidéo-souvenir à cassette où tous les musées du monde font défiler, sur un écran, les souvenirs filmés de leurs dernières décennies. Armand regarda les titres. — « Départ du dernier bateau avec voyageurs » —. Il savait depuis la veille que seules étaient désormais transportées sur l’eau les marchandises nécessaires aux ensembles touristiques. Les villages-séjours du bord de mer utilisaient encore les hovercrafts.

« Dernière soirée du dernier cabaret corse » —. Il lui était inutile de voir ce souvenir défiler sur l’écran ovale. Le garçon qui lui servait le hot-club était bien renseigné. — « Elle a eu lieu quelques temps après le départ du dernier bateau avec voyageurs. Comme il n’y avait plus de Corses, les histoires corses, la littérature, bref, toute la culture corse, essentiellement comique, n’intéressait personne. Aussi les promoteurs qui avaient racheté l’affaire l’abandonnèrent. D’ailleurs le quartier où se trouvait ce cabaret devait être rasé pour permettre l’agrandissement du port. »
Une dame poussa un petit cri d’extase et de ravissement. Le guide eut une moue satisfaite. « — Et bien oui, dit-il, le doigt sur la photo, c’est une vieille maison de cette île. Vous pourrez en voir plusieurs dans la réserve où les maisons les plus typiques ont été ramenées. Vous pourrez même y voir quelques authentiques Corses. » Le dépliant signalait que la formule 1995 était une des rares qui proposa la visite de la réserve.

Le bruit lancinant du moteur, la fine vibration de la baie berçaient Armand. Depuis des heures il ressassait ses désillusions, surtout la séance de bronzage collectif à Saint-Florent. Si la formule 1995 était surtout axée sur la découverte, des séances de bronzage étaient prévues. Mais le séjour spécial-bronzage était le seul permettant de bronzer à plein temps. Les groupes au bronzage partiel ne pouvaient le faire qu’à de rares endroits et pendant un temps très limité. Cela suffisait grâce aux excellents conseils du maître bronzeur.
L’hovercraft du village-séjour de Saint-Florent fit rouler quelques grosses vagues qui s’écrasèrent sur le sable. Leur bruit rappela à Armand celui des rouleaux faits par le bateau rouge et noir, mourant contre les rochers déserts où il passait ses dimanches. Toujours soucieux de solitude, son père poussait plus loin sa petite famille lorsqu’une voiture indiquait que le rivage était occupé. S’il arrivait à un pêcheur égaré de passer entre la mer et eux, empressé il s’excusait, et son père, roi d’un instant sur ce promontoire, condescendait sa bienveillance.

Armand s’efforçait de suivre le guide commentant l’arrivée dans la réserve. La journée d’Ajaccio l’avait épuisé. Ce centre d’attractions unique en Europe était magnifique. La chose qui l’étonna le plus fut la disparition du culte Napoléonien. Le guide du Palais du Tourisme, surpris de sa connaissance des vieilles coutumes, lui expliqua comment après plusieurs sondages d’opinion parmi les touristes des différents sites, les promoteurs avaient décidé de transformer la ville.

« — Le nom de Napoléon, d’après le sondage, n’était plus un bon argument publicitaire. Les gens s’étaient lassés des différentes reconstitutions de batailles que l’on faisait alors. On abandonna le festival Napoléon pour un parc d’attractions capable de rivaliser avec les parcs américains. Les promoteurs du parc signalèrent que celui-ci ne pouvait se faire sur l’emplacement déjà obtenu pour la reconstitution des batailles que par la démolition d’une partie de la cité dite "impériale". En effet, on trouvait encore des places avec des statues qu’il était impossible d’intégrer dans le parc. Le groupe suisse qui possédait les terrains préféra alors liquider les vestiges des vieilles évocations ».
Le guide du Palais du Tourisme fit comprendre à Armand qu’il n’était pas seul. « — Cet immeuble est le centre de coordination de l’exploitation rationnelle de la Corse. Des ordinateurs y tournent en permanence, analysant les demandes émanant du monde entier. Chaque village-séjour, chaque centre de vacances possède un ordinateur relié au centre de coordination. Cet immeuble est le seul immeuble administratif de l’île. »

Des hommes en blouse blanche, leur nom gravé sur plastique en guise de pochette, se croisaient silencieusement sur la moquette épaisse. Dans une grande pièce du Palais du Tourisme se trouvaient retracées les différentes étapes de la transformation de l’île. Dans une grande pièce du Palais du Tourisme se trouvaient retracées les différentes étapes de la transformation de l’île.
Le guide leur présenta quelques photos. « — Ici ce sont des implantations isolées des années 70, ici des villages aménagés, ici le transit-club… le stade artisanal. A ce moment-là, ces implantations furent réalisées à titre d’essai, des coûts de production analysés d’années en années en permirent le perfectionnement. Le projet était grandiose et vous appréciez aujourd’hui l’intérêt d’une telle entreprise en passant des vacances inoubliables. » Le groupe s’agita de plaisir. « — Pour préparer les quelques deux cent mille habitants d’alors, c’est-à-dire le dixième de la population qui y séjourne actuellement, on laissa percevoir que seul le tourisme était l’avenir de l’île. Certains se lancèrent même dans cette entreprise. On les laissa faire, ils ne purent aller bien loin. On fit préparer ensuite les voies de communications en construisant des autoroutes partout. Vous les avez aperçues le long des voies rapides. Les Corses étaient heureux de ces modifications, mais ils ne virent pas qu’elles dépassaient largement leurs besoins. Ils réclamèrent même une augmentation massive des transports maritimes et aériens. Les promoteurs étaient on ne peut plus satisfaits de ce courant d’opinion favorable. Lorsque tout fut racheté et aménagé en villages-séjours ou en régions-séjours, les promoteurs revendirent leurs réalisations à des groupes divers. A ce moment-là, le tourisme de masse prit naissance. Les différentes entreprises amenèrent avec elles leur banque, leur poste et même leur police. Les quelques établissements locaux extérieurs aux circuits de distribution furent rachetés, tous les Corses travaillant encore dans les divers services durent quitter les derniers points où ils s’accrochaient encore. Les villes purent alors être remodelées selon les conceptions modernes du loisir suivant leurs anciennes vocations. Ainsi Bastia avait, dit-on, une vocation commerciale, on y fit aboutir les différentes voies de communications, et on améliora le port et l’aéroport international. Les hôtels et le super centre commercial parachevèrent cette vocation. Ajaccio avait une vocation de ville de loisir et de détente, ce fut confirmé par des créations diverses et notamment par ce magnifique parc d’attractions. »

Il montra encore quelques photos retraçant l’aménagement du vieil Ajaccio en centre de vacances. D’abord la destruction des îlots « dits » insalubres — il précisa que cette tactique était employée partout — puis la construction d’un hôtel suivie de la destruction des immeubles environnants après un sondage d’opinion révélant qu’ils nuisaient à la beauté de l’ensemble. La visite se termina devant une cage vitrée. Comme ils avaient été sympathiques, le guide sortit le premier livre — un livre d’or. Il en lut quelques phrases. « — Merci au Génie créateur du Tourisme ». Rires, il remonta dans le temps, 1974, « — L’idée est extraordinaire, j’approuve ! ». Il replaça le livre d’or et souleva l’ouvrage « pour lequel toutes ces choses et bien d’autres encore ont été écrites ». Il leur montra la couverture noire où étaient gravés ces mots en lettres d’or : « Rapport de l’Hudson Institute ».

La voie rapide amorçait une courbe au-dessus de l’autoroute Propriano–Sartène. Ici les ouvrages d’art étaient sensationnels. L’ancienne autoroute elle-même, un chef-d’œuvre d’audace. Des cars y circulaient, assurant les liaisons sur les distances courtes. Les voies rapides permettaient de traverser l’île en peu de temps. « — On peut faire une séance de bronzage à Pino, des courses au super centre commercial de Bastia-Centre, se distraire au parc d’attractions d’Ajaccio et rentrer à Sartène le soir » dit le garçon du restoroute sur l’échangeur de Sartène.

On pensa de faire de cette région « la plus Corse de Corse » en y installant la réserve. « — Chaque entreprise donne une modique part pour son entretien, expliqua le guide, les gens vivant là comme il y a deux siècles ». Le groupe vert 1995 abandonna son car à une centaine de mètres du village. L’autoroute s’arrêtait sur une large place d’où partait un chemin de terre. La façade de la première maison était à demi masquée par des cartes postales, des objets divers. L’admiration fut générale. Un père expliquait à son fils incrédule que des hommes avaient réalisé ce petit panier avec leurs mains. « — Papa, regarde le monsieur de la carte postale ! ». C’était lui en effet, ce beau vieillard en costume noir et large ceinture rouge dont le portrait suintait sur le mur gris.

Quelques personnes étaient attroupées autour du guide. Il donnait des précisions utiles. « Remarquez les toits d’ardoises grises, vous ferez la différence entre les maisons du nord et celles du sud recouvertes de planches le plus souvent. Ces toits gris ont été abandonnés il y a près d’un siècle et totalement remplacés par les promoteurs là où on les trouvait encore. Les touristes, révélèrent les sondages, ne pouvaient imaginer les maisons méditerranéennes sans toits rouges. » Un peu en arrière du groupe, Armand s’attachait à suivre ce vieillard dévalant la ruelle mal pavée. Il le reconnut tout de suite, c’était le dirigeant d’un mouvement régionaliste des années 1965–1980.
Au moment où ils allaient se croiser, un inexplicable réflexe, le besoin d’une secrète libération peut-être, et Armand lui dit très vite : « — Cumu state ? ». Le vieil homme s’arrêta, le fixa et répondit d’une voix nerveuse, « — Je suis désolé monsieur, je n’ai pas le droit de parler corse avec des visiteurs… mais les anciens compatriotes sont rares ici, venez chez moi nous bavarderons un peu ». 

Un rocher en guise de marche et ils pénétrèrent dans une petite pièce sombre. Le vieillard partit à l’assaut de l’étage par un escalier de bois grinçant sa douleur. « — Il est comme moi, lança-t-il, plein de rhumatismes ». Un autre escalier et il était déjà sous le toit. Au milieu de la pièce, ce carré de terre que l’on appelait « fucone ». Les murs noircis semblaient être de bois brûlé tant la couche de suie était épaisse. «
 — Vous prendrez bien un café ?  — Oui, merci… — D’où venez-vous ? — Du Canada. — Du Canada ! Vous êtes parti bien loin ! — J’y suis allé en 1970… —  C’est beau le Canada... Ici aussi la nature était belle avant. Si ça vous intéresse il y a deux professeurs dans une maison voisine. Ils étaient spécialistes dans les temps, c’est pour ça qu’on les a gardés, ils expliquent comment c’était l’arbouse. Moi on m’a gardé parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Comme il leur fallait des authentiques Corses, c’est normal qu’ils aient recueilli le président d’un mouvement régionaliste et surtout le dernier président de l’association des Corses de Corse. Autrement tous ceux qui sont là sont des privilégiés. C’est surtout ceux qui étaient bien avec les promoteurs du début, aussi il y a beaucoup de maires… — Tiens !... — Oui, par exemple ceux d’Ile-Rousse, de Propriano, de Calvi. Ils leur ont bien rendu
service avec leurs ports de plaisance. Avant chacun pouvait venir et jeter une pierre au fond de l’eau, son bateau était à l’abri. Mais lorsqu’ils ont fait les ports de plaisance ce n’était pas le même prix. Seuls les gens à yacht pouvaient payer l’emplacement avec l’eau, l’électricité et tout ça. Or, de yachts il n’en venait pas beaucoup. Les mairies endettées durent céder l’exploitation à une société mieux organisée qui, tout doucement, s’appropria leurs régions. Plus tard les maires ont fait valoir que c’était grâce à eux que l’on pouvait exploiter ces endroits. Les commissions réunies au Palais du Tourisme acceptèrent leurs candidatures pour la réserve. Des exemples comme ceux-là je pourrais vous en citer vingt. Il a ceux qui ont favorisé les sports d’hiver, ceux qui ont vendu les eaux d’Orezza à une grande marque d’eau minérale afin qu’elles ne soient pas exploitées, ceux qui écrasèrent les stations thermales, maintenant il y a des gens qui viennent à Guagno du Japon, et tous ceux qui ont favorisé les implantations.  Les Génois priaient pour que la Corse soit plongée quelques minutes sous l’eau, et bien moi je l’ai vécu ce raz-de-marée, et il a été vraiment efficace… je parle, je parle, mais c’est l’heure de la séance de traite des moutons, vous n’avez pas la caméra ? — Non ».
Il redescendit rapidement, ouvrit une porte mal repeinte : « — Ma chambre, une vraie de vraie, des tréteaux, des planches de sapin, un matelas en feuilles de maïs. La meria est récente, impossible d’en trouver une, tous les gens sont partis avec. Ils auraient mieux fait de les jeter à la gueule des promoteurs. Dans les années 75 les vieilles choses c’était la grande mode, mais c’étaient des choses mortes… comme nos chants. On aurait dû composer des chansons quand ils ont construit les autoroutes pour faire prendre conscience aux gens ? Mais c’était fini, notre culture ne savait plus rien créer, elle était enfermée dans la musique à touristes… »

***************

Le traditionnel appel résonna en plusieurs langues dans l’aéroport international de Bastia-Ville. Armand savait qu’il résonnait pour la dernière fois dans ses tympans. Il avait mal d’être là. Il prenait un risque en venant, celui de mettre sa blessure au fer de ce soleil. Il prenait le risque de l’immense désespoir, de l’immense regret, celui de n’avoir pas uni sa voix à d’autres voix pour que cela ne soit pas.
Le petit fanion vert pendait au bout de son bras, inutile désormais puisque dans quelques instants il retournerait à Montréal, son lieu d’exil. Dans le hall d’arrivée un groupe s’anima. Il agitait de petits fanions noirs. Le dépliant proposait ce séjour de 48 heures, c’était celui des visites aux tombes familiales que pouvaient faire les Corses une fois tous les deux mois s’ils le désiraient. De toute façon, Armand savait que personne ne ferait ce voyage pour lui. Depuis 1989 les cimetières ont fait le plein. Il est désormais interdit aux Corses d’être enterrés en Corse.

Pour en savoir plus

Axelle de Russé
Axelle de Russé
Bastiais né en 1947, Alain Andriuzzi s’investit très jeune dans la vie culturelle en montant avec la troupe des Tréteaux Corses des pièces de Molière, Camus ou Tintin Pasqualini. Ensuite étudiant à Aix-en-Provence, il rédige un mémoire de maîtrise de sciences politiques sur La Révolution de Corse et l’opinion publique européenne. Il enchaîne l’année suivante avec un mémoire de lettres modernes réalisé collectivement avec François Beretti et Lucie Vesperini sur l’étude de la correspondance de Paoli, dirigé par Fernand Ettori. Côté associatif, il participe tout à la fois à la course Paris-Kaboul en 2CV qu’à l’organisation des premières Journées Corses de Corte qui deviendront bientôt l’Università d’Estate.

Imprégné de ses travaux sur la Corse du XVIII° siècle, il s’intéresse à la littérature africaine, dépose un sujet de thèse consacré au lien entre « Théâtre et idéologie dans l’Afrique noire d’expression française ».
En 1973, il part à Madagascar enseigner la littérature française et soutient sa thèse en 1975.
En 1981, il rentre en Corse et reprend le fil de son engagement; il devient animateur d’émissions culturelles sur RCI et publie plusieurs recueils de poésies. Il meurt prématurément en 1992, laissant derrière lui une œuvre où la réflexion sur sa corsitude s’est nourrie au contact des littératures de la négritude et des cadres d’analyse critique de la domination.

 

Merci à Andria Andriuzzi, son fils, de nous avoir confié ce texte.

 
Samedi 26 Juillet 2025
Alain Andriuzzi


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